Un peuple bicéphale

Historien des religions à l’Université hébraïque de Jérusalem, Guy G. Stroumsa revient sur la nouvelle situation politique en Israël après les grandes manifestations de ces derniers jours. Il insiste sur les dimensions religieuses du problème et les difficultés auxquelles l’histoire du sionisme a été confrontée dans sa tentative de résoudre, sans y parvenir, la question de l’imbrication du religieux et du national en Israël.

 

Manifestation contre le gouvernement Netanyahou en Israël, 21 janvier 2023, Source Twitter

 

C’est comme un choc qu’a été perçue par beaucoup, en Israël et aussi à l’étranger, la formation, suite aux résultats des élections de novembre 2022, d’un gouvernement de droite et d’extrême droite, uniquement constitué, à côté du Likud, des partis religieux, tous orthodoxes ou ultra-orthodoxes, et dont le chef, Benjamin Netanyahu, représente en quelque sorte, « l’aile gauche ». Mutatis mutandis, on peut se souvenir du choc qu’avait produit la victoire de Menahem Begin, le leader du parti nationaliste Herut, aux élections de 1977, qui avait été comprise à l’époque, à juste titre, comme signalant la fin de l’ère du pouvoir socialiste.

Bruno Karsenti et Danny Trom ont récemment exprimé dans K. leur inquiétude et leur désarroi face à ce qui semble annoncer, avec la victoire de diverses tendances illibérales en Israël un éloignement brutal et profond entre les juifs de la diaspora et ceux d’Israël. Notons tout de suite que si certaines tensions, aujourd’hui exacerbées, existent entre Israël et la diaspora, il n’est pas évident qu’elles soient seulement, ou surtout, de nature politique. A Paris, un commerçant juif me demande au lendemain des élections si je suis satisfait de leurs résultats. A ma réponse négative, il rétorque : « Ah bon ? Ici, tout le monde est content de la victoire de Netanyahu ! »

Vers un État théocratique ?

Comme de très nombreux citoyens d’Israël, je suis terrifié par le caractère radical de la révolution législative annoncée par Yariv Levin, le ministre de la justice, qui mettant fin à la séparation des pouvoirs, sonnerait le glas de la démocratie. J’ignore aussi, bien sûr, si ce programme brutal sera finalement couronné de succès, et partage l’inquiétude et le désarroi de Bruno Karsenti et de Danny Trom. Il faut espérer la transformation rapide du choc en une vague continue de protestations multiples, dans de très larges segments de la population. Une telle vague pourrait imposer au gouvernement l’abandon de ses projets les plus infâmes. Dans ces quelques réflexions à bâtons rompus, offertes de Jérusalem comme une contribution au débat, je veux insister sur les dimensions religieuses du problème. Je relèverai certaines ambiguïtés intrinsèques, qui permettront peut-être de voir un peu plus clairement comment nous en sommes arrivés là.

Le choc ressenti aujourd’hui n’est pas tant dû au retour de Netanyahu comme premier ministre qu’à la coalition qu’il a forgée, et qui comporte exclusivement des partis religieux – (notons qu’en Israël, les courants religieux non orthodoxes, conservateurs ou réformés, n’ont pas voix au chapitre, et leurs représentants doivent dans le meilleur des cas se contenter d’un strapontin), et tous à différents degrés nationalistes, misogynes, homophobes, xénophobes et racistes. Depuis longtemps, les partis religieux (et la majorité de leur public) s’identifient de façon claire comme étant « de droite », ce qui en Israël fait plus référence aux instincts nationalistes et xénophobes – et donc, avant tout, au refus d’œuvrer à une solution décente du conflit avec les Palestiniens – qu’à une politique économique capitaliste.

Aryeh Deri, condamné deux fois pour corruption, reste le leader incontesté du Shas, et Netanyahu le considère comme un allié essentiel. La Cour Suprême vient de décider, le 18 janvier 2023, qu’il ne peut en aucun cas faire partie du gouvernement, et qu’il doit donc démissionner (ou que le premier ministre le démette) de ses fonctions de ministre de l’intérieur et de la santé[1]. Quant à Itamar Ben Gvir, un ancien admirateur du rabbin Meir Kahane, dont le parti avait été disqualifié en 1988 pour racisme, son remarquable succès aux dernières élections reflète probablement un vote de protestation, souvent de la part de jeunes orthodoxes, mais il est difficile de savoir si ce succès se maintiendra de façon stable.

