Etats-Unis : Sur la fin de l’espoir ?

Dans ce texte – tiré d’un conférence donnée début avril à Columbia – Pierre Birnbaum revient sur l’exceptionnalisme américain, dans lequel Salo Baron voyait la promesse d’un bonheur possible pour les juifs, à l’abri de la persécution. Mais, alors qu’on assiste à une flambée de l’antisémitisme aux États-Unis, cet espoir a-t-il toujours du sens ? Fin analyste, Pierre Birnbaum éclaire la manière dont, après le 7 octobre, les angoisses liées à la déstabilisation de la synthèse judéo-américaine viennent reconfigurer les modalités du rapport des juifs américains au pouvoir et à l’État d’Israël.

 

« Leur nouvelle Jérusalem ». Caricature de 1892 du magazine Judge , montrant des Juifs chassés de Russie par la persécution, arrivant à New York en haillons et devenant prospères. Par Grant E. Hamilton, 1862-1926.

 

Pour entamer cette conférence, je souhaite citer une phrase d’une lettre personnelle que m’a envoyée Yosef Yerushalmi en octobre 2002 : « si je suis déprimé, c’est moins pour des raisons personnelles que pour le devenir du peuple juif, pour Israël, pour ce monde de plus en plus malsain dans lequel nous vivons. Je ne vois aucune solution. Il ne s’agit pas seulement de l’antisémitisme, des dangers auxquels fait face Israël, de la menace des guerres. Il s’agit aussi de la désintégration croissante de la culture occidentale dans ce monde post-moderne et multiculturel, même ici à Columbia ».

Vingt-deux années plus tard, les choses ne se sont guère améliorées, au contraire. Peut-on dès lors encore parler d’espoir ?

Dans l’un de ses écrits peu connus datant de 1985, Yosef Yerushalmi ressentait l’urgence de s’interroger sur le bonheur, une dimension négligée selon lui par l’histoire juive. À ses yeux, les historiens avaient tort de se montrer obnubilés seulement par le malheur qu’ils traquent comme une constante à travers les siècles. Il ajoutait, « il est impossible d’analyser l’histoire de l’espoir sans se pencher en même temps sur celle du désespoir »[1]. Espoir et théorie lacrymale de l’histoire étaient donc, pour lui, deux dimensions essentielles de l’histoire juive. En dépit du « désespoir », l’espoir de toucher enfin au bonheur était pour lui de tous les temps : ainsi, autrefois, l’Espagne chrétienne, tout comme plus tard la Pologne, était « un pays d’espoir », car « le mythe du Golden Land et du New Beginning était né bien avant la venue en masse des Juifs en Amérique »[2]. Il craignait que « depuis la Shoah, une grande partie du monde juif construit sa vie collective en fonction de l’obsession de la destruction et de la mort »[3] et il affirmait avec force la nécessité d’une « histoire de l’espoir ».

Cette conclusion prend tout son sens depuis le 7 octobre, depuis que la théorie lacrymale de l’histoire semble ô ! combien à nouveau justifiée aussi bien en Israël qu’en diaspora. L’espoir a-t-il encore un sens au lendemain de ces jours sombres qui étendent toujours davantage le domaine des larmes de l’histoire ? Le 7 octobre met-il un terme à tout espoir et rend-il caduc le modèle de l’alliance verticale aussi bien en Israël qu’en diaspora, une alliance conçue comme fondement d’un espoir juif ? Yerushalmi reconnaissait pourtant, en 2005, que cette alliance était, en diaspora, largement « mythologisée » et posait cette question qui, de nos jours, prend un caractère encore plus tragique : « les Juifs savent que les autorités les plus élevées de l’État peuvent décider délibérément de les détruire. Dans l’esprit des masses juives contemporaines, il n’existe qu’un seul État sur lequel elles peuvent compter, il s’agit de l’État juif, quelles que soient ses imperfections »[4]. Il doutait donc de la détermination des États à protéger leurs citoyens juifs et mettait tous ses espoirs en l’État d’Israël. Cette affirmation conserve-t-elle de nos jours toute sa signification alors que le dissensus idéologique interne et, pire encore, le gigantesque pogrome du 7 octobre accentue la fragilité de l’État hébreu et remet en question dans la diaspora, par ricochet, l’intégration des Juifs à leur propre État ? En diaspora comme en Israël, peut-on faire confiance à l’État alors que l’antisémitisme s’étend des deux côtés de l’Atlantique, tandis qu’en Israël la terreur extrême dévoile la fragilité de l’État hébreu ?

