30 janvier 1933, le jour où l’humanité est morte

Le 30 janvier 1933, il y a quatre-vingt-dix ans cette semaine, Hitler était nommé chancelier du Reich. Face à cet événement l’Europe entière attendait qu’une personne prenne la parole : Karl Kraus, juif viennois, pamphlétaire radical et polémiste universellement redouté qui avait fondé en 1899 Le Flambeau, journal dont il fut le rédacteur unique à partir de 1911 et aux flèches duquel peu de ses contemporains ont échappé. Or, Karl Kraus refuse de parler. Au lieu de commenter « l’événement » il s’acharne à faire comprendre à tous ceux qui veulent « en parler » pourquoi il n’y a plus rien à dire. Julia Christ revient sur le silence de celui qui jusque-là avait toujours trouvé quelque chose à dire et rend compte de sa signification pour l’histoire de l’Europe.

 

 

« Je n’ai rien à dire sur Hitler ». Ainsi commence la Troisième nuit de Walpurgis, œuvre que Karl Kraus écrivit entre mai et octobre 1933 mais ne publia jamais de son vivant, sinon sous forme de longs extraits recomposés pour répondre à une polémique d’ampleur européenne portant précisément sur son silence sur Hitler. Parus dans le deuxième numéro de juillet 1934 du Flambeau, sa revue de renommée mondiale – Kraus fut candidat au prix Nobel de littérature en 1926 et 1928 –, ces longs extraits forment le texte, fort de quelques trois cent pages : « Voilà pourquoi Le Flambeau n’apparaît pas ». La petite phrase sur Hitler s’y trouve bel et bien, non pas comme amorce du texte mais au sein d’un développement initial, pour répondre à la question de savoir pourquoi Karl Kraus reste muet face à l’arrivée au pouvoir du nazisme.

Cette question a en effet intensément préoccupé le monde intellectuel autrichien, germanophone et plus largement européen à la suite de l’élection du parti national-socialiste comme parti majoritaire du Reichstag et de la nomination d’Hitler à la chancellerie par Hindenburg le 30 janvier 1933. Le fait peut paraître incongru aujourd’hui, dans des sociétés qui, certes entretiennent par l’argent public une classe intellectuelle, mais attendent surtout d’elle qu’elle redise, plus joliment peut-être, ce que l’opinion pense déjà. En 1933 cette opinion publique, là où elle est encore libre, donc en dehors de l’Allemagne nazie, somme Karl Kraus, incontestablement l’un des personnages les plus « laids » de son époque, en tout cas le plus acerbe, le plus méchant, inflexible et critique précisément à l’égard de l’opinion publique, de « dire quelque chose ».