La droite et l’extrême droite religieuses réclament une politique identitaire ethnocentrique, avec la protection et l’extension de diverses expressions de la tradition juive dans l’espace public. Au lendemain des élections, la réaction religieuse s’exprime de façon si rapide, si multiforme, qu’on a parfois l’impression qu’il s’agit d’une véritable révolution, menée de front avec la révolution législative. Jusqu’à présent, Israël a toujours insisté sur sa double identité, à la fois juive et démocratique. L’équilibre, toujours précaire, entre le caractère juif de l’État, proclamé dans la Déclaration d’Indépendance, et son caractère démocratique, qui implique l’égalité juridique et sociale entre tous les citoyens, sans distinction de sexe, de religion, ou d’identité ethnique, est en risque immédiat de disparaître. Les voix exprimant une préférence nette pour un État juif plutôt que démocratique sont aujourd’hui de plus en plus stridentes. Allons-nous vers un État théocratique ? Lors des discussions en vue de la formation du nouveau gouvernement, les partis religieux semblent avoir obtenu de Netanyahu pratiquement tout ce dont ils rêvaient, y compris, ou surtout, leur exigence d’un plein financement gouvernemental pour leurs écoles, tout en refusant d’offrir à leurs enfants un enseignement moderne, incluant au moins un minimum de mathématiques et d’anglais. Reste à voir, bien entendu, si les promesses faites par Netanyahu se traduiront toutes dans les faits.

Si la victoire de la droite nationaliste et religieuse est nette, il n’en reste pas moins qu’environ la moitié des électeurs ne la souhaitaient pas. La défaite de ce qu’on appelle « le centre gauche » résulte surtout du manque d’unité de l’opposition, d’erreurs graves de jugement, et surtout du refus du centre gauche et de la majorité des partis arabes de présenter un front uni contre Netanyahu et ses alliés. Telle qu’elle se reflète dans les résultats des élections, la polarisation politique semble indiquer que la société israélienne est pour moitié ouverte au monde et au progrès, et pour moitié renfermée sur elle-même et réactionnaire. En fait, la réalité sociologique et la puissance des politiques identitaires sont infiniment plus complexes qu’une opposition binaire entre dynamisme et conservatisme.

C’est depuis sa naissance, il y a soixante-quinze ans, qu’Israël est incapable de résoudre de façon satisfaisante le problème des relations entre la religion et l’État. Dans un État en principe laïc, le statut personnel (surtout mariage et divorce) reste régi par les communautés religieuses officielles, telles qu’elles étaient définies dans le droit ottoman (le millet, transmis par les autorités du mandat britannique aux systèmes juridiques israélien et jordanien).

Pendant plusieurs décennies, les partis religieux, qui représentaient en grande partie des populations ashkénazes, restèrent divisés entre les ultra-orthodoxes de l’Agudat Israel (aujourd’hui Yahadut Hatorah), ou haredim, souvent antisionistes, ou tout au moins non-sionistes, alors que pour le parti Mizrahi (Mafdal), dans la mouvance sioniste, le retour à la terre sainte représentait la rédemption du peuple. Avec la guerre des six jours, le sionisme religieux se transforma profondément, en devenant le porte-drapeau d’un messianisme ancré dans la colonisation des nouvelles terres « libérées », avec le mouvement du Goush Emounim comme fer de lance. Dans une longue interview télévisée, peu avant sa mort en 1982, Gershom Scholem avait exprimé sa profonde inquiétude face au Goush Emounim, dont le faux messianisme, évoquant le mouvement sabbataïste au XVIIe siècle, mettait selon lui l’existence même d’Israël en danger. Depuis une génération, le parti Shas, fondé par le rabbin Ovadia Yossef, né en Irak, permet aux juifs traditionalistes dits « orientaux » (mizrahim), bien que souvent provenant du Maghreb (« occident » en arabe), d’affirmer à la fois leur identité culturelle et religieuse.

C’est dans la question religieuse que s’imbrique donc le plan de Levin d’une véritable révolution juridique, qui complémenterait les exigences obscurantistes des partis religieux. Les juristes israéliens sont unanimes à considérer qu’une telle révolution, supprimant en pratique l’indépendance du pouvoir judiciaire, annoncerait la fin du régime démocratique. Au-delà de la conjoncture (surtout, mais pas seulement, liée aux problèmes juridiques de Netanyahu) cette révolution (ou ce putsch) juridique et politique se présente comme une contre-révolution, s’efforçant d’effacer les « dégâts » commis par l’activisme juridique, dont le maître d’œuvre, Aharon Barak, fut longtemps Président de la Cour Suprême. Pour Barak, l’activisme juridique permettait d’établir, sur la double base de la déclaration d’indépendance d’Israël, lue comme le prologue d’une constitution future, et d’une série de « lois fondamentales » (c’est-à-dire ne pouvant être révoquées que par une majorité absolue à la Knesset) votées au fil des ans, tenant lieu, provisoirement, de cette constitution qui est toujours à venir. En fait, l’activisme juridique prôné par Barak reflète surtout la prise de conscience, et son affirmation claire et publique, d’une tradition légale datant de la première décennie d’Israël. Pour saisir dans toute leur envergure les enjeux de la tragédie qui se joue en ce moment même, il faut retourner à certains aspects de l’histoire du sionisme.