Salo Baron, 1940
La promesse d’un bonheur juif aux États-Unis… et ses limites

Après l’Espagne chrétienne, la Pologne, l’Allemagne ou la France où, à chaque fois au cours de l’histoire, le bonheur s’est brutalement évanoui pour laisser place au malheur juif et justifier la vision de l’histoire lacrymale longtemps combattue par Salo Baron, le maitre de Yosef Yerushalmi, les larmes de l’histoire vont-elles s’étendre aux États-Unis, mettre là aussi un terme au bonheur juif ? Après la Shoah, Salo Baron vit dans les États-Unis le lieu dorénavant unique d’un possible bonheur juif échappant à l’histoire lacrymale. À ses yeux, seul l’exceptionnalisme américain pouvait sauver le bonheur juif, seule cette société pluraliste et libérale, décentralisée, à la Constitution protectrice des droits des individus, de leurs opinions et croyances religieuses échappait à l’histoire lacrymale, au malheur qui hante l’histoire juive. Dorénavant, Baron déifiait la société américaine favorable à l’épanouissement des petites communautés, à une vie locale riche et pacifique, à la coexistence de groupes les plus divers, à la profonde religiosité, à l’accueil, même réticent, des vagues d’immigrants. Là pouvait, selon lui, resurgir l’équivalent des shtetlech d’Europe de l’Est avec leur culture, leur respect des traditions, leur sens de la communauté chantée par tous les grands sociologues américains de l’époque. Aux États-Unis, les Juifs, selon Baron, mènent une vie tranquille dans leurs banlieues, loin du pouvoir, loin de l’État, ils ne suscitent donc aucun antisémitisme proprement politique. Du coup, Baron mit pour la première fois les États-Unis au cœur de l’historiographie juive et incita nombre de ses thésards à travailler sur cette société si exceptionnelle qu’elle serait seule capable d’échapper au malheur juif.

Aux États-Unis, les Juifs peuvent demeurer « une nation dans la nation » contrairement à la logique universaliste et centralisatrice de la Révolution française. Dans cette société éminemment pluraliste, ils ne craignent aucune Inquisition, aucune violence, aucune croisade, aucun pogrome ni aucune menée agressive de la part de leurs voisins, comme en Pologne ou ailleurs.

Une partie essentielle du destin juif se déroule en effet de nos jours sur le sol américain. Dès l’origine, cette société s’est montrée favorable à une riche vie juive autonome et légitime. Le bonheur américain diffère du tout au tout du bonheur français, car la nation française est ancrée dans le catholicisme, mais aussi dans un universalisme, hostiles tous deux au maintien de toute forme de particularismes culturels et religieux autres. Aux États-Unis, l’article VI de la Constitution américaine de 1787 stipule au contraire qu’ « aucun test religieux ne saurait être imposé comme qualification dans l’obtention d’un emploi public aux États-Unis ». L’égalité des croyances religieuses est posée d’emblée comme fondement d’une séparation de l’Église et de l’État qui protège les religions de toute forme d’emprise de l’État. Le discours du président Washington en réponse aux hommages du rabbin Moses Seixas en témoigne, « tous les citoyens bénéficient d’une entière liberté de conscience… le gouvernement des États-Unis refuse toute bigoterie, et ne tolère aucune forme de persécution ». Dans ce sens, les Juifs américains sont d’emblée des citoyens, ils ne doivent pas être régénérés comme en France durant la Révolution française, ils peuvent conserver leurs croyances et leur sociabilité propres, et ne se trouvent pas, comme en France, au cœur de quelconques conflits idéologiques franco-français.

Pour Washington, « que les enfants de la lignée d’Abraham qui œuvrent dans ce pays bénéficient de la bonne volonté des autres habitants, que chacun puisse s’asseoir en toute sécurité sous sa propre vigne et son arbre de figue et que personne ne puisse s’en prendre à eux »[5], une image de l’Ancien Testament (Micah,4 ;4) qui prouve son influence sur les Founding Fathers de la nation américaine. Les Juifs peuvent demeurer « une nation dans la nation » contrairement à la logique universaliste et centralisatrice de la Révolution française. Dans cette société éminemment pluraliste, ils ne craignent aucune Inquisition, aucune violence, aucune croisade, aucun pogrome ni aucune menée agressive de la part de leurs voisins, comme en Pologne ou ailleurs.