Karl Kraus, wikipedia commons

Karl Kraus, défenseur précoce de la psychanalyse de Freud qu’il démolit à force de railleries dès que l’occasion se présente à partir de 1913. Karl Kraus, juif « sans confession », secrètement converti à la foi catholique en 1911, quittant publiquement l’Église en 1921, et pour lequel l’ennemi de prédilection, celui qu’il ne rate dans aucun numéro du Flambeau, n’est pas la presse antisémite qui inonde les rues de Vienne de son temps, mais le journal phare de la bourgeoisie juive libérale (la Neue freie Presse pour laquelle Herzl fut correspondant). Antisioniste ouvert, doutant de la nécessité et de la justice qu’il y a à mettre l’affaire Dreyfus au centre de l’attention politique de l’Europe, il fut aussi le seul à publier le pamphlet antidreyfusard du communiste Karl Liebknecht où celui-ci déclarait qu’il « ne croit pas à l’innocence de Dreyfus ». Issu d’une famille juive bourgeoise aisée, ce qui lui permit de financer sa revue par l’héritage paternel, sa voix antimilitariste fut la plus puissante en Autriche dès les premières heures de la Première Guerre mondiale – pendant, faut-il le rappeler, que la social-démocratie autrichienne votait sereinement les crédits de guerre. Ce qui ne l’empêcha pas de soutenir ensuite la social-démocratie pendant l’époque de la Vienne rouge, priant Dieu (dans une parodie de l’hymne national autrichien) de préserver le communisme « afin que cette racaille [sc. la bourgeoisie], qui a déjà perdu tout sens des réalités ne devienne pas encore plus insolente, pour que cette société des jouisseurs, qui croit que les êtres humains à leur botte en ont assez en matière d’amour quand elle leur refile la syphilis, aille au moins se coucher dans un état de cauchemar ! »[1]. C’est ainsi qu’il fut la seule voix connue à protester contre le massacre des ouvriers de Vienne en 1927 imprimant, à ses propres frais, des affiches exigeant la démission du préfet coupable. Critique acide de Schnitzler, de Hofmansthal et de tant d’autres que l’on compte aujourd’hui parmi l’avant-garde littéraire européenne, les traitant de dandys inconséquents, il fut l’ami de Brecht, de Canetti, de Schönberg et de tant d’autres que l’on ne compte pas moins aujourd’hui parmi cette même avant-garde. Avocat public de la prostitution, de l’homosexualité et, en somme, de toute vie sexuelle à laquelle la morale bourgeoise hypocrite veut porter atteinte, il tenait en haute estime le sexologue juif, misogyne et antisémite, Otto Weininger. Auteur des Derniers jours de l’humanité alors que tout le monde applaudissait le carnage dans les tranchées, il défendra en 1934 le putsch de Dollfuss de 1933 en déclarant qu’une dictature de la droite catholique ultramontaine serait une meilleure défense contre Hitler qu’une social-démocratie autrichienne qui depuis 1918 avait toujours défendu l’unification avec l’Allemagne – et qui, effectivement, en 1938, alors que Kraus n’était déjà plus, appellera à voter pour l’Anschluss.

La question se pose alors. Qu’attendait-on donc d’un homme qui semble si volage dans ses alliances et détestations ? « Lorsque le siècle s’est donné la mort, Karl Kraus était l’ange de cette mort » constatait Brecht. Pourquoi se tourner vers lui au moment où l’acte semblait définitivement consumé ?  Quel mot espère entendre l’Europe libre de cet homme qui ne s’est servi des mots que pour renvoyer le monde libre à ses impensés inavouables, actant dans chaque numéro du Flambeau l’avancée de son entreprise suicidaire ?

Numéro 890-905 du Flambeau « Voilà pourquoi Le Flambeau ne paraît pas »

Le fait est pourtant là. Kraus, qui s’était fâché avec à peu près la terre entière, se trouve sollicité de toute part en 1933. On s’agite autour de lui, on cherche à entendre sa voix. Il faut dire que le dernier numéro du Flambeau était paru en décembre 1932 et qu’il était légitime, du point de vue d’un lecteur régulier, de s’attendre à un numéro de printemps (la revue avait un rythme de publication trimestriel) qui n’avait pas été publié, ni celui d’été et d’automne. C’est pendant cette période de vide éditorial que la pression monte sur Karl Kraus. A la fin de l’année 1933, il y réagit une première fois par un numéro du Flambeau de quatre pages, composé d’une nécrologie pour son ami Alfred Loos et d’un bref poème intitulé « Qu’on ne demande pas ». Ce dernier contient le vers « je reste muet » et se termine par :« le verbe s’est endormi quand ce monde-là s’est réveillé. » C’est tout.

La réaction des journaux germanophones situés à Prague, à Vienne, à Zurich, à Amsterdam ou à Paris, est immédiate. Que ce soit la presse bourgeoise libérale ou de gauche, ses organes publient comme d’un commun accord des « avis de décès » de Karl Kraus. En effet, la déclaration « je reste muet » est, malicieusement, interprétée comme un suicide. Kraus rassemble alors un florilège de ces textes dans un premier numéro du Flambeau de juillet 1934 intitulé « Des nécrologies à la mémoire de Karl Kraus » qui annonce déjà sur sa couverture qu’un autre numéro, celui qui expliquera pourquoi Le Flambeau ne parait pas, suivra de quelques jours le numéro « nécrologique ».