Sionismes multiples

Dès avant la fin du XIXe siècle, le mouvement sioniste ne réussit pas à se libérer de quelques ambiguïtés fondamentales. La première de ces ambiguïtés tient au concept même d’« État juif ». Quand, en 1896, sous le choc de l’Affaire Dreyfus, Herzl publie son pamphlet, Der Judenstaat (littéralement : L’État des Juifs) ce n’est pas d’un État dont la loi est fidèle au judaïsme talmudique qu’il rêve, mais d’un État pour les Juifs, où ils pourraient trouver un refuge contre l’antisémitisme sévissant en Europe, à l’ouest comme à l’est, et forger une nouvelle identité nationale en érigeant une société digne, porteuse de valeurs universelles.

Une autre conception de l’idée d’État juif fait appel à une identité religieuse substantivée : un État juif, c’est un État où règne, en droit, le judaïsme. Mais qu’est-ce que le judaïsme ? Dans l’antiquité, identité religieuse et identité ethnique n’étaient habituellement pas différentes l’une de l’autre. En ce sens, la religion juive reflétait les pratiques et les croyances ancestrales des Juifs, et la conversion au judaïsme impliquait d’accepter de faire partie du peuple juif. Bien que cela aille à l’encontre de nos présupposés culturels, il serait possible de montrer qu’à la fois le premier christianisme et l’islam des origines conservèrent une telle approche de la religion comme forme d’une nouvelle identité ethnique (au moins au sens métaphorique du terme).

La seconde de ces ambiguïtés tient à l’emplacement géographique même de cet État juif. Certains des penseurs et dirigeants sionistes, surtout ceux provenant d’Europe de l’ouest, parfois assez éloignés de la tradition et de la culture religieuse, étaient favorables à la solution dite « territoriale », pour laquelle l’État juif doit être créé n’importe où, et le plus rapidement possible – par exemple en Ouganda. A une telle solution s’opposeront farouchement d’autres délégués aux congrès sionistes, surtout les Ostjuden, provenant des communautés les plus menacées par la violence antisémite, en particulier dans l’empire russe.

En fait, la polémique entre ceux exigeant le retour à Sion et les « territorialistes » renvoie à deux attitudes nettement différentes dès le départ : la première soutient une solution politique concrète et immédiate ; l’autre, qui gagnera la partie, insiste sur le rêve d’un retour à la patrie ancestrale. A ces deux attitudes on peut rapprocher deux conceptions du sionisme. L’une insiste sur la révolution qu’elle représente dans l’histoire moderne du peuple juif, qui doit se libérer, en même temps que de la domination des nations, des chaînes de la religion. L’autre, pour effacer l’humiliation de l’exil, imagine un véritable retour aux sources, au passé mythique du royaume davidique : le retour à la terre sainte et à la langue sainte comme prologue d’une renaissance de la religion éternelle d’Israël, telle qu’elle est inscrite dans la Torah (et dans la tradition talmudique), avec le Temple en son centre. Même si la version religieuse du sionisme est restée longtemps minoritaire au sein du mouvement sioniste, la culture laïque des sionistes socialistes non seulement ne parviendra pas à l’effacer, mais ne réussit même pas à lui opposer une vision cohérente, et convaincante pour les masses juives d’Europe et des pays d’Islam, d’une histoire et d’une identité juives qui ne soient pas d’essence religieuse. En fait, cette tension dualiste entre deux conceptions antagonistes de la vie juive en diaspora, et donc de sa transformation par la création d’un État juif, tension jamais surmontée, est rarement reconnue dans l’historiographie. Une exception remarquable, toutefois : Situation du sionisme, par Jean De Menasce, publié en 1928. De Menasce, dont le père était Président de la communauté juive d’Alexandrie, fut un temps secrétaire personnel de Chaim Weizmann, avant de se convertir au christianisme, d’entrer chez les Dominicains et de devenir un iranisant de valeur.