Certes, dans de nombreux États, les Juifs ne peuvent accéder jusqu’à la fin du XIXe siècle aux emplis publics éminents, ni même parfois voter. Durant la Guerre civile, des attitudes antisémites se font jour dans les deux camps. Et l’antisémitisme social exclut les Juifs de certains clubs, de certains hôtels ou de plages, tandis que l’Ivy Leage impose des quotas à leur entrée dans les universités les plus prestigieuses. Certes encore, en dépit de la séparation de l’Église et de l’État, le christianisme demeure au cœur de l’espace public, la présence de la croix reste longtemps la règle tout comme les prières dans les écoles liées à un nativisme chrétien intense. En 1903-1905, tandis que le Parlement français votait la loi de séparation de l’Église et de l’État qui instaure la laïcité, aux États-Unis, le juge de la Cour suprême David Breyer proclamait dans une conférence célèbre que « Les États-Unis sont une nation chrétienne »; The Jewish Tribune estimant qu’ « il plantait les graines de l’antisémitisme ». Il fallut attendre la décision Cantwell, en mai 1940, pour que la Cour Suprême impose à tous les États fédérés de respecter le 1er Amendement de la Constitution et le libre exercice de la foi.

Dans leurs romans, Sinclair Lewis et plus récemment Philip Roth ont imaginé une société américaine dominée par l’extrémisme de droite, par des militants nazis qui traquent mortellement les Juifs et les opposants, romans qui heureusement sont demeurés œuvres de pure imagination.

Certes l’antisémitisme social a toujours été présent aux États-Unis, il suffit de lire la saga d’Henry Roth pour prendre la mesure de la force du rejet des Juifs, de l’animosité à leur égard, de la violence physique qui s’est abattue sur tant de jeunes garçons juifs dans les écoles ou les rues des grandes villes. Certes encore, la pendaison de Leo Frank en 1916 remet en question l’exceptionnalisme de la société américaine dans laquelle aucun Juif n’a jusque-là été tué en tant que Juif. Au terme d’une mobilisation antisémite locale déchaînée qui s’alimente des pires clichés de l’antisémitisme européen concernant l’argent des Juifs, leur sexualité débridée, etc., Frank, un propriétaire juif d’usine accusé d’avoir tué une jeune employée blanche est pendu par une milice de bourgeois. Watson, l’éditeur du Jeffersonian qui mène la mobilisation antisémite au nom des races caucasiennes hostiles aux Juifs, à leur richesse qui suscite « une haine universelle à leur encontre comme en Espagne, en France, en Russie, en Pologne, en Hongrie », annonce aux Juifs américains qu’une tempête va se lever aux États-Unis à leur encontre.

Lynchage de Leo Frank, Marietta, Géorgie, 17 août 1915. Carte postale, tirage à la gélatine argentique. Division des estampes et photographies de la Bibliothèque du Congrès

La pendaison de Frank dont le corps est mutilé par une foule en colère est un choc immense, mais ce meurtre reste longtemps unique. Car aucun Juif ne sera plus tard tué lors de l’immense mobilisation antisémite nationale des années trente, quand éclate le pire des antisémitismes politiques, alimenté par les discours du Père Coughlin tandis que se forment des ligues antisémites sur le modèle européen en liaison avec le nazisme allemand. Des foules se rassemblent en criant leur haine des Juifs tandis que défilent les ligues des chemises blanches, des chemises brunes ou encore les militants du Nazi Party. Le Jew Deal, analogue au mythe de la République juive en France ou en Allemagne, suscite un nouvel antisémitisme politique extrême contre Roosevelt et certains de ses conseillers juifs comme Félix Frankfurter, Henry Morgenthau ou encore Louis Brandeis. Dans leurs romans, Sinclair Lewis et plus récemment Philip Roth ont imaginé une société américaine dominée par l’extrémisme de droite, par des militants nazis qui traquent mortellement les Juifs et les opposants, romans qui heureusement sont demeurés œuvres de pure imagination. Plus tard, la Seconde Guerre mondiale suscite aussi le mythe d’une guerre juive pour laquelle se sacrifieraient inutilement les jeunes Américains.

