La saga litvak de Grigory Kanovich

« Mes romans forment une sorte de saga litvak, un monument écrit à la mémoire des Juifs lituaniens disparus. » C’est ainsi que Grigory Kanovich aime à décrire son œuvre. Né en juin 1929 à Janova, dans une famille juive de langue yiddish, il a publié de nombreuses nouvelles et dix romans, traduits dans de nombreuses langues. Au mois d’août dernier, sous la forme d’un feuilleton de quatre épisodes, K. publiait la première traduction en français — par Elena Guritanu — du « Pauvre Rothschild ». En ce début d’année, nous continuons la saga juive de ce prolifique écrivain lituanien de 94 ans avec le récit « J’ai rêvé de Vilnius, la Jérusalem disparue », écrit en hommage à la capitale de la Lituanie. Elie Petit et Elena Guritanu retracent le parcours de Grigory Kanovich.

 

Gregory Kanovitch, collection privée

 

La présence juive en Lituanie s’étend sur plus de 600 ans. Établis d’abord à Vilna, puis, un siècle plus tard à Kaunas, les Juifs lituaniens forment une communauté organisée dès le XVIe siècle. Cette présence fut si profondément ancrée dans le territoire géographique et culturel lituanien qu’un de ses anciens présidents autocrates, Smetona (dont un personnage secondaire du « Pauvre Rothschild » emprunte le nom) parlait le yiddish…

Protégées par des grands-ducs de Lituanie, puis par les rois de Pologne, les communautés juives de Lituanie jouent, dès le Moyen-âge, un important rôle économique. Jusqu’au XVIIe siècle — qui connaît les premiers épisodes antisémites[1] — les juifs y mènent une vie paisible et prospère.

À l’apogée de sa puissance, le Grand-Duché de Lituanie comprenait le territoire de la Lituanie actuelle, la Biélorussie, une partie de l’Ukraine, de la Russie et de la Lettonie. Même après son annexion par la Pologne en 1569, les Juifs ont conservé un grand attachement à ce foyer lituanien, à la fois l’un des centres de gravité du judaïsme et l’un des berceaux d’une culture juive laïque en langue yiddish[2].

« Dans la mémoire historique juive, la Lituanie – en yiddish, Litè – s’étend toujours de Brest et Grodno à Starodub et Tchernigov, et ses frontières sont définies par l’étendue du litvish, dialecte lituanien du yiddish, terreau sur lequel s’est construit le yiddish standard – la klal shprakh – de la période moderne (qui est devenue la langue littéraire du vingtième siècle). C’est donc la langue qui a constitué le substrat de cette mémoire historique » écrit Mikhail Krutikov, spécialiste des études slaves et enseignant à l’université du Michigan, dans sa préface à une édition russe des Œuvres choisies de Grigory Kanovich[3].

La Lituanie ethnique proprement dite, une partie relativement petite de l’ancien Grand-Duché de Lituanie, avait son propre nom juif : Zamut[4], dérivé du lituanien Žemaitija et du russe Жмудь (Zhmud).

C’est de Zamut que viennent les protagonistes des histoires de Grigory Kanovich. Comme Faulkner, Kanovich y a créé son propre territoire imaginaire, le peuplant de personnages de sa propre enfance – principalement de simples Juifs, mais aussi des Lituaniens, des Polonais, des Biélorusses et des Russes. Publié en 2010, « Le pauvre Rothschild », dont le récit est situé dans un shtetl, témoigne d’un pan de cet univers qui se déploie dans une dizaine de romans[5]. L’ensemble forme une saga épique, hantée par la Shoah, traitant des vicissitudes de l’histoire des Juifs d’Europe de l’Est, du XIXe siècle à nos jours.

*

À la veille de la percée allemande en Lituanie, âgé de dix ans, Kanovitch avait fui vers le Kazakhstan et les montagnes de l’Oural où il a passé plusieurs années avec ses parents. Lorsque Grigory Kanovich, le futur auteur de la saga juive lituanienne, retourne à Vilnius, il est âgé de 16 ans. Wilno, la Jérusalem de Lituanie, quittée à la hâte en 1939, prend d’autant plus de place dans son imaginaire d’adolescent qu’elle est nourrie durant ces années de douloureuse séparation par les récits de ses proches et leurs souvenirs, auxquels le déracinement confère des airs de légende. Or, ce n’est plus la ville-conte de son enfance qu’il retrouve en suivant avec crainte les pas de sa mère. C’est une absence. Les ruines d’une Jérusalem qui cache sous des monceaux de neige la tragédie d’un peuple assassiné. Kanovich n’aura de cesse de reconstituer la mémoire de ces êtres disparus dans le séisme de la Shoah, pour leur offrir non pas une sépulture mais leur inspirer encore un souffle de vie et, avec eux, rebâtir dans la fiction la Lituanie d’avant-guerre et sa Yerushalayim.

Sa première nouvelle autobiographique, Je regarde les étoiles, est publiée en Union soviétique en 1959. Suivent, en 1967, la nouvelle Vie personnelle, puis la trilogie Des bougies dans le vent, dont le premier volume est publié en 1974.

