#97 / Edito

Karl Kraus a fait de sa vie une affaire publique et fait des affaires publiques le souci de sa vie, son existence se résumant à ses prises de position, auxquelles il donna une forme pamphlétaire et satirique à nulle autre pareille. Ce fut une star de la vie intellectuelle dans l’Europe du début du XXe siècle. En 1899, il fonde à Vienne Le Flambeau, un journal dont il devient, en 1911, l’unique financier, éditeur et auteur. Cette solitude était pour lui le moyen de se créer un espace de parole critique absolument libre, radical et souverain. Mais, après que Hitler ait été nommé chancelier du Reich – le 30 janvier 1933, il y a quatre-vingt-dix ans cette semaine –, il écrivit cette phrase restée fameuse : « Je n’ai rien à dire sur Hitler ». Rien à dire, Karl Kraus ? Comment comprendre que cet essayiste-là soit resté muet face à l’arrivée au pouvoir du nazisme ? Julia Christ rouvre le dossier sur ce silence qui, comme elle le rappelle, avait intensément surpris et préoccupé le monde intellectuel autrichien, germanophone et plus largement européen. Mais sa réflexion sur la position de Karl Kraus, qui se donne à lire aussi comme un fascinant portrait de la figure complexe que fut l’essayiste viennois, la mène jusqu’à aujourd’hui, sur ce qui se dit et ne se dit pas – ou mal ou pas encore – à propos d’Hitler dans notre Europe contemporaine. 

Depuis les dernières élections israéliennes et la formation du nouveau gouvernement, la mobilisation des opposants n’a cessé de croître. Elle a atteint 130 000 personnes en Israël la semaine dernière, et les pétitions se multiplient dans le pays. Un regard israélien qui vient à l’appui de cette opposition s’exprime cette semaine dans K. Le grand historien des religions Guy Stroumsa, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, intervient ici pour nous dire comment l’État d’Israël est parvenu à une telle situation, et ce qui se joue exactement dans la polarisation à laquelle nous assistons.

Enfin, nous republions le beau texte de Maxime Decout sur Albert Cohen, romancier hors-norme, auteur d’une somme qui, de Solal en 1930 aux Valeureux en 1969, en passant par Mangeclous (1938) et Belle du seigneur (1968), doit s’appréhender comme une vaste fresque, une unique tempête de lyrisme et de fulgurances narratives où le comique et le tragique s’empoignent dans un jeu virtuose et foisonnant qui place à l’un de ses multiples centres une réflexion unique sur le destin juif. « Albert Cohen, romancier de la totalité » selon Maxime Decout.

La semaine dernière, dix jours après que nous publiions la traduction inédite en français de son texte sur Vilnius, Grigory Kanovich, l’écrivain lituanien de langue russe, est mort en Israël à l’âge de 94 ans. Nous avions également publié l’été dernier, sous la forme d’un feuilleton en plusieurs épisodes, sa longue nouvelle « Pauvre Rothschild ». Nous adressons nos condoléances à sa famille, qui nous a aidés pour faire paraître dans K. quelques textes de cet écrivain important que nous sommes heureux d’avoir contribué à faire connaitre en France.

Le 30 janvier 1933, il y a quatre-vingt-dix ans cette semaine, Hitler était nommé chancelier du Reich. Face à cet événement l’Europe entière attendait qu’une personne prenne la parole : Karl Kraus, juif viennois, pamphlétaire radical et polémiste universellement redouté qui avait fondé en 1899 Le Flambeau, journal dont il fut le rédacteur unique à partir de 1911 et aux flèches duquel peu de ses contemporains ont échappé. Or, Karl Kraus refuse de parler. Au lieu de commenter « l’événement » il s’acharne à faire comprendre à tous ceux qui veulent « en parler » pourquoi il n’y a plus rien à dire. Julia Christ revient sur le silence de celui qui jusque-là avait toujours trouvé quelque chose à dire et rend compte de sa signification pour l’histoire de l’Europe.

Historien des religions à l’Université hébraïque de Jérusalem, Guy G. Stroumsa revient sur la nouvelle situation politique en Israël après les grandes manifestations de ces derniers jours. Il insiste sur les dimensions religieuses du problème et les difficultés auxquelles l’histoire du sionisme a été confrontée dans sa tentative de résoudre, sans y parvenir, la question de l’imbrication du religieux et du national en Israël.

Albert Cohen est le plus souvent considéré comme un écrivain français, alors qu’il est né citoyen ottoman et fut naturalisé suisse. Il est mort le 17 octobre 1981, il y a quarante ans. Cet anniversaire est l’occasion de revenir sur la figure de celui qui fut représentant de l’Agence juive pour la Palestine avant de se concentrer essentiellement à son œuvre, où se mêlent un lyrisme et une invention narrative hors norme – sans compter une puissante réflexion sur la judéité et le judaïsme.

« Mes romans forment une sorte de saga litvak, un monument écrit à la mémoire des Juifs lituaniens disparus. » C’est ainsi que Grigory Kanovich aime à décrire son œuvre. Né en juin 1929 à Janova, dans une famille juive de langue yiddish, il a publié de nombreuses nouvelles et dix romans, traduits dans de nombreuses langues. Au mois d’août dernier, sous la forme d’un feuilleton de quatre épisodes, K. publiait la première traduction en français — par Elena Guritanu — du « Pauvre Rothschild ». En ce début d’année, nous continuons la saga juive de ce prolifique écrivain lituanien de 93 ans avec le récit « J’ai rêvé de Vilnius, la Jérusalem disparue », écrit en hommage à la capitale de la Lituanie. Elie Petit et Elena Guritanu retracent le parcours de Grigory Kanovich.

Vilna, Wilno, Vilnus. Yerushalayim de Lita. Ville-songe, inondée par la lumière de la Grande Synagogue. Ville rêvée, aux matins parfumés de brioche à la cannelle. Ville-chimère, aux forêts empêtrées d’effroi. Dans un texte inédit en français, Gregory Kanovitch – l’écrivain lituanien de 93 ans qui vit aujourd’hui en Israël – évoque sa Jérusalem de Lituanie, ville devenue fantôme.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.