Restaurer pour mieux oublier : la Pologne et ses cimetières juifs (suite et fin)

Dans la suite de son reportage sur la manière dont les cimetières polonais sont devenus au fil des années, avec l’émergence d’une mémoire juive dicible, quoique contestée ou révisée, un enjeu dans la société polonaise, Gabriel Rom s’attarde sur l’histoire des politiques, nazies et polonaises, de destruction des cimetières juifs. Mais il s’étonne aussi devant les initiatives locales visant à les recréer, laissant présager de l’ébauche d’un sentiment de responsabilité historique.

 

Tombe dans le cimetière juif de Słomniki

 

Matan Sheffi, chercheur en histoire juive polonaise, se souvient d’avoir parcouru le cimetière juif de Kielce en compagnie d’un prêtre local et de deux historiens de la ville. Sheffi se rappelle avoir vu quelque chose d’étrange : des pierres tombales vieilles de plusieurs siècles entourées de terre fraîche. C’était un spectacle saisissant : les gens avaient ramené ces pierres tombales d’ailleurs, d’un bout de clôture, d’un bout de route, de leur maison.

« Lorsque les gens voient des pierres de cimetière pillées autour de leur propriété, ils reconnaissent que ces pierres viennent de quelque part – que quelqu’un a pris cette pierre et l’a utilisée à ses propres fins », déclare  Sheffi. « Et cette personne aurait pu être un grand-père, un grand-oncle, un voisin, un ami. »

Presque chaque semaine, un cimetière juif est inauguré quelque part en Pologne, souvent avec des pierres tombales rénovées ou récemment découvertes. Il s’agit généralement de petits événements auxquels assistent une douzaine de militants locaux, peut-être un prêtre ou un maire, et au cours desquels un mur de pierre est érigé ou une petite plaque commémorative est consacrée. Beaucoup sont spontanées, d’autres sont organisées par des groupes tels que la Restauration des Cimetières Juifs de Pologne. L’ancien athlète olympique Dariusz Popiela et son collectif « People, Not Numbers » sont devenus le visage public de ces projets de restauration. En bref, une génération de Polonais commence à adopter un nouveau sentiment de responsabilité historique. 

Les rénovations au coeur d’un renouveau de l’histoire nationale pendant la Seconde Guerre mondiale

La question est de savoir pourquoi les polonais inaugurent de la sorte de nouveaux cimetières juifs. « Les démons », me répond l’Israélien Sheffi. « Pour les Polonais, traiter du sujet juif, c’est traiter des démons. Il s’agit pour les gens d’assumer la responsabilité de l’endroit où ils vivent. » C’est précisément cette histoire qui a conduit Krzysztof Bielawski d’une carrière dans le métier des assurances de voyages à une vie consacrée à l’exhumation de la mémoire juive.

Ruines du cimetière juif de Płaszów, près du camp de concentration de Kraków-Płaszów – Gabriel Rom

Bielawski, aujourd’hui chercheur au musée POLIN de Varsovie, est né dans une ville qui comptait 80 % de Juifs avant la guerre. Mais dans la Pologne communiste de son enfance, les Juifs n’étaient présents que comme objet de plaisanterie. Un après-midi, Bielawski a repéré une tombe juive nichée dans une clôture dans le jardin d’un membre de sa famille. Il savait qu’elle n’appartenait pas à cet endroit, qu’elle avait été volée. Sa présence est restée gravée dans son esprit comme une écharde et l’a conduit sur un chemin qui allait changer sa vie.

Bielawski n’est pas juif.  « Je n’ai pas cette chance », dit-il en plaisantant. Et bien qu’il ait l’apparence d’un universitaire – mince comme un crayon, chauve et à lunettes – il ne se considère pas comme tel. Agent d’assurance voyage de profession, il s’est intéressé à l’histoire juive pendant des décennies et a créé en 2005 un petit site web répertoriant les cimetières juifs de Pologne. À l’âge de 45 ans, il a commencé à apprendre l’hébreu et a décidé de s’inscrire au programme d’études juives de l’université de Varsovie.