Les nécrologies en hommage à ce « grand pamphlétaire des temps passés, cette conscience morale de la bourgeoisie, tant qu’elle en avait une », à cette « mauvaise conscience de son temps, [qui] avait l’implacabilité corrosive non pas d’un homme, mais d’un principe » n’ont rien de bienveillant. On lui fait essentiellement le reproche de se taire précisément à une époque qui a si terriblement besoin de conscience, de morale et de principes : « Karl Kraus s’est tu. Le plus grand tempérament critique à l’égard de son époque, la plus puissante arme de défense intellectuelle, le Swift allemand du XXe siècle s’est brusquement tu. Et cela précisément à une époque où cet anti-esprit, cette inculture, cette sous-humanité que Karl Kraus a combattu toute sa vie avec la plus grande passion, osent se manifester au grand jour de manière plus insolente et plus criminelle que jamais. » Enfin, les reproches exprimés, on l’appelle à l’aide : « Une maladie puante et fétide recouvre l’Europe. Il y a un médecin en possession d’un instrument pour traiter les métastases cérébrales qu’elle provoque. Nous l’appelons. Il y a une force spirituelle capable d’exacerber les contradictions dérisoires de la nature teutonne jusqu’à les rendre polémiques, d’exposer les méfaits et de mettre à nu le noyau. Nous avons besoin de cette force. Karl Kraus, ne nous abandonnez pas ! »[2]

Quel intellectuel de nos jours pourrait résister à ce genre de sollicitation ? Qui, adulé de la sorte, ne se sentirait pas investi d’une mission, de l’obligation de répondre au désir de son public, de lui montrer le chemin et ceci quand bien même il aurait fait semblant de mépriser ce public tout au long de sa vie ? Karl Kraus ne répond pas. Il ne réagit pas non plus à la haine revancharde qui se déchaine dans les journaux marxistes contre celui qui « avec son Flambeau et ses conférences, a, pendant des décennies, incité de jeunes intellectuels insatisfaits à une passivité aussi pleurnicharde que complaisante » et maintenant, face au danger historique, ne « moufte » pas.  Au lieu de cela, il intente un procès à l’un des journaux qui a eu la négligence d’omettre une virgule dans un vers du poème « Qu’on ne demande pas » qu’il a reproduit.

Ce procès, évidemment, il le perd. Il lui importait quand même face à des groupes sociaux qui l’appelaient à l’aide dans leur lutte contre des « sous-hommes ».

Georg Grosz, Germany a winter’s tale, 1917-19, wikiart

Et pourtant, ce qui l’empêche de prendre la parole n’est pas la mauvaise compagnie d’une bourgeoisie qui a complaisamment œuvré à la destruction de sa propre culture en cédant de plus en plus sur le lien entre verbe écrit et pensée, comme si l’on était autorisé à écrire des choses mal pensées, ou que l’on ne pensait pas du tout, sous prétexte qu’il fallait bien « dire quelque chose », et que Kraus a combattu toute sa vie en la renvoyant à sa bassesse. Ni même celle de socialistes et marxistes en mal d’alliés que Kraus accuse vertement d’avoir contribué à la situation présente, non seulement par la brutalisation de la parole politique mais aussi par l’importance ridicule accordée à des oppositions internes tandis que les nazis défilaient déjà dans la rue. Kraus, quoiqu’au centre de l’attention publique pendant trente ans, a toujours parlé seul. Le Flambeau, assez rapidement, fut entièrement fait par lui. La quatrième de couverture de la revue ne se gênait d’ailleurs pas de le souligner : y était expressément stipulé, de manière irrégulière entre 1912 et 1920, puis à chaque livraison « L’envoi de livres, de revues, d’invitations, d’extraits, d’imprimés ou de manuscrits de quelque nature que ce soit n’est pas souhaité, comme cela a été signalé à plusieurs reprises. Il n’y aura en aucun cas de réponse ou de renvoi. Les frais de port éventuellement joints seront versés à une œuvre de bienfaisance. »

Aussi faut-il supposer que, quand bien même un monde qu’il abhorre hurle à l’indignation, Kraus se savait tout à fait capable de construire un lieu à l’abri de ce brouhaha depuis lequel il aurait pu parler. Le rapport exécrable qu’il entretenait avec ses contemporains de « bonne volonté » ne vient pas à bout du silence de cet homme.

