Il est fascinant de constater à quel point un travail de recherche historique portant sur un événement vieux de plus d’un siècle permet d’éclairer la situation présente et de dégager des ressources pour sa saisie politique. Non que l’histoire se répète telle quelle. Bien au contraire, c’est à cette illusion de permanence, celle que dénote le mythe, que l’historien soucieux de rendre compte de la réalité dans toute sa complexité doit s’affronter. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, l’historien Steven J. Zipperstein revient sur son livre Pogrom. Kichinev ou comment l’Histoire a basculé (Flammarion, 2025) et interroge la manière dont le célèbre pogrom de 1903 a contribué à forger des schémas d’interprétation perdurant jusqu’à aujourd’hui. À travers ce prisme, les enjeux du rapport moderne des juifs à la menace antisémite et à l’éventualité d’organiser leur auto-défense trouvent un éclairage novateur. Il fait toucher les raisons pour lesquelles l’expérience spécifiquement juive de la vulnérabilité et des ressources pour la surmonter s’exprime à l’aide de ce terme, dans les situations d’épreuves aiguës comme fut celle du 7 octobre. Il pose alors une question, que nous avions nous-mêmes dans K. indiquée comme centrale lorsque l’événement se produisit. Qu’implique la survivance d’un mythe de la vulnérabilité absolue, malgré la rupture induite par la création de l’État d’Israël ? Cette persistance est attestée par la manière dont « pogrom » s’est immédiatement offert à la conscience juive contemporaine pour qualifier les massacres de 7 octobre. Mais pour Zipperstein, une politique étatique qui s’oriente ainsi au mythe risque de perdre de vue tant la réalité que sa propre responsabilité. Le constat de cette déconnexion, la conduite de la guerre à Gaza et sa légitimation nous imposent depuis trop longtemps de le poser.
Dans un tout autre registre, celui du témoignage personnel, nous publions un texte de l’écrivain Boris Schumatsky qui fait écho, depuis la situation de la diaspora, à la problématique soulignée par Zipperstein. Là où le sentiment de sécurité juif n’est pas soutenu par un État souverain et puissant, la recrudescence de l’antisémitisme sous ses formes contemporaines vient en effet réactiver une mémoire traumatique qui ne passe pas, et qui s’éprouve d’abord dans l’isolement d’une subjectivité…
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Dans Pogrom. Kichinev ou comment l'Histoire a basculé, paru en français aux Éditions Flammarion, Steven J. Zipperstein revient sur le massacre de Kichinev en 1903, événement local devenu traumatisme global dans la conscience juive moderne. Plus qu’un simple récit de violence, son enquête dévoile comment ce pogrom – largement médiatisé, interprété, mythifié – a infléchi l’histoire juive contemporaine : il a nourri l’essor du sionisme, suscité une mobilisation mondiale, inspiré la littérature et la presse, et forgé un paradigme durable de la vulnérabilité juive.
L’antisémitisme, celui qui traîne dans l’atmosphère contemporaine jusqu’à la rendre irrespirable, est d’abord une affaire de signes que l’on apprend à repérer. Signes à déchiffrer, donc, mais qui, pour ceux qui ont de la mémoire, apparaissent nimbés du funeste halo de l’évidence. Le témoignage que Boris Schumatsky nous livre dans ce texte vient nous rappeler que ce monde saturé de signes inquiétants peut nous faire suffoquer : il nous interroge alors sur le sens du combat qu’il est possible d’y mener.
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Depuis l’attaque du 7 octobre et la guerre que mène Israël à Gaza, le mot « génocide » s’est imposé comme pierre de touche du débat public. Symbole d’un engagement intransigeant pour les uns, il ne relève plus du droit, mais d’un impératif moral absolu. Matthew Bolton analyse dans ce texte le glissement de ce terme — d’accusation juridique à condamnation ontologique — et montre comment son usage, nourri par la théorie du « colonialisme de peuplement », conduit à se couper de toute possibilité d’agir politiquement sur la guerre de destruction à Gaza menée par le gouvernement Netanyahu. Car en posant qu’Israël actualise une logique d’annihilation intrinsèque à son existence même, l’équation « Israël = génocide » devient l’axiome d’une idéologie qui réfute par principe tout issue politique au conflit.
Pour garder présent à notre mémoire le grand historien Pierre Nora, qui vient de nous quitter lundi 2 juin, nous donnons à lire un texte qui interroge l’écho entre le projet des Lieux de mémoire de Nora et Zakhor de Yerushalmi. Deux rapports à la mémoire foncièrement distincts, voire opposés, qui pourtant dessinent tous deux la question de l’Émancipation des juifs dans la nation moderne, et de ce qui persiste de leur conscience historique lorsque la République ne tient pas ses promesses.