Zaglada cmentarzy zydowskich (L’anéantissement des cimetières juifs), le livre de Krzystof Bielawski

Sa thèse a débouché sur un livre provocateur publié en 2020 et intitulé Zaglada cmentarzy zydowskich (L’anéantissement des cimetières juifs), qui répertorie minutieusement la négligence et la dégradation des cimetières juifs en Pologne au cours du siècle dernier. Deux décennies après que l’historien Jan Gross a suscité une douloureuse remise en question des relations polono-juives avec son livre, Bielawski documente une histoire de négligence dans laquelle des centaines de cimetières juifs ont été détruits tout au long du XXe siècle, non pas par les Soviétiques ou les nazis, mais par les Polonais eux-mêmes. Bielawski, l’un des premiers universitaires polonais à avoir mené des recherches approfondies sur la destruction des cimetières juifs, a bouleversé l’historiographie existante en explorant la destruction des cimetières juifs non seulement par les nazis, mais aussi par les Polonais après la Shoah.

Le livre, publié par une organisation dirigée par des catholiques progressistes, a été rapidement épuisé lors de son premier tirage. Il est devenu une référence pour les historiens locaux et les activistes, presque tous non juifs, qui tentent de cartographier et de commémorer les cimetières juifs. Le livre de Bielawski a été utilisé pour prouver aux autorités municipales réticentes l’emplacement de cimetières perdus depuis longtemps.

« Les cimetières permettent aux Polonais de comprendre une chose essentielle, que le livre de Bielawski met en évidence : la destruction des cimetières juifs était intime et locale », explique Sheffi, le chercheur. « On ne peut pas simplement blâmer le gouvernement et on ne peut pas simplement blâmer les Allemands. »

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Pourtant, toute histoire de la destruction de la vie juive en Pologne doit traiter des Allemands.

La destruction des cimetières juifs s’inscrivait dans le cadre d’une vaste campagne nazie visant à mettre le passé juif au service d’un nouveau départ historique. En 1942, l’Institut du Reich pour l’histoire de la nouvelle Allemagne a lancé un projet visant à « sécuriser le matériel historique et anthropologique » des cimetières juifs dans le but de construire une nouvelle historiographie allemande. « En faisant des recherches sur la bataille difficile et finalement victorieuse entre notre nation allemande et l’élément racial étranger qu’est le judaïsme », écrit Volkmar Eichstat, bibliothécaire et bibliographe à l’Institut, « nous comprenons mieux notre propre caractère allemand. Ce faisant, nous augmentons non seulement nos connaissances, mais nous renforçons aussi notre engagement dans la vie nationale. »

Portail dans le cimetière juif de Słomniki- Gabriel Rom

L’historien Alon Confino a qualifié la Shoah de « projet mémoriel nazi » dans lequel un monde sans Juifs était censé marquer une nouvelle époque historique pour la race aryenne. Le fondement de ce récit nazi, affirme Confino dans son livre de 2014 A World Without Jews, était la conviction que la vie juive serait un artefact historique destiné à rappeler aux Allemands l’existence d’un ennemi civilisationnel désormais vaincu. Si le nazisme a été largement compris par les historiens allemands et juifs comme un projet étatique de suprématie raciale, Confino soutient qu’il s’agissait également d’un type de mouvement culturel construit sur un récit du temps – à la fois passé et futur. Sous l’idéologie du régime nazi se cachait un « monde de fantasmes » visant à débarrasser le monde des Juifs. C’est dans ce monde de rêve et d’extermination que le nazisme a trouvé sa raison d’être.

Comme l’a écrit Hannah Arendt, « on ne peut faire ce que l’on veut qu’avec des apatrides. » Contrairement aux cimetières juifs d’Allemagne, ceux de la Pologne occupée par les nazis ne sont pas devenus des objets de commerce ou des sites de « recherche scientifique » nazie sur leur ennemi racial. L’Institut du Reich n’avait aucun intérêt à collecter des objets en Pologne. Au contraire, comme le montre Bielawski, ils ont été anéantis : les maisons pré-enterrées ont été incendiées, les matériaux pillés dans les cimetières ont été expédiés à travers le Reich, tandis que les pierres tombales excavées par les esclaves juifs ont été utilisées pour construire des quartiers d’habitation pour les fonctionnaires SS, une autoroute vers Berlin et un lac artificiel à Rusalka. À Rybnik, les responsables de la Gestapo ont demandé aux Juifs de déterrer des tombes à la recherche d’objets de valeur. Les prisonniers frappaient les squelettes avec des pelles, leur ouvraient le crâne, leur brisaient la mâchoire et leur arrachaient les ponts dentaires. « Ils peuvent effacer complètement notre mémoire, comme si nous n’avions jamais existé », a écrit Isaac Schipper, un éminent historien juif assassiné pendant la Shoah. « Même un chien ne hurlera pas pour nous. »