Pourquoi alors se tait-il ? Parce qu’il n’a rien à dire sur Hitler. La phrase doit être remise dans le contexte des écrits de Kraus. En 1926 il publie un bref poème où il déclare « L’étendu de mon œuvre est sans fin/J’ai quelque chose à dire sur chaque crétin »[3]. N’avoir rien à dire sur Hitler, c’est avant tout acter que ce dernier n’est pas un crétin, qu’il ne vient pas peupler le rang de ces imbéciles aux écrits desquels Kraus a consacré toute sa créativité destructrice. Le fait est que les mêmes qui ne comprennent pas son silence ne se sont jamais posé la question de savoir pourquoi il parlait. Et pourtant, peu de vies sont aussi intéressantes à comprendre que celle de Karl Kraus. L’homme a publié pendant trente-quatre ans presqu’à lui seul au moins quatre numéros par an d’une revue de 60 pages en moyenne, environ vingt livres essentiellement de critique littéraire, et a donné pas moins de 700 lectures publiques d’ouvrages classiques ou d’auteurs contemporains qu’il appréciait. Que l’œuvre soit monumentale est une chose, ce qui est beaucoup plus frappant est sa régularité, la discipline que l’auteur s’est imposée pour éplucher au jour le jour les journaux germanophones, pour y dénicher les signes les plus minimes de l’autodestruction de la raison, de la culture – au sens de Bildung -, bref de ce que l’époque appelait « l’esprit », qu’il exposait ensuite minutieusement, à l’appui de citations, dans Le Flambeau, tout en discernant dans les aberrations langagières de ses contemporains des tendances lui permettant de composer des numéros cohérents où se forgeait le diagnostic, année après année, de l’état mental de la société et de son évolution. Trente-quatre ans, quotidiennement, la même besogne dégoutante, voilà ce que cet homme s’est imposé.

Walter Benjamin, dans son étude sur Karl Kraus, donne la haine comme motivation psychologique à cet immense travail d’acharnement. Comme le texte date de 1931, il n’a pas pu intégrer le silence de Kraus face à Hitler, silence que la haine, si tant est qu’elle est bien le moteur de son activité, ne peut du reste expliquer – trop nombreux étant les motifs pour détester Hitler. En l’occurrence, si déjà on veut user d’un vocabulaire psychologique, c’est l’amour qui semble une bien meilleure explication. L’amour, non pas en ce qu’il trouve sa raison dans une inclinaison personnelle, mais dans une position de classe. Car Kraus était éperdument épris de la grandeur des idéaux de la bourgeoisie : rationalité, morale universaliste, humanisme, égalité, justice. Quand bien même, la question n’est pas pour autant réglée. En quoi le bon usage de la langue réalise-t-il en effet ces idéaux ? Pourquoi traquer chaque abus de langue comme s’il était l’arme d’un crime contre l’humanité ?