Pour Mikhail Krutikov, Kanovich est un romancier réaliste. « L’action de chacune de ses œuvres se déroule à un moment bien déterminé de l’histoire, les détails sont précis et authentiques, et si les personnages sont incarnés, faits de chair et d’os, c’est qu’ils ont souvent pour modèle des hommes et des femmes que l’auteur a véritablement rencontrés (…) Mais en même temps, le lecteur est laissé avec un sentiment d’irréalité. Où et quand tout cela s’est-il passé ? Était-ce vraiment réel ? Et où se trouve ce monde maintenant ? Grigory Kanovich est notre seul guide dans le monde totalement effacé des Juifs lituaniens. »

Kanovich n’est en vérité pas le seul auteur à avoir entrepris d’évoquer le passé juif de la Lituanie. On pense notamment à Chaim Grade, Avrom Sutzkever ou Abraham Karpinovich. Mais ceux-ci écrivaient en yiddish. Kanovich, lui, écrit en russe, qui n’est pourtant pas une de ses deux langues maternelles. Dès lors, l’étrange originalité de son œuvre interroge. Un de ses éditeurs, Borukh Gorin, aborde ainsi cette question: « Grigori Kanovich est un écrivain juif. Non, ce n’est pas ça, Grigori Kanovich est un écrivain lituanien. Faux. Grigory Kanovich est un écrivain soviétique. Non, il ne l’est pas. Grigory Kanovich est un écrivain israélien[6]. Non, non plus. Il est tout cela en même temps et aucun de tous ceux-là pris séparément. Kanovich est un trait d’union entre plusieurs temps. Il pense à la Lituanie pré-soviétique, soviétique et post-soviétique. Il a grandi avec ses Juifs, il a vu leur disparition dans l’abîme. Ce ne sont pas ses personnages, ce sont ses proches. Il est lui-même l’un d’entre eux. Rescapé pour témoigner. Il leur tend la main et leur rend leur nom. Ses livres sont un témoignage géant[7]. »

La démarche de Kanovich, qui consiste à déplacer la littérature juive en yiddish pour la transplanter dans la littérature russe, fait donc sa singularité. Et l’auteur déclare à ce propos : « À mon avis, il n’y a pas d’écrivains juifs russes, et encore moins russophones. Un écrivain russe qui écrit sur des thèmes juifs n’a pas à se demander à quelle littérature il appartient. S’il n’appartient pas à la littérature russe, à mon avis, il ne vaut rien. Quand vous écrivez en russe sans être un écrivain russe, vous êtes rejeté dans votre propre maison, alors vous n’êtes pas un écrivain.[8] »

Juif, mais de langue russe[9]… Car Krutikov tient à préciser l’échange perpétuel que Kanovich entretient avec la littérature spécifiquement juive en yiddish : « Unique parmi les écrivains russes-juifs contemporains, Kanovich est en même temps engagé dans un dialogue actif avec [celle-ci] et, surtout, avec l’œuvre de Peretz. La dimension juive se situe au tournant du XXe siècle, dans un contexte de pogroms, de révolution et de diffamation, et conduit inévitablement au thème de la Shoah, interrogeant le sens de la mémoire et du temps. En simplifiant un peu, on pourrait dire que dans toute l’œuvre de Kanovich, ses personnages vénérables, à la personnalité ambiguë et emplie de contradictions, enclins à la réflexion et à l’introspection, se retrouvent dans une situation peretzienne, entre deux mondes, entre les vivants et les morts, seuls avec leur mémoire. […] Le lecteur trouvera ici des images pleines de sang et richement détaillées de la vie dans les villages et villes juives de Lituanie, qui n’apparaissent et n’apparaîtront dans aucune autre littérature[10]. »

Écrivain unique, Kanovitch l’est aussi par son appartenance à une république soviétique singulière, ainsi que le rappelle Krutikov : « Parmi toutes les républiques soviétiques, il n’a été possible de publier des livres en russe sur des thèmes juifs qu’en Lituanie, sous la couverture de l’Union des écrivains locaux. Or, en raison de ses origines et de ses compétences linguistiques, Kanovich était un initié au sein de l’intelligentsia lituanienne et la publication de ses livres était une forme de fronde à l’encontre de Moscou – c’est du moins ce qu’il semblait depuis la capitale soviétique, où les publications lituaniennes de l’écrivain n’étaient pas mises en vente. Pendant l’époque soviétique, si Kanovich écrivait sur la modernité, il n’abordait généralement pas de thèmes juifs. La raison évidente de ce choix était la censure, mais sa raison profonde était la nature de ses écrits. Kanovich écrit toujours sur le passé plutôt que sur le présent, un passé qui entre en contradiction avec la mémoire officielle. L’histoire récente de la Lituanie a connu trois moments d’amnésie historique : la révolution d’Octobre et la création de la Lituanie indépendante ; la Seconde Guerre mondiale, avec l’occupation soviétique et l’extermination des Juifs ; et la restauration de l’indépendance en 1991. Chacun de ces moments est accompagné d’une révision radicale du passé, de l’effacement ou de la réécriture de ses pages. Kanovich a toujours résisté à ce « désherbage de l’histoire », selon les termes de l’un de ses personnages[11]. »

