Les mobilisations antisionistes en cours sur les campus américains, ainsi que leurs imitations dans certaines institutions françaises, prennent des formes spectaculaires. Communier dans la détestation d’Israël semble être à même de réveiller et d’unir les engouements. Sans préjuger des différences entre les deux scènes européenne et américaine l’élan a quelque chose de surprenant. Cela d’autant plus si l’on pense à l’histoire des juifs aux Etats-Unis, et au genre de synthèse qui s’y était réalisée. A ce sujet, nous publions cette semaine le texte de la conférence prononcée par Pierre Birnbaum ce mois-ci précisément à Columbia, qui est maintenant l’épicentre de l’agitation. Dans le prolongement de son livre de 2022, Les larmes de l’histoire : de Kichinev à Pittsburgh (Gallimard, 2022), il revient sur ce qui a autorisé Salo Baron à croire en un exceptionnalisme américain qui mettrait durablement les juifs à l’abri de la persécution, tout en soulignant ce qui, à partir de la seconde moitié du XX° siècle, est venu rappeler le caractère relatif de cette bienheureuse exception. Mais, après le 7 octobre – et alors qu’à l’université même où, avant Birnbaum, Baron et Yerushalmi prenaient la parole, certains soutiennent explicitement le Hamas et appellent à « raser Tel-Aviv » – , il n’est plus question de relativiser le bonheur des juifs américains, mais bien de prendre acte de sa déstabilisation pour interroger les reconfigurations qui s’annoncent. À la suite du diagnostic proposé par Jean-Claude Milner et du témoignage de Daniel Solomon, Pierre Birnbaum vient ainsi apporter sa contribution à notre réflexion sur la situation critique dans laquelle les juifs américains sont actuellement placés.
En écho à cette problématique, nous publions cette semaine un texte se situant à la croisée de la vignette historique, de la critique littéraire et du retour sur la mémoire familiale. Après avoir publié il y a un mois, à l’occasion de la sortie de sa traduction française aux Éditions de l’Antilope, les bonnes feuilles de Motl en Amérique de Sholem-Aleikhem, Mitchell Abidor nous raconte ce que lui évoque, en tant que juif se sentant profondément américain, la lecture de cet extraordinaire conte de l’immigration juive aux États-Unis. Son texte revient sur le long et difficile périple de l’Ancien monde au Nouveau, l’espoir d’une vie sans entraves et l’angoisse d’être refoulés à Ellis Island, l’étonnement des nouveaux arrivants à la découverte de la société américaine et leur acculturation graduelle à celle-ci. Surtout, il rend hommage à l’optimisme à toute épreuve de cette première génération d’immigrants, qui avaient laissé derrière eux le souvenir de l’expérience européenne. Alors que quelque chose de celle-ci semble faire retour de l’autre côté de l’Atlantique, on ne peut s’empêcher d’être saisi par la nostalgie en écoutant cette évocation des promesses de l’Amérique.
Enfin, nous complétons cette semaine le reportage de Gabriel Rom sur les cimetières juifs de Pologne. Après avoir traité de la manière dont le gouvernement conservateur polonais avait entrepris de restaurer et de patrimonialiser certains sites funéraires juifs pour mieux passer sous silence une mémoire chargée de culpabilité, Rom s’attarde dans cette seconde partie sur des phénomènes plus restreints, mais révélateurs d’une évolution des mentalités. Si la politique nazie de destruction des cimetières juifs a été poursuivie après la guerre par la population polonaise, conduisant au vol et à la dispersion des pierres tombales, on assiste en effet depuis quelques années à des initiatives locales de restitutions et de rénovation des sépultures juives. Gabriel Rom s’interroge alors sur ce qui, dans une société polonaise aux prises avec les démons de son passé, peut faire obstacle aux forces du déni et permettre l’émergence d’une mémoire juive dicible.
Bonne lecture !