Jérôme Bosch, Le jugement dernier (détail), 1482, wikiart

On a souvent posé la question de savoir si Kraus était une figure prophétique. Et il l’était certainement, s’il revient au prophète de rappeler la loi, de vitupérer en soulignant que la loi n’est pas respectée, voire qu’elle est utilisée à des fins d’injustice. Or cette loi, pour Kraus, n’était autre que la langue. Tout comme la loi, elle est là pour tous. Et comme la loi elle contient la promesse d’un monde juste. Telle était en tout cas la découverte de la bourgeoisie allemande au XIXe siècle : structurée et réglée, elle oblige le sentiment, le ressenti, l’opinion à se mouler dans des formes objectives, à devenir des énoncés auxquels on peut objecter. Correctement utilisée, en tout cas tel était l’espoir de Kraus, elle interdit des phrases comme « La prostitution est immorale » et commande que l’on dise « Je pense que… », « A mes yeux… », « Je crois que … », « Je sens que… » et chacun de ces débuts de phrases engage différemment la suite de la conversation – si le « je pense que » exige une argumentation, le « je crois que » et encore plus le « je sens que » peut laisser l’interlocuteur légitimement indifférent. On n’a qu’à songer à l’usage de la langue dans les cercles aristocratiques proustiens, où elle sert pour habiller le jugement de goût personnel en parole d’autorité créatrice de la réalité, pour se rendre compte que l’exigence d’un usage correct de la langue, la demande de se soumettre à ses contraintes internes, est un fameux opérateur de démocratisation : elle contient la possibilité que tout un chacun puisse objecter à tout un chacun, non pas en prenant appui sur son « opinion » ou « son point de vue », mais en se référant à des règles communes. Pour la bourgeoisie en Allemagne autant que dans l’Empire austro-hongrois qui, politiquement, a longtemps échoué à imposer une loi commune pour tous, la langue était ce par quoi la démocratisation de la société pouvait procéder.

Ce que Kraus alors discerne dans la presse de son époque c’est le travestissement du point de vue situé en pur fait constaté ; c’est la traduction d’un « je crois » en un « je pense » sans qu’aucun n’argument ne s’ensuive ; c’est l’enchaînement d’énoncés sans lien logique les uns avec les autres qui sont présentés comme cohérents ; c’est le mauvais usage des mots, ce sont des faux sens, et aussi, bien évidemment, la négligence dans l’orthographe. Bref, c’est tout ce qui embrouille l’esprit, l’empêche de distinguer, et, au bout du compte, de percevoir au-delà du mot écrit la réalité bien plus complexe qu’il prétend restituer. Un usage de la langue qui empêche de voir, de penser et d’imaginer, voilà l’ennemi que s’est donné Kraus pendant trente-quatre années. Or, cet usage est propre à une bourgeoisie ayant conquis des positions de pouvoir dans l’espace public, et qui se comporte comme l’ancienne aristocratie en imposant son point de vue comme seule réalité. D’où la lutte de Kraus contre cette presse bourgeoise économiquement toute-puissante et inondant, du fait de sa puissance financière, l’ensemble de la société de sa parole. Quand Kraus ne cesse de rappeler que la langue, comme la loi, est donnée aux humains, qu’elle n’est pas faite par eux et qu’ils n’ont aucun droit à prétendre à sa « maîtrise » – qu’il n’y a pas de plus grand danger politique que cette prétention à « maîtriser » la langue, surtout si cette langue maîtrisée peut être imposée à tout le monde, alors son rôle est effectivement prophétique. Si les anciens prophètes ont rappelé que la loi est là pour produire de la justice, Kraus, quant à lui, rappelle que la langue est là pour permettre à chacun de répondre à l’autre, peu importe son statut social, sa position de classe ou son métier. La langue, prise en ce sens, est un appui de la mobilité sociale propre aux sociétés modernes, et la bourgeoisie allemande du XIXe siècle en a fait un support remarquable aussi, parce que, à côté de la libéralisation économique permettant l’ascension, c’était le seul à sa disposition pour contester les privilèges aristocratiques. Ce fait, Kraus le rappelle à la classe sociale qui a perçu la première cette dimension de la langue, et qui maintenant, après en avoir tiré profit, bloque vers le bas le processus de démocratisation qui devrait en découler en imposant sa parole à tous.

