Décidément, on n’est jamais tranquille. Nous avions prévu d’offrir à nos lecteurs un peu de littérature en attendant la rentrée, et de publier jusqu’à la fin du mois d’août – en un feuilleton de quatre épisodes– la longue nouvelle d’un grand auteur lituanien jamais traduit en français. Mais l’actualité nous oblige à la faire précéder d’un texte que nous n’avions pas prévu de proposer. Car il fallait bien réagir au combat que des députés communistes et insoumis ont cru bon, au cœur de l’été, de placer au premier rang de leurs priorités. La proposition de résolution – déposée le 22 juillet dernier et qui a enflammé l’Assemblée nationale depuis – s’échine en effet à vouloir définir la politique israélienne comme l’institutionnalisation d’une politique d’apartheid, au sens d’« un régime d’oppression et de domination d’un groupe racial sur un autre ». La question sociale pouvait attendre, il y avait plus urgent : faire de la dénonciation d’Israël le point sur lequel l’unité de la Nupes doit s’éprouver. La séquence qui s’en est suivie était programmée d’avance : on s’est écharpé sur les mots – antisionisme, apartheid, antisémitisme – comme si leurs sens étaient un secret introuvable, ce qui a engendré un psychodrame parlementaire. Bruno Karsenti revient sur l’épisode, qu’il analyse comme un écueil de la gauche européenne en général. Écueil qu’il lui faudra surmonter si elle veut vraiment se reconstruire. Car la critique de la politique d’Israël ne peut ainsi être surdéterminée par un antisionisme à usage domestique. Les jours de guerre réelle qui ont suivi à Gaza, avec son lot inacceptable de victimes civiles palestiniennes, montrent l’urgence qu’il y a à prendre le problème tout autrement, sans ces parasitages où un antisémitisme tout aussi réel trouve son débouché.
Né en juin 1929 à Janova, dans une famille juive de langue yiddish, Grigory Kanovich a publié de nombreuses nouvelles et dix romans, traduits dans de nombreuses langues. En ce mois d’août, sous la forme d’un feuilleton de quatre épisodes, K. publie la première traduction en français – par Elena Guritanu – d’une de ses nouvelles, écrite en russe. « Mes romans forment une sorte de saga litvak, un monument écrit à la mémoire des Juifs lituaniens disparus. » : c’est ainsi que l’écrivain lituanien de 93 ans qui vit aujourd’hui en Israël aime à décrire son œuvre — à laquelle nous introduit le texte d’Elena Guritanu et Elie Petit.
La nouvelle que nous présentons, « Le Pauvre Rothschild », raconte l’histoire d’Itzik, qui n’est ni baron à Paris, ni Lord à Londres, mais garçon de bain dans le Shtetl où il est né. Encouragé par ses deux protecteurs, le rabbin Hillel et le pharmacien Zalman Amsterdamskii, Itzik se met à rêver d’un lien de famille et d’un autre destin, d’émancipation et de richesse : « Le pauvre Itsik avait beau essayer de sortir de sa tête Paris et Londres et de se concentrer sur autre chose, il n’y parvenait pas. Qu’il descende à la rivière avec les seaux et la palanche, qu’il fende du bois dans la cour, qu’il file chercher des médicaments pour son père à la pharmacie du petit lieu, où régnaient des odeurs paradisiaques, ses prétendus parents le suivaient où qu’il aille. Même la nuit, ils lui apparaissaient dans de drôles de rêves – voilà que lui, le Pauvre Rothschild du tout petit lieu, se tient dans la salle immense et inondée de lumière d’un palais royal, à côté de ces célèbres nantis, du seigneur-roi des lieux et de toute sa famille. »