La spécificité historique des Juifs tient à ce qu’ils conservèrent, pour des raisons complexes, cette coïncidence entre ethnicité et religion alors qu’elle avait disparu pratiquement partout ailleurs. Ni les chrétiens ni les musulmans ne s’étonnaient de cette coïncidence, qu’ils considéraient simplement dépassée par l’universalité religieuse que leurs théologies proposaient. Dans le long moyen âge, l’identité ethnique juive fut toujours considérée par la tradition intellectuelle juive comme en adéquation exacte avec l’identité religieuse : pas de peuple juif sans sa Torah, écrivait au IXe siècle Saadia Gaon. A travers les siècles, et dans toutes les diasporas, l’espoir d’un retour à la terre d’Israël resta à la fois religieux et national. Ce n’est que depuis les Lumières et l’ère des nationalismes européens que cette spécificité de l’identité juive est moins aisément comprise.

Autant les dirigeants politiques que les penseurs sionistes ne réussirent à trancher le nœud gordien de l’imbrication entre religion et nation. C’est dans cet échec qu’il faut voir la raison profonde de l’incapacité de la Knesset à formuler une constitution – une constitution dont l’absence se fait si cruellement sentir aujourd’hui. Cet échec provient surtout du fait que pour les députés des partis religieux, la seule Torah, dans son expression la plus large, représente la constitution du peuple juif.

Ben Gourion, qui s’efforça de maintenir sa poigne sur l’orthodoxie religieuse, se trompa lourdement en pensant que les communautés ultra-orthodoxes resteraient des « sociétés enclavées » sans grande importance numérique ou politique. Par ailleurs, il échoua dans sa gageure de réunir une sorte de Sanhedrin du monde juif afin d’offrir une nouvelle définition, laïque, de l’identité juive.

Qui est juif, ou qui est israélien ?

L’un des succès les plus marquants du sionisme tient au fait que pratiquement la majorité du peuple juif vit maintenant en Israël, un pays prospère dont le produit intérieur brut (PIB) par habitant était en 2021 de 52 170 dollars (la même année, il s’élevait en France a 43 660 dollars). La renaissance de l’hébreu, à la fois comme langue parlée et langue de culture moderne, n’est pas moins impressionnante. A ma connaissance, une telle renaissance linguistique reste un phénomène unique ; les Irlandais, par exemple, n’ont jamais réussi, malgré tous leurs efforts, à remplacer par leur langue gaélique l’anglais des conquérants honnis.

En 2018, la Knesset vota une loi fondamentale définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif. Cette loi me semble particulièrement malvenue, inutile et nuisible. Elle a tout de suite réussi à insulter profondément les citoyens arabes et druzes d’Israël, pour lesquels elle signifie qu’ils restent des citoyens de deuxième classe. On ne peut qu’espérer que, comme tant de lois à travers les pays et les âges, celle-ci restera dans les faits lettre morte. Point n’était besoin d’elle pour que les Juifs israéliens, y compris la majorité non-pratiquante, s’identifient avant tout comme juifs, et pour qu’Israël soit partout considéré, de façon naturelle, comme état juif. (Un exemple parmi tant d’autres : un diplomate israélien se fit dire un jour par un préfet dans une province de France : « Nous avons ici un grand nombre de vos ressortissants. » Le préfet faisait bien entendu référence aux juifs habitant la grande ville du département.) Le mouvement « cananéen », fondé en Palestine britannique par quelques intellectuels hébréophones désirant se libérer de l’identité juive, a totalement échoué. Les Israéliens sont ainsi de retour à la case départ et ne mettent pas en question leur identité juive.

Les tensions indéniables entre les communautés diasporiques et la population juive d’Israël (et du Yishuv avant 1948) ne sont pas avant tout liées à la question de l’identité juive. La diaspora et Israël représentent les deux pôles de l’identité juive. Si Israël reste incontournable pour les Juifs de la diaspora, cette dernière est devenue inéluctable pour les Juifs d’Israël, alors que dans l’esprit de nombreux intellectuels sionistes du siècle dernier, elle était destinée à disparaître avec l’avènement de l’État juif.