En février 2024, Gabriel Abensour ouvrait dans K. un débat sur l’état du franco-judaïsme contemporain, déplorant sa tiédeur et l’oubli de ses héritages spirituels. Après David Haziza et Julien Darmon, c’est au tour de Jérémie Haddad d’émettre une critique amicale du diagnostic proposé. Regrettera-t-on vraiment une époque révolue, quand le présent abonde de signes de la vitalité d’un judaïsme français qui sait témoigner de sa spécificité par rapport aux mondes anglo-saxons et israéliens ?
Alors que la situation à Gaza s’aggrave et que le débat politique israélien se radicalise toujours plus, tout projet de solution au conflit israélo-palestinien semble décalé. Pourtant, nombreux sont ceux qui préparent l’avenir. Un projet politique, A Land for All – Two States, One Homeland mérite une attention particulière. Il propose deux États souverains liés par une confédération, reconnaissant chacun les légitimités nationales de l’autre, et organisant la coexistence sur toute la terre disputée. Dans un contexte marqué par l’impasse militaire, la fatigue démocratique et la montée des lectures antisionistes en Europe, y compris de ce projet, que penser d’une telle construction utopique ?
Journaliste israélien, ancien reporter pour Yediot Aharonot et Haaretz, Meron Rapoport a cofondé avec le Palestinien Awni Al-Mashni l’initiative A Land for All [une terre pour tous], qui propose une solution inédite au conflit israélo-palestinien : deux États pleinement souverains, mais liés par une confédération, Jérusalem pour capitale partagée, une frontière ouverte, et un droit au retour négocié des deux parts. Dans cet entretien, Rapoport revient sur son parcours personnel, sur sa rupture avec le paradigme de la séparation, et sur la nécessité de penser, à rebours des logiques d’exclusion, un avenir fondé sur le partage, la réciprocité et la démocratie.
Milena Jesenská fut bien plus que la simple héroïne de la correspondance passionnée qu’elle eût avec Kafka : journaliste brillante, femme libre et engagée – devenue ‘Juste parmi les nations’ en 1994. Par son intelligence et sa force de caractère, elle captivait Kafka, à qui elle inspira certaines de ses plus belles lettres. Comme elle captiva Margarete Buber-Neumann, avec qui elle fut déportée à Ravensbrück et qui lui consacra un splendide livre-portrait. Christine Lecerf, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la mort de Milena, témoignait de son admiration pour la femme que Kafka disait vouloir « [emporter] dans ses bras hors du monde ».
Lors de la remise du Prix Primo Levi 2025 à Gênes, le grand écrivain américain Jonathan Safran Foer a livré un discours puissant sur la mémoire, la responsabilité et l’indifférence contemporaine. Dans une filiation revendiquée avec la pensée de Levi, il y évoque Gaza, appelle à rester moralement éveillés face aux souffrances du monde, à faire du trouble non pas une faiblesse mais une force éthique – et à ne pas se transformer en ombre…
Alors que la Suède célèbre 250 ans de vie juive, les réactions au massacre du 7 octobre, la guerre à Gaza et le ton des discours dans le débat public sont autant de raisons de s’inquiéter de l’antisémitisme prévalant dans le pays. Mais quelle est l’ampleur réelle de ce fléau, quel est son impact sur la communauté juive de Suède et comment les autorités y font-elles face ? En replaçant ces questions dans un contexte historique plus large, l’enquête de David Stavrou, que nous publions dans le cadre de notre partenariat avec la DILCRAH, tente de répondre à ces questions.
Le 18 avril dernier paraissait aux Éditions Ithaque la traduction du fascinant Freud une biographie intellectuelle de Joel Whitebook, qui se propose de rendre compte de la trajectoire du fondateur de la psychanalyse en nouant ses drames subjectifs aux coordonnées socio-culturelles où ils prennent place. Après en avoir il y a trois ans publié un extrait concernant la dualité du rapport à la mère chez Freud, K. a sélectionné à l’occasion de cette sortie française un passage qui aborde un thème majeur du livre : le lien intrinsèque entre psychanalyse et judaïsme, revendiqué à partir de la tradition iconoclaste du mosaïsme par ce « Juif impie ».
Dans « Des sadiques au cœur pur. Sur l’antisionisme contemporain », (Éditions Hermann, 2025), le philosophe Gérard Bensussan analyse les mutations idéologiques de l’antisionisme actuel. Dans cet extrait que l’auteur et l’éditeur nous ont autorisés à publier, se déploie, à l’ombre du 7 octobre, une réflexion qui interroge la souffrance palestinienne, entre responsabilité éthique et lucidité politique.

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