C’est dire que le bonheur juif aux États-Unis est plus que relatif. Il n’empêche qu’à part le meurtre de Leo Frank, il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour voir tant de Juifs assassinés lors d’attentats mortels contre des synagogues et des institutions juives. Cette fois le bonheur juif est définitivement mis à mal, car les attentats se succèdent années après année pour culminer à Pittsburgh. Une extrême droite blanche radicalisée inspirée par les idéologies nazies se livre dorénavant presque chaque année à des attentats mortels en invoquant la suprématie de la race blanche. Admirateurs d’Hitler, ces suprémacistes blancs dénoncent le pouvoir des Juifs qui domineraient l’État. Comme à l’époque du New Deal, l’antisémitisme politique prend une ampleur immense, qui mène cette fois à l’assassinat de plusieurs Juifs. Plusieurs synagogues, en 1957-1958, sont l’objet d’attentats à la bombe, de Charlotte à Miami ou Atlanta : l’un de leurs auteurs, Wallace Allen, est tout comme Rockwell, un admirateur d’Hitler. Il en est de même de Joseph Franklin qui, en 1977, attaque plusieurs synagogues, tuant pour la première fois depuis l’affaire Frank un Juif à Saint-Louis. De nombreux autres meurtres de Juifs se succèdent au nom du nazisme, menés par les militants extrémistes du pouvoir blanc liés au Ku Klux Klan, jusqu’au plus meurtrier, celui de Pittsburgh en 2018. Pour la première fois dans l’histoire américaine, en dehors du meurtre de Frank, des Juifs sont régulièrement assassinés au nom de la dénonciation d’une supposée domination juive de l’État américain. The Turner Diaries, rédigés en 1978 par le néonazi William Pierce, symbolisent cet extrémisme blanc influencé par Hitler qui appelle au meurtre de millions de Juifs à travers le monde, la destruction du Capitole, du Pentagone, le meurtre au nom des Aryens de centaines de milliers de personnes, la déportation de millions de Juifs, les bombes lâchées sur New York et sur Tel-Aviv. Pour Pierce, « Nous sommes dans une guerre mortelle contre les Juifs… Vos jours sont comptés ». Cet antisémitisme spécifiquement politique partagé autrefois en France par Edouard Drumont et en Allemagne par Hitler marque la seconde partie du XXe siècle aux États-Unis.

L’antisémitisme politique se révèle maintenant meurtrier aux États-Unis, comme auparavant en France ou en Allemagne ; il mène à la tentative de coup d’État qui remet en question l’exceptionnalisme américain : les Proud Boys, les Oath Keepers, les porteurs de chemises sur lesquelles on peut lire « Camp Auschwitz » partent à l’assaut de l’État vu comme juif en s’inspirant des théories françaises extrémistes du Grand Remplacement.

En 2009-2010, l’élection de Barack Obama, considéré comme le serviteur du pouvoir juif, relance cet antisémitisme politique. Militants du Ku Klux Klan ou de divers partis nazis, ces extrémistes partagent les idées de Glenn Miller qui, au nom d’Hitler, tue en 2014 plusieurs Juifs et écrit dans ses mémoires : « Vous êtes nés esclaves des Juifs… Aucun membre du Congrès américain, aucun Président ou Vice-Président ne peut être élu s’ils s’opposent aux Juifs… Les Juifs veulent exterminer la race blanche aryenne et l’éliminer de la surface de la terre ».

Dès novembre 2016, l’élection de Donald Trump est accueillie à Washington avec joie par les militants antisémites de l’ultra right qui lancent « Heil Trump ! heil our people, heil victory ! » en faisant le salut nazi. De Charlottesville, quand la foule des militants suprémacistes hurle « Jews will not replace us », au coup d’État contre le Capitole, ce sont ces mêmes militants de l‘extrémisme blanc qui brandissent les Turner Diaries et tentent de prendre l’État pour instaurer un pouvoir blanc aryen remettant profondément en question l’exceptionnalisme américain. Le 27 octobre 2018, aux cris de « Heil Hitler », le massacre de la synagogue Tree of Life – Or à Pittsburgh par Gregory Bowers, un suprémaciste blanc nazi, remet en cause définitivement, par sa violence extrême, l’exceptionnalisme américain.

L’antisémitisme politique se révèle maintenant meurtrier aux États-Unis, comme auparavant en France ou en Allemagne ; il mène à la tentative de coup d’État qui remet en question l’exceptionnalisme américain : les Proud Boys, les Oath Keepers, les porteurs de chemises sur lesquelles on peut lire « Camp Auschwitz » partent à l’assaut de l’État vu comme juif en s’inspirant des théories françaises extrémistes du Grand Remplacement. L’élection du président Joe Biden, qui s’entoure de nombreux ministres et responsables juifs, depuis les Affaires étrangères ou le Trésor jusqu’à des directeurs d’agences comme la CIA ou encore la National Intelligence, aurait pu mener à un redoublement de l’antisémitisme politique. Il semble que, pour l’instant, il n’en soit rien, même si la recherche est balbutiante et n’a pas été vraiment menée. Son action au sommet de l’État en faveur d’Israël pourrait relancer l’antisémitisme politique.