C’est sur cette histoire que s’ouvre le livre de Bielawski. Et comme il l’affirme, la fin de la guerre « ne doit être considérée comme une césure que formellement » concernant la destruction des cimetières juifs. Dans de nombreux cas, les Polonais ont poursuivi le processus de dévastation des cimetières entamé par l’administration allemande. Dans toute l’Europe, l’assassinat des Juifs a créé des opportunités de vols massifs. La Pologne n’a pas fait exception. « Les Allemands ont permis aux Polonais de voler, et les Soviétiques ont permis aux Polonais de garder ce qu’ils avaient volé », écrit l’historien Timothy Snyder. Pendant et après la guerre, le pillage des cimetières était monnaie courante et s’inscrivait dans le cadre d’un phénomène plus large de vol de biens. « Je ne pense pas qu’il y ait eu une seule personne à Radziłów qui n’ait pas eu des brouettes faites de pierres de cimetière », déclarait un habitant à Bielawski. 

La transformation politique qui a suivi l’effondrement de la République populaire de Pologne en 1989 a entraîné un changement radical dans l’attitude de l’État polonais à l’égard des sites commémoratifs juifs. « Un cimetière reste un lieu tenu en très haute estime, quel que soit son état ou ce qu’il en reste à la surface de la terre », peut-on lire dans une note de service du gouvernement. Ce document constitue un aveu de près d’un demi-siècle de négligence à l’égard des biens et de la mémoire juifs. Ce dégel a coïncidé avec une volonté plus large de la société polonaise de réexaminer la boîte de pandore des relations polono-juives pendant la Seconde Guerre mondiale. Les questions de responsabilité historique ne sont plus rejetées comme de la propagande anti-polonaise et une nouvelle attitude critique à l’égard de l’histoire judéo-polonaise émerge parmi une minorité importante de l’élite intellectuelle du pays.

Les Juifs eux-mêmes ont été réintégrés dans les discussions sur la mémoire juive. Il est frappant de constater qu’après 1989, les premiers groupes juifs de Pologne à se préoccuper des cimetières étaient essentiellement religieux. Les centaines de tombes monumentales juives (ohelim) situées dans toute la Pologne ont été en grande partie construites dans les années 1950 et 1960 par des Hassidim des États-Unis et d’Israël, souvent à l’insu des autorités locales.

Le renouveau de la vie hassidique en Europe a également un rôle à jouer dans cette histoire.

Considérations juives autour de la place des cimetières

Dans la culture juive, il existe deux écoles de pensée, l’une pour laquelle le cimetière, et la mort elle-même, sont marginaux et l’autre pour laquelle ils sont centraux. La Mishna et le Talmud découragent largement la pratique de la visite aux morts, tandis que Maïmonide et le Gaon de Vilna espèrent que les Juifs ne se rendront pas sur les tombes de leurs dirigeants, de peur qu’ils ne soient touchés par des esprits maléfiques. Il n’existe aucune monographie halakhique sur le cimetière, et aucun autre traité n’a été consacré exclusivement à ce sujet dans la littérature juive traditionnelle. Seul un bref chapitre du traité rabbinique mineur Semahot traite du cimetière : « Celui qui pleure trop ses morts pleure en fait pour quelqu’un d’autre. »

Pourtant, les sages sont peu nombreux et les personnes en deuil sont nombreuses. En effet, l’un des éléments les plus actifs du renouveau juif en Pologne est passé presque inaperçu des principales organisations juives polonaises : les voyages de pèlerinage hassidiques. À des centaines de kilomètres des communautés juives les plus proches, des hôtels, des synagogues et des mikvehs sont construits, et d’autres sont en cours de construction. Ces petites communautés juives autonomes existent presque entièrement en dehors du monde institutionnel juif principal du pays. Elles se trouvent à Nowy Sanz, Radomskow, Przyslucha, Lejansk et ailleurs. La communauté juive de Cracovie a commencé à louer des synagogues à des Hassidim, tandis qu’à Lelow – ville natale de David Biederman – les autorités locales ont lancé un festival du Chulent, le plat typique de la cuisine juive ashkénaze, composé d’orge perlé, de pommes de terre, de viande (généralement du bœuf) et de haricots. 