Joseph Beuys, Baignoire, 1960-77, wikiart

Kraus est de la génération des juifs de langue allemande qui ont cru dans la promesse de la culture. Dans un espace politique qui a réalisé tardivement l’émancipation civile et politique des juifs, leur participation à la société moderne passait effectivement par la contribution à une culture qui était perçue comme seul véhicule de l’émancipation de tous. Une culture bien définie. Car ce qu’on entendait par culture, c’était l’humanisme universaliste du classicisme et de l’idéalisme allemand, de Goethe, de Schiller, de Kant. Non pas « tous les hommes sont nés libres et égaux en droits » – proposition irréaliste dans cet espace politiquement tenu sous la férule de l’aristocratie –, mais « tous les hommes sont nés libres et égaux en raison ». L’idée que chaque individu était également doté de capacités rationnelles, qu’il suffisait d’éduquer les hommes pour que ces capacités se développent, que le premier outil de l’éducation est un usage correct de la langue, et que tout le monde doit être en mesure de s’en saisir, voilà qui formait l’idéal de cette bourgeoisie. Bien évidemment, la visée était politique, dans la mesure où, in fine, l’argument rationnel allait remplacer l’argument d’autorité, de préséance, de pouvoir et l’espace d’imagination poétiquement ouvert allait ouvrir des perspectives par-delà l’état des choses. On ne visait pas la révolution politique, mais on se contentait de poursuivre l’œuvre de culture censée aboutir à une société démocratique.

On mesure la charge portée par la « culture » dans cette constellation politique. Qu’elle soit intellectuelle, scientifique ou artistique elle était pensée comme la voie suprême de l’émancipation intellectuelle et collective ; l’homme de culture acceptait la frustration de son inégalité réelle et de son impuissance politique, en s’attachant à sa propre éducation autant qu’à celles de tous qui, elle, devait apporter les changements politiques désirés. On a beaucoup parlé de la fameuse symbiose judéo-allemande. Scholem, à juste titre, a souligné qu’elle était surtout une illusion juive, et que les Allemands pas plus que les Autrichiens ne désiraient en vérité la contribution juive à la culture. Mais il ne faut pas oublier qu’Allemands, Autrichiens et juifs se rencontraient dans l’expérience de l’impuissance politique. La symbiose n’était certes pas désirée par la bourgeoisie de langue allemande, mais l’illusion juive que tous les impuissants contribuaient, à travers la culture, à l’émancipation politique de tous, n’a rien d’étonnant.

Kraus est un représentant majeur de cette illusion. Elle est la raison de son antisionisme et de toute sa hargne contre des politiques en faveur de la défense des juifs qu’il jugeait particularistes et, à ce titre, des obstacles sur la voie de l’assimilation de tous, non seulement de juifs, à la culture universelle. Assimilationniste radical, non pas à la culture dominante et aux valeurs de la nation majoritaire, mais à la culture tout court, il ne supportait ni ceux qui, à l’instar des sionistes, percevaient le mensonge du discours sur la culture qui allait en réalité avec un refus net et clair d’une contribution juive, et en tiraient la conclusion d’une rupture, non pas avec la culture, mais avec l’Europe ; ni les nationalistes de tous bords, qui entrainaient les pays européens dans une guerre qu’il avait prévue précisément à l’occasion de l’affaire Dreyfus, grand moment de l’exaltation du nationalisme allemand contre cette « horrible République militariste française ». Mais surtout, il ne supportait pas cette bourgeoisie libérale qui, agissant par intérêt particulier souvent d’ordre pécuniaire, afin de vendre plus ou à plus de monde, cédait sur les exigences de la culture et sur sa tâche, qui seule justifiait sa position dominante, d’éduquer, de tirer la société toute entière vers le haut. Ce qui révoltait cet homme, c’était l’entreprise bourgeoise de rendre la culture homogène à l’opinion, peu importe si elle le faisait pour être applaudie, pour gagner de l’argent, pour plaire au pouvoir, pour se sentir proche du peuple, ou tout simplement par indifférence pour la visée politique de la culture.

Café, Vienne, 1900

Ce sont ces contemporains-là que Kraus traite de crétins, d’imbéciles, d’enflures. C’est sur eux qu’il a quelque chose à dire, et ce quelque chose qu’il avait à dire sur eux tenait tout entier dans l’écart entre leur propre idéal justifiant leur position sociale, et la trahison quotidienne et volontaire de cet idéal. Ce qu’il avait à dire à leur propos, c’était qu’ils détruisaient par facilité et paresse la seule arme disponible contre les particularismes nationalistes et identitaires, qu’il estimait incapables de produire, depuis leur point de vue situé, la moindre pensée universaliste.