Une autre forme d’antisémitisme se répand de nos jours sur la société américaine qui, pour ne pas être meurtrier, n’en menace pas moins son exceptionnalisme. À la suite de l’affirmative action, du multiculturalisme, de la politique de reconnaissance des identités, les Juifs considérés comme Blancs s’effacent presque de nos jours de l’espace public : encore présents au sommet de l’État, la présence juive s’estompe dans le monde judiciaire, les grandes universités, dans la presse américaine, les institutions culturelles ou encore à Hollywood. Elle recule dramatiquement à tel point que les Juifs n’ont pratiquement plus aucun représentant parmi le personnel politique ou municipal local de New York : un commentateur a ainsi pu écrire récemment que les Juifs sont actuellement « exclus des institutions libérales »[6]. Dans ce sens, la société américaine du XXIe siècle est loin, comme le pensait Yuri Slezkine, d’illustrer dorénavant le triomphe du siècle des Juifs[7].

La déstabilisation du monde juif américain

Enfin, depuis le 7 octobre 2023, l’espoir semble durablement s’évanouir, la violence la plus terrifiante endeuille brutalement Israël, touchant son âme même, tandis que la population de Gaza connaît l’enfer. Et, de la Grande-Bretagne aux États-Unis en passant par la France, nombre de Juifs se trouvent menacés par la montée d’un antisémitisme qui surprend par son radicalisme. Il remet en question la permanence de leur domicile, de leur intégration, suscitant aussi bien des actes que des déclarations incendiaires et accusatrices à la mode colonialiste, faisant des citoyens juifs, ici ou là, les symboles dépassés d’un pouvoir blanc aveugle aux intérêts légitimes des populations exploitées, rompant les liens étroits entre collègues à l’Université, menant à de virulentes polémiques s’exprimant à coup de pétitions rivales, suscitant la peur chez nombre d’étudiants juifs sommés, parfois brutalement, de se dissocier de la politique menée par Israël. Ainsi à l’Université Harvard, en janvier 2024, un groupe d’étudiants juifs a poursuivi leur institution devant le U.S district Court of Massachusetts, en avançant que l’université était devenue « un bastion d’antisémitisme croissant, de haine et de persécution » tandis qu’une « foule de personnes favorables au Hamas défilent dans le campus en lançant des slogans antisémites et appelant à la mort des Juifs »[8].

Le monde juif américain se trouve pris dans un tourbillon inattendu, provenant à la fois de la droite et de la gauche. À droite et à l’extrême droite, de nos jours, on assiste à un « retour de la Swastika » sur le sol américain[9], même si les attentats contre les synagogues et les institutions juives semblent avoir disparu. L’extrême droite ne tue plus de Juifs et semble, probablement à tort, moins menaçante même si elle demeure présente. Dans les valeurs, ce rejet par l’extrême droite touche néanmoins aussi la droite dans son ensemble : un sondage récent publié en 2023 montre que de nos jours « les préjugés antisémites sont davantage partagés par la droite que par la gauche. L’antisémitisme propagé par les blancs nationalistes n’est plus limité à un petit groupe d’extrémistes, mais touche les milieux des jeunes conservateurs »[10]. Dès lors, le monde juif américain se trouve quelque peu déstabilisé par ces expressions de rejet issues de la droite, mais aussi souvent des rangs de la gauche démocrate, son alliée de toujours, par l’explosion des incidents antisémites à travers tout le territoire.

Le monde juif américain voit aussi se mobiliser à son encontre une partie de l’électorat des Arabes-Américains qui se solidarisent avec la lutte des Palestiniens, justifiant souvent leurs actions d’une violence extrême et recourant parfois à une phraséologie antisémite : ainsi, dans le Michigan, État pivot pour les futures élections présidentielles de novembre prochain, les manifestations de solidarité avec le Hamas sont nombreuses et le rejet d’Israël prend parfois des tournures antisémites, telle cette déclaration d’un élu local : « Est-ce que l’Holocauste n’était pas une punition préventive de Dieu contre « le peuple élu » et sa sauvagerie actuelle contre les enfants et les civils palestiniens ? »[11].

Nombre de Juifs se trouvent menacés par la montée d’un antisémitisme qui surprend par son radicalisme. Il remet en question la permanence de leur domicile, de leur intégration, suscitant aussi bien des actes que des déclarations incendiaires et accusatrices.

Face à une telle flambée d’actes et de déclarations antisémites, l’audition des présidentes de trois des plus célèbres universités de l’Ivy League – durant laquelle, en invoquant le Premier amendement, elles ont considéré qu’appeler au génocide des Juifs dépend du contexte – a déclenché des polémiques sans fin, et qui prennent une tournure contestable. Lorsque Claudine Gay, la présidente de Harvard, se voit acculée à la démission, le Big Money juif, les donateurs juifs, sont considérés comme responsables de la campagne hostile à Claudine Gay, ce qui fait presque naitre implicitement une confrontation entre Juifs et Noirs américains.