Dans le même temps, les municipalités polonaises considèrent ces visiteurs comme une source potentielle de tourisme, et les liens officiels se développent. Le cimetière est un lieu de rencontre entre les morts et les vivants.

Tombes dans le cimetières de Słomniki – Gabriel Rom

Cette tendance n’est nulle part plus évidente qu’à Przysłucha. Dans un pays qui regorge de sages rabbiniques, le village de Przysłucha jouit d’un statut particulier. Au XIXe siècle, il était le siège de l’influence spirituelle et du pouvoir politique des Juifs du Royaume de Pologne, et ses chefs rabbiniques sont restés une source d’inspiration et d’admiration de Juifs du monde entier. L’école Przysucha (en yiddish : « Pshiskha », prononcé « Pe-shis-kha ») du hassidisme croyait en un service de Dieu qui exigeait à la fois passion et étude analytique. Ayant abrité plusieurs grands rabbins, c’est une ville à la « réalité légendaire », selon les termes de Martin Buber, où les récits et les enseignements des Tzaddikim (sages) de Przysucha se sont propagés à des générations de juifs pieux à travers le monde.

Au regard de la longue durée de la vie juive polonaise, les ohelim (structure ou objet ayant pour but de recouvrir un mort ou un objet)  de Przyslucha sont tout à fait nouveaux. Construits en 1989, après la chute du rideau de fer, lorsque les Juifs ont été autorisés à se rendre librement en Pologne, de nombreux Hassidim se sont précipités à Przyslucha à la recherche des tombes de leurs maîtres. Ce qu’ils ont trouvé, c’est un site stérile : des tombes, mais rien pour les marquer. Les ohelim ont été construits comme des repères sacrés, pour rendre l’oubli à nouveau visible.

Jan Werenc, un charpentier polonais qui vit dans une petite cabane à la périphérie du village, est le gardien des clés de l’une des portes les plus sacrées de la communauté juive d’Europe. Werenc, comme son père avant lui, s’est occupé de l’ohelim de la ville où sont enterrés trois rabbins de Przyslucha. Souffrant d’une maladie, Werenc est contraint de se déplacer en fauteuil roulant. À sa place, une dame âgée du nom de Malgorzarta m’a accompagné jusqu’aux tombes.

L’intimité de l’édifice – trois pierres, quelques petits bancs, une pile de livres de prières et une flamme bleue indiquant l’ascension de l’âme – rappelle l’idée de Martin Buber selon laquelle les grands rabbins « aident même le hassid dans sa mort ; ceux qui sont près de lui à l’heure de sa mort reçoivent une grande illumination ». On peut facilement imaginer des bus remplis de Hassidim venant d’endroits très éloignés et arrivant dans cette petite ville aux premières heures du matin.

« Lorsque les Juifs viennent ici, je les observe », dit Werenc. « Ils chantent, ils dansent, ils allument des bougies. Je vois leur culture. »

Quelques semaines plus tard, dans les rues du centre de Berlin, j’ai rencontré deux jeunes Hassidim qui s’étaient rendus à Przysłucha à de nombreuses reprises. C’était une heure avant le début du shabbat. J’étais un étranger en Allemagne, un pays où je n’étais jamais allé auparavant. Leur présence était, d’une certaine manière, réconfortante et j’ai supposé qu’ils parleraient de Przysłucha sur un ton révérencieux, d’un autre monde.

« Oui, les Polonais vous accueilleront, si vous avez de l’argent », m’a dit l’un d’eux en soufflant la fumée de sa cigarette par les narines. « Sinon, c’est « au revoir ». C’est comme ça que le monde fonctionne. »


Gabriel Rom

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