C’est la raison pour laquelle il n’a rien à dire sur Hitler. Hitler ne prétend pas à la culture. Il ne prétend même pas à une préséance de la pensée sur l’acte. Les nazis, tel est le constat lucide de Kraus, ne font pas ce qu’ils disent, ce qui permettrait encore, à la rigueur, au polémiste de les coincer sur l’absurdité de ce qu’ils disent, et espérer empêcher ainsi leur acte. Hitler et ses acolytes disent ce qu’ils font. Le nazisme est le régime politique où l’acte précède le verbe. Dans sa longue analyse du nazisme dans le numéro « Voilà pourquoi Le Flambeau n’apparaît pas » Kraus insiste particulièrement sur un fait rapporté dans les journaux de langue allemande en 1933 : une jeune fille que la plèbe allemande chasse, la tête rasée, à travers les rues de Nuremberg, parce qu’elle avait une relation amoureuse avec un homme juif. Alors que c’est l’indignation morale face au calvaire imposée à cette jeune fille qui l’emporte dans la presse de l’époque, Kraus refuse de penser que cet acte puisse être saisi, même négativement en le condamnant, das les catégories d’une morale universaliste. Depuis quel point de vue peut-on juger une société qui non seulement ne se juge pas elle-même, mais qui a tout simplement cessé de parler pour agir et ne parle que pour dire ce qu’elle fait ?

On a demandé à Kraus d’« exacerber les contradictions dérisoires de la nature teutonne », mais ces contradictions, il ne les voit pas. Pas une feuille de papier ne peut se glisser entre ce que fait cette société et ce qu’elle dit faire. Elle abat des juifs dans la rue et elle dit « que les juifs crèvent ». Aucune contradiction à noter ici. Dans sa critique de la bourgeoisie libérale, Kraus pouvait arpenter l’espace qui séparait les idéaux de cette bourgeoisie, ce qu’elle prétendait être, et ce qu’elle faisait. C’est pour cette raison que ses flèches faisaient mal, touchaient la cible : bon gré mal gré, elle trouvait sa raison d’être dans ces idéaux. Jamais la bourgeoisie libérale, pour corrompue qu’elle fût, n’exaltait ses propres injustices comme relevant de son bon droit.  Hitler si. Quand Kraus dit qu’il n’a rien à dire sur Hitler, il ne parle pas de lui-même ni de sa stupeur. Il parle pour une dernière fois de cette bourgeoisie de culture et de ses acquis qu’il a défendus toute sa vie. Cette culture universaliste et humaniste n’a rien à dire sur Hitler. Cette culture, qui, même confrontée à des actes aussi atroces que celui de la plèbe de Nuremberg, croyait naïvement encore à la promesse de l’Evangile qu’ « au commencement était le verbe » et donc que le verbe allait l’emporter, aux yeux de Kraus, venait de mourir définitivement : la société allemande s’épanouissant, sans contradiction, dans l’acte, avait mis fin aux promesses du verbe.

Otto Dix, Des masques comme ruines, 1946, wikiart

« Au commencement était l’acte ». Cette phrase, par laquelle Faust amende triomphalement la traduction courante des Évangiles et commence sa descente aux enfers, est corrigée à la fin du Second Faust par le vers : « l’éternel féminin nous attire vers le haut ». Pour Kraus, une société qui a produit le Faust et pourtant chasse des jeunes filles nues à travers les rues en les lapidant au passage, met définitivement fin à cet espoir. Ce n’est pas pour rien qu’il a intitulé le texte définitif sur son silence sur Hitler La troisième nuit de Walpurgis, tandis que le Faust ne connaît que deux de ces nuits. L’aventure, assez brève somme toute, de la culture qui se croyait en mesure d’accomplir la véritable émancipation du genre humain et de mener, in fine, à une paix universelle, s’arrête brusquement avec Hitler. Il n’y a que l’assimilationniste le plus radical qui ait pu percevoir la mort définitive de l’humanité comme idéal à travers cet événement. Seul Kraus, qui n’appartenait pas à la nation majoritaire et a dû, de ce fait, comprendre la validité de ces idéaux au niveau de l’humanité (alors que l’Allemand pouvait toujours y percevoir un signe de la supériorité de la culture allemande), pouvait tirer toutes les conséquences de ce qui n’était plus une simple atteinte au verbe mais l’abolition de son règne. Seul Kraus, qui tout au long de sa vie eut conscience de la fragilité du verbe, de la nécessité de le protéger contre les hommes et leurs intérêts particuliers, avait la lucidité de percevoir qu’il avait été irrémédiablement défait par Hitler. Les autres, eux, s’échinaient encore à parler, à s’en remettre au verbe. N’ayant jamais pris au sérieux l’importance de la langue, ils pensaient pouvoir la maîtriser une dernière fois pour lui faire dire une dernière indécence : l’indignation morale face à la torture, la persécution et l’assassinat sanctionnés par l’État. Comme si la culture pouvait intégrer cet événement-là et le juger, alors que « l’événement constitue une barrière pour l’esprit, non seulement de manière fonctionnelle mais essentiellement. »[4]