D’où cette déclaration incendiaire de Cornel West, un ancien professeur à Harvard, « Comme il est triste, mais prévisible, que les mêmes forces qui soutiennent un nettoyage ethnique à Gaza – les Ackman, Blum, Summers et autres – expulsent la première présidente noire de Harvard ! Ce racisme à l’égard des Palestiniens et du peuple noir est indéniable ! … Quand le Big Money dicte la politique universitaire et le pouvoir brutal la politique étrangère, la défaite morale de la démocratie américaine et de la politique éducative est totale ! Mais nous devons rester confiants en notre croyance en la victoire de la Véritable Justice Humaine »[12]. De son côté, Cornell Brooks, professeur à Harvard et ancien président de la National Association for the Advancement of Colored People, estime de son côté que « Nous ne sommes pas capables de parler de l’antisémitisme sans que cette discussion ne soit utilisée comme un argument qui affecte les Noirs américains »[13]. La traditionnelle Black-Jewish alliance construite au temps de la lutte pour les droits civiques se trouve ainsi encore davantage dégradée. Paradoxalement, et à l’encontre des années d’alliance antérieures, elle se noue parfois de nos jours dans des manifestations qui rassemblent militants du Black Lives Matter et partisans du IFNOTNOW dans une virulente critique commune d’Israël considéré comme un État d’apartheid, dans la dénonciation du Juif comme homme blanc colonisateur en ignorant délibérément toute forme d’antisémitisme contemporain aux États-Unis[14].

Permanence et reconfigurations de l’alliance verticale

Dans ce contexte, le président Biden déclenche involontairement une nouvelle polémique qui concerne justement l’alliance verticale. Pour rassurer les Juifs américains, il déclare, lors de la commémoration de Hanouka à laquelle il participe à la Maison-Blanche, « Si Israël n’existait pas, aucun juif de la terre ne serait en sécurité », propos qui prolongent une phrase antérieure dans laquelle il affirmait qu’Israël est « la seule garantie ultime » de la sécurité des Juifs. Comme si Israël seul était le protecteur des Juifs de par le monde, y compris des Juifs américains. Cette déclaration pleine d’empathie à l’égard d’Israël et des Juifs est curieusement interprétée par certains comme relevant de l’antisémitisme, car elle semble détacher les Juifs américains de leur propre État, en rompant cette alliance verticale endogène.

Ainsi, dans le Jewish Daily Forward, Emily Tamkin soutient que seul le président Biden est responsable de la sécurité des millions de Juifs qui vivent aux États-Unis. Elle écrit :

« Je suis une Américaine. Ma sécurité de même que celle de ma famille, ici, aux États-Unis, ne se trouve en rien dépendre d’un dirigeant étranger. Netanyahu n’est pas mon Premier ministre. J’espère que le chef de l’État dans lequel je vis sera le premier à le reconnaitre. Les Juifs participent à la construction de la nation. Et notre sécurité ne peut pas dépendre de l’existence d’un État étranger »[15].

Rabbin Yosef Hayim Yerushalmi (1932-2009) Professeur d’histoire, de culture et de société juives à l’Université de Columbia, poste qu’il a occupé de 1980 à 2008.

C’est dire à quel point nombre de Juifs américains défendent leur intégration à la nation américaine et se considèrent comme des citoyens qui attendent aide et protection de leur État. Dans ce contexte menaçant, ils raniment toujours  cette ancienne alliance verticale – même mythologisée – qui était si chère à Yosef Yerushalmi, en dehors de toutes ses réserves. Cette revendication explicitement intégratrice qui se fait entendre aux États-Unis donne-t-elle naissance à un renouveau du diasporisme ouvertement assumé et impliquant une distanciation à l’égard d’Israël ? Peut-être s’agit-il ainsi d’espérer faire décliner l’antisémitisme dans la société américaine ? Ainsi Alan Wolfe publie un ouvrage intitulé At Home in Exile : Why Diaspora is good for the Jews, tandis qu’au lendemain du 7 Octobre, des voix se font entendre, telle celle du rabbi Shaul Magid, pour affirmer « la nécessité de l’exil »[16] ? À l’écart d’Israël, dans cette perspective, les Juifs américains devraient préférer la marginalité au sein des États-Unis, une marginalité qui favoriserait l’intégration à la société américaine, préviendrait l’antisémitisme, éloignerait les retombées du conflit entre Israël et les Palestiniens et donnerait une nouvelle vigueur à l’alliance verticale. Une telle perspective, encore minoritaire, rend toute sa nécessité à l’alliance verticale avec l’État américain, un diasporisme résolument hostile à toute autre alliance verticale, celle parfois nouée… avec l’État israélien, qui évoque presque l’Opération Shylock imaginée ironiquement par Philip Roth.