Dans une interview accordée à Baltic Worlds, Kanovich décrit sa situation et l’évolution de son lectorat en ces termes : « Vivant sous le rideau de fer, mes principaux lecteurs étaient les Juifs russophones, en général. Mais ils n’étaient pas les seuls. J’ai écrit environ la moitié de mes romans de la saga Litvak alors que je vivais en Israël. J’ai essayé de créer un monument à la mémoire de mes compatriotes disparus, c’était ma mission. En Union soviétique, j’ai abordé le sujet du destin des Juifs sous l’empire tsariste antisémite – c’est probablement la raison pour laquelle la censure de l’empire soviétique a pensé que les idées et les valeurs que je défendais étaient inoffensives[12]. » Inoffensif et pourtant engagé : Kanovich deviendra le premier président de la communauté juive de Lituanie, un membre du parti pour l’indépendance et un député du dernier Soviet suprême.

*

Récipiendaire tout au long de sa carrière de nombreuses distinctions artistiques, nationales et internationales, Kanovich vit aujourd’hui en Israël. La revue K. le remercie, ainsi que ses fils, pour leur confiance. Son fils Sergey est le directeur d’un musée en construction, le Lost Shtetl Museum, qui verra le jour en 2024. K. ne manquera pas de couvrir l’émergence de ce projet, dont l’ambition est de rappeler l’histoire des Juifs de Seduva et raconter le folklore, la vie culturelle, sociale, religieuse et économique des shtetl lituaniens, de leur origine jusqu’à leur extinction.

Comme la plupart des textes de Grigory Kanovich, Le Pauvre Rothschild nous offre une radiographie de la communauté juive lituanienne dans la première moitié du siècle passé, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Elle évoque un monde et une société disparus auxquels l’auteur veut rendre hommage. Les personnages de Kanovich, pittoresques, hauts en couleur, rêvant d’un ailleurs mais toujours confrontés aux épreuves qui font obstacle aux rêves qui les habitent pourraient être ceux d’un conte yiddish ; jusqu’au moment où la grande histoire les rattrape.

Itsik Rothschild, le personnage central de la nouvelle, encouragé par ses deux protecteurs, le rabbin Hillel et le pharmacien Zalman Amsterdamskii, nourrit lui aussi des rêves d’émancipation. Sa quête : retrouver les Rothschild de Paris ou de Londres dont il est le parent supposé, pour accéder à un avenir meilleur. Or, les aspirations qui l’animent sont aussi contradictoires que contrariées, car il est profondément attaché à son milieu, à sa vie simple de garçon de bains et à son père malade qu’il ne peut abandonner. Il voudrait parfois briser les frontières de son univers restreint et quitter le shtetl, mais il peine à accepter pleinement ce désir et à se séparer de ce monde qu’il aime et dont il est une partie indéfectible. C’est le réel et l’histoire même qui auront raison de cette ambivalence…


Elena Guritanu et Elie Petit

Ici : « Pauvre Rothschild », episode 1.

Notes

1 La synagogue de Vilna est détruite lors d’une émeute en 1635 et entre 1653 et 1663 plusieurs interdictions professionnelles sont édictées contre les juifs.
2 C’est à Vilnius qu’émerge au milieu du XVIIIe siècle le courant intellectualiste des Mitnagdim, et c’est également à Vilnius qu’est créé, en 1897, le mouvement ouvrier socialiste Bund.
3 Mikhail Krutikov, « Пространство памяти Григория Кановича »,  Избранные сочинения в пяти томах [« L’espace mémoriel de Grigory Kanovich », préface aux Œuvres choisies en 5 volumes], édition Tyto Alba, 2014. 
4 Nom juif désignant une partie de la principauté de Lituanie, située sur le cours moyen et inférieur du Niémen.
5 Parmi eux : Des bougies dans le vent, Larmes et prières des fous, Un enfant pour deux sous, Il n’y a pas de paradis pour les esclaves, Ne détourne pas ton visage de la mort, Souris-nous, Seigneur, Le Parc juif, Le Bruissement des arbres tombés, Le Sortilège du diable et Shtetl love song. Aucun de ces romans n’a été traduit en français.
6 Grigory Kanovich émigre en Israël en 1993, où il réside jusqu’à maintenant.
7 https://www.lechaim.ru/ARHIV/262/dnevnik_redaktora.htm
8 http://magazines.russ.ru/voplit/2003/4/kanov-pr.html
9 Sensible au devenir de la littérature lituanienne, Kanovich est aussi traducteur vers le russe de grands classiques comme La forêt des dieux de Balys Sruoga, Les chemins de l’aube de Bronius Radzevičius, Le temps des fermes vides de Jonas Avyžius.
10 Mikhail Krutikov, op. cit., p. 13.
11 Idem.
12 https://balticworlds.com/lithuanian-author-grigory-kanovich-survivor-of-the-shtetls

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