Kraus meurt en 1936. Ses sœurs, comme celles de Freud, ont été assassinées dans les camps. Après s’être expliqué sur son silence sur Hitler, il n’a plus jamais pris la parole à ce sujet. Le combat de ses dernières années fut dirigé contre ceux qui « profanent » la seule chose que l’on possède encore, à savoir « ce qui n’existe plus »[5] en faisant semblant qu’il existe encore.

*

Après 1945, et à la suite d’une longue période de silence que seul l’insistance des rescapés et la publicité du procès Eichmann ont réussi à faire cesser, on a beaucoup parlé de Hitler. Les sciences sociales ont rapidement pris la place du jugement moral qui, Kraus avait raison sur ce point, s’est avéré impuissant face à l’événement – et du reste, dans l’ensemble de l’Europe, il n’y avait plus de société qui eût pu prétendre avoir le droit de l’énoncer. Des individus oui, des justes. Mais quant aux sociétés européennes, elles ont toute été défaillantes par rapport à leurs propres idéaux. C’était comme si après la Shoah, tout un chacun devait se rendre à l’évidence qu’il n’avait rien à dire sur Hitler, non pas parce qu’il verrait avec lucidité que l’acte a pris la préséance sur la parole, mais parce que cet acte, le fait est qu’il l’a lui-même commis, par participation ou par omission. Pourtant l’Europe parle ; et elle parle de cela inlassablement. Elle n’est pas avare en propos sur Hitler, sur ses crimes, sur les crimes européens, et donc sur sa propre déchéance. En s’en remettant aux sciences sociales pour parler de cela, et non pas aux moralistes, elle exprime une vérité difficile mais qui, à y regarder de près, commande toute la reconstruction de l’Europe : à savoir que la culture était une illusion ; qu’il faut plus que de la culture et de l’esprit pour produire des sociétés démocratiques. C’est à l’élucidation de ce constat, à son illustration, que s’attèlent les sciences sociales, ce savoir que les sociétés européennes se sont forgées, lorsqu’elles parlent du nazisme, lorsqu’elles se risquent à le replacer dans la pensée actuelle de l’Europe, et ne se limitent pas à restituer des faits. Or c’est en cela que ces disciplines, pointe revendiquée de la conscience du présent, révèlent aussi leur défaillance à l’époque post-Shoah : celle-ci s’atteste immanquablement lorsqu’elles tentent, comme si rien n’était arrivé, de juger l’histoire au nom des idéaux abstraits de cette culture qui – Kraus a vu juste –, n’avait et n’a toujours rien à dire sur Hitler.


Julia Christ

Notes

1 Le Flambeau, n° 554, p. 8 (1920), traduction par l’auteur.
2 Tous les extraits in Le Flambeau, n° 889, juillet 1934, traduction par l’auteur.
3 Le Flambeau, n° 700, 1925, p. 61 ; traduction par l’auteur.
4 Le Flambeau, n° 890, p. 35 (1934) ; traduction par l’auteur.
5 Le Flambeau, n° 906, p. 28 (1935) ; traduction par l’auteur.

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