L’alliance verticale s’avère donc toujours indispensable dans la protection des citoyens juifs. Quand Chuck Schumer, le chef de la majorité démocrate du Sénat, la personne élue qui a atteint la plus haute fonction politique aux États-Unis, affirme, le 22 mars 2023, qu’il parle en tant que « gardien du peuple d’Israël », en tant que schomer d’Israël, son propre nom étant précisément proche de shomer, il se réfère implicitement à la métaphore de l’alliance verticale à l’intérieur des États-Unis, mais il étend cette responsabilité  à tout le peuple d’Israël, et donc, à Israël en tant que nation, qu’État. Prolongeant cette déclaration, il ajoute qu’il existait avant lui d’autres shomrim, d’autres gardiens, se référant implicitement aux rois et empereurs qui assumaient cette fonction dans l’époque moderne. En France comme aux États-Unis, l’État, qu’il soit fort ou faible, joue pleinement son rôle et condamne sans restriction ces menées antisémites. Mais, en Israël, que se passe-t-il lorsque deux shomrim, l’un extérieur, les États-Unis, et l’autre intérieur, l’État d’Israël, se trouvent responsables de la sécurité de tous les citoyens ? C’est là une situation inédite, et lourde de contradictions.

Étrangement, c’est peut-être en Israël que cette alliance entre l’État et les Juifs se révèle de nos jours fragile et fugace, soumise aux idéologies divergentes des élites de l’État, ce dernier laissant démuni de protection nombre de ses propres citoyens. Que penserait Yerushalmi de ce paradoxe tragique, lui qui s’inquiétait du devenir de l’État des Juifs confronté aux menaces de ses voisins ? Il n’aurait jamais imaginé que la menace la plus tragique puisse venir du déclin interne de l’alliance verticale, que l’État juif puisse se trouver largement incapable, par ses errements idéologiques et ses stratégies électorales, de protéger ses propres citoyens, Juifs ou non juifs. Dès lors se pose la question de la nature de cet État, considéré soit comme un État juif soit comme l’État des Juifs ou encore comme l’État de tous ses citoyens, une interrogation qui reprend la discussion entamée par Yael Tamir dans son livre, Liberal nationalism, laquelle estimait néanmoins que l’État d’Israël ne pouvait devenir un État analogue à l’État français laïc sans perdre son propre ancrage culturel spécifique. Ce sont autant de questions éthiques et normatives qui se posent dramatiquement, autant d’enjeux considérables lorsque le sénateur Schumer ajoute qu’il comprend la dimension idéaliste des jeunes Juifs américains qui se mobilisent en faveur d’un seul État s’étendant à toute la Palestine ! Reste à savoir comment un tel État saura être le shomer de tous ses citoyens, quand on sait à quel point l’histoire est tragique !!!

Étrangement, c’est peut-être en Israël que cette alliance entre l’État et les Juifs se révèle de nos jours fragile et fugace, soumise aux idéologies divergentes des élites de l’État, ce dernier laissant démuni de protection nombre de ses propres citoyens.

Mais depuis le 7 octobre, en Israël, d’une part les défaillances inimaginables de l’État incapable de protéger ses citoyens d’un pogrome infiniment plus important et meurtrier que celui, par exemple, de Kichinev qui hante encore la mémoire des Juifs du monde entier, et, d’autre part, la forte influence d’un messianisme religieux extrémiste peu soucieux de la logique universaliste de l’État, posent, là aussi, en termes nouveaux, la question de l’alliance verticale qui a tant préoccupé Yerushalmi. La question du bon fonctionnement d’un État de droit, d’un État de tous ses citoyens, se trouve posée de manière dramatique à un moment où les violentes dissensions internes persistent à travers une guerre qui menace elle aussi l’existence des citoyens quelle que soit leur culture et leur religion ainsi que le devenir de la nation elle-même.

Yerushalmi, dans l’une de ses dernières conférences, qui plus est prononcée en Allemagne, à Tübingen, en 2005, condamne ce messianisme contraire, à ses yeux, au projet sioniste : « le sionisme a rompu avec la tradition messianique juive, il ne l’a pas éliminée »[17]. Il s’interroge : « Existe-t-il une loi juive, une halakha qui régirait cet État juif ? Non, car cet État tel qu’il existe maintenant n’a jamais été imaginé par la tradition juive »[18]. Yerushalmi n’aurait jamais pu penser que la remise en question de l’alliance verticale, cette fois en Israël, puisse, à nouveau, justifier, en dehors de la diaspora, en dehors de l’Espagne de l’Inquisition ou de l’Allemagne nazie, la vision lacrymale de l’histoire et repousser, ne serait-ce que temporairement, le bonheur qu’il souhaitait tant voir s’épanouir en Israël comme dans la diaspora. Pour lui, en s’éloignant de la vision purement messianique, en admettant que « au cours des évènements les Palestiniens sont devenus une nation et, en tant que tels, ils méritent d’avoir un État souverain à eux »[19], en prenant en compte la reconnaissance de l’État d’Israël par de nombreux pays arabes, « aussi sombre soit la situation, elle peut toujours s’améliorer d’une manière imprévue. Le messianisme n’est pas la seule forme concevable d’espoir humain »[20].