Il faut souligner ici, en particulier dans une revue se définissant comme européenne, l’importance capitale de la plus nombreuse et de la plus puissante, de loin, des communautés diasporiques, celle des États-Unis (et aussi celle du Canada). Environ un juif américain sur dix se définit comme orthodoxe. Dans leur grande majorité, les juifs américains expriment autrement leur identité juive, soit en appartenant à des communautés conservatrices ou reformées, soit, très souvent, sans éprouver le besoin d’une quelconque pratique religieuse. Politiquement et culturellement, la plupart des juifs américains sont libéraux (et votent pour les Démocrates). La collusion en Israël entre l’establishment politique et un establishment religieux des plus rétrogrades, dans tous les domaines, rend immédiat le danger d’un abandon de l’intérêt pour Israël par une grande partie de la jeunesse juive américaine.

Dans ces conditions peut-être pourrait-on reformuler la traditionnelle question « Qui est Juif ? », en s’interrogeant : « Qui est israélien ? ». En 2015, s’efforçant de proposer une nouvelle approche de l’identité israélienne, Reuven Rivlin, alors président de l’État, proposa de parler des « quatre tribus d’Israël », les juifs laïcs, les sionistes religieux, les haredim, et les Arabes. Fait significatif, les trois « tribus » juives sont pour Rivlin définies par l’absence (ou la limitation) et le niveau d’intensité de la pratique religieuse. On pourrait certes proposer d’autres « tribus », ou noter que la volonté de Rivlin d’esquiver la référence aux origines linguistiques et culturelles, en particulier d’ashkénazes et de mizrahim, ne semble pas totalement convaincante. Ce qui compte, c’est la reconnaissance que l’identité israélienne soit définie comme plurielle. On peut être, par exemple, israélien et russe, ukrainien, américain, ou français (nombreux sont les détenteurs de deux passeports). On peut aussi se définir, à l’instar de 20% des citoyens israéliens, comme palestiniens israéliens.

A ma connaissance, il existe encore peu de travaux sociologiques sur les centaines de milliers d’Israéliens expatriés, qui forment souvent, comme à Berlin, à New York ou dans la Silicon Valley, des véritables communautés. Quoi qu’il en soit, ces émigrés bouleversent l’équation binaire entre les juifs d’Israël et ceux de la diaspora. S’ils vivaient aux États-Unis, une majorité des juifs d’Israël s’identifieraient sans doute, selon l’intensité de leur pratique religieuse, comme conservateurs ou reformés. L’éventail de croyances et de pratiques religieuses juives est similaire en Israël et dans la diaspora. La différence profonde est celle du pouvoir politique des partis orthodoxes, qui n’existe qu’en Israël.

Face à la vision étatique du sionisme politique, pour lequel la diaspora était appelée à disparaître, Ahad Ha’am (Asher Ginzberg) appelait de ses vœux la naissance en Palestine d’un « centre spirituel » irradiant vers toutes les communautés de la diaspora. L’idée d’Israël comme centre spirituel ne tient pas plus aujourd’hui que celle imaginant la fin de la diaspora. Les clivages sont ailleurs, et les vecteurs culturels, sociaux, politiques et économiques entre Israël et la diaspora fonctionnent à double sens. Par ailleurs, le caractère bicéphale du peuple juif a trait tout autant à la cohabitation instable entre religion et ethnicité (dans la diaspora tout autant qu’en Israël), qu’aux relations entre Israël et la diaspora. C’est à frais nouveaux qu’il faut penser l’identité de ce peuple bicéphale.

Quoi qu’il en soit, l’urgence de la situation, qui évolue de jour en jour, impose à tous ceux qui sont conscients du danger immédiat qu’encourt la démocratie israélienne, citoyens israéliens juifs et arabes, et Juifs de la diaspora, d’unir leurs forces dans un mouvement protestataire sans précédent.


Guy G. Stroumsa

Guy G. Stroumsa est professeur émérite de religion comparée à l’Université hébraïque de Jérusalem (chaire Martin Buber) et professeur émérite de l’étude des religions abrahamique à l’Université d’Oxford. Membre  de l’Académie des sciences et des humanités d’Israël et titulaire d’un doctorat honorifique de l’Université de Zurich, il a reçu le prix Humboldt de la recherche, le prix Léopold-Lucas et le prix Rothschild. Il est Chevalier de l’Ordre du Mérite. Parmi ses nombreux livres : ‘The Idea of Semitic Monotheism: The Rise and Fall of a Scholarly Myth’ (Oxford, 2021) [L’idée du monothéisme sémitique]; ‘Religions d’Abraham. Histoires croisées, Genève’, Labor et Fides, 2017 ; ‘La Fin du sacrifice: Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive’, Odile Jacob, 2005.

Notes

1 Note de la rédaction : Aryeh Deri a depuis été démis de ses fonctions de ministre.

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