Ainsi se terminait l’une de ses dernières conférences : en dépit de tout, fidèle jusqu’au bout à Salo Baron, Yerushalmi rejetait la conception lacrymale de l’histoire, y compris dans le contexte israélien dramatique de 2005. Il ne connaissait pourtant pas, comme de nos jours, la profonde rupture interne provoquée par le messianisme politique présent au cœur de l’État. Retenons néanmoins sa leçon en souhaitant, aux États-Unis comme partout en diaspora, le retour de l’espoir en dépit, en diaspora, de l’antisémitisme croissant et, en Israël, du pogrome du 7 octobre, de la guerre meurtrière déclenchée par le Hamas, mais aussi du profond dissensus interne et de la flambée de messianisme. Elle prévient toute forme de reconnaissance de l’autre, des Palestiniens, qui s’enferment de plus en plus à leur tour dans une autre forme de messianisme religieux mortifère.


Pierre Birnbaum,  Columbia University, avril 2024

Pierre Birnbaum, professeur émérite de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est spécialiste de l’histoire de la IIIe République et des Juifs d’État. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels ‘Les Fous de la République. Histoire politique des Juifs d’État, de Gambetta à Vichy’ (Fayard, 1992 ; Points, 1994) et ‘Léon Blum. Un portrait (Seuil, 2016 ; ‘Points, 2017). Ses derniers ouvrages : ‘Les larmes de l’histoire : de Kichinev à Pittsburgh’, Gallimard, 2022 et ‘La tentation nationaliste’, Textuel, 2022.

 

Notes

1 Yosef Haim Yerushalmi, “Toward a History of Jewish Hope”, in David Myers and Alexandre Kaye eds, Yosef Hayim Yerushalmi, The Faith of the Fallen Jews. Yosef Hayim Yerushalmi and the Writing of Jewish History, Brandeis University Press, Waltham, 2014. p 303.
2 p 311
3 p 306
4 Yosef Hayim Yerushalmi, “Servants of Kings and Not Servants of Servants: Some Aspects of The Political History of the Jews”, in Yosef Hayim Yerushalmi, The Faith of the Fallen Jews. Yosef Hayim Yerushalmi and the Writing of Jewish History, op.cit, p 268.
5 Ibid
6 Jacob Savage, “The Vanishing. The erasure of Jews from American life”, Table Magazine, 1er mars 2023.
7 Yuri Slezkine, The Jewish Century, Princeton University Press, Princeton, 2004.
8 Voir Judy Maltz, ‘I Find Myself Feeling Quite Scared’: Jews in America Lie Low as Antisemitism Spirals in Wake of Gaza War », Haaretz, 9 nov 2023.
9 Voir Judy Maltz, ‘I Find Myself Feeling Quite Scared’: Jews in America Lie Low as Antisemitism Spirals in Wake of Gaza War », Haaretz, 9 nov 2023
10 Eitan Hirsch and Laura Royden, “Antisemitic attitudes Across the Ideological Spectrum”, Political Research Quaterly, 2023, Vol 76(2), p 709.
11 Judith Perrignon,“À Detroit, les Arabes américains soudés derrière les Palestiniens et en colère contre Joe Biden »,Le Monde, 20 janvier 2024.
12 Message posté sur X, le 3 janvier 2024
13 Judy Maltz, “In America, Black-Jewish relations Feel the Strain in Wake of Harvard President’s Ouster”, Haaretz, 16 janvier 2024.
14 Daniel Begner, “Black and Jewish Activists Have Allied for Decades. What Now?”, New York Times, 23 janvier 2024.
15 Emily Tamkin, Forward, 12 décembre 2023. Voir aussi Brett Wilkins, “U.S demand Biden apologize for linking their safety to Israel”, Common Dreams, 12 déc 2023.
16 Mark Tracy, « Is Israel Part of What it Means to be a Jew?” New York Times, 14 janvier 2024.
17 Yosef Hayim Yerushalmi, Israel, der unerwarte Staat, Mohr Siebeck, Tübingen, 2005, p 34.
18 Idem p 36
19 Idem, p 62
20 Idem, p 72

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