# 90 / Edito

La guerre entre la Russie et l’Ukraine est aussi une guerre de mémoire. On a vu comment le passé était en permanence convoqué, en particulier celui de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Les propos de Sergueï Lavrov comparant Zelensky à Hitler qui lui aussi aurait du sang juif, comme le départ de Russie du grand rabbin de Moscou, Pinchas Goldschmidt, après avoir subi des pressions pour soutenir publiquement la guerre de Poutine, sont deux symptômes de la manière dont la « question juive » demeure une des données du conflit. Ainsi, comme le rappelle cette semaine Boris Czerny, les Juifs occupent la place de « l’absent-présent » dans le conflit russo-ukrainien ; ils ne sont pas présents physiquement, mais tout le monde parle d’eux. Sans omettre de rappeler la dimension tragique des relations entre Juifs et Ukrainiens à travers l’histoire, Boris Czerny entend revenir dans son texte sur ce qui relève d’une autre histoire, tissée celle-là de dialogues et d’échanges. Y a-t-il une culture juive et ukrainienne commune, aussi marginale et parallèle soit-elle à l’histoire des violences que la mémoire retient ? Son texte met en scène deux figures emblématiques – Oleksa Dovbouch, héros populaire des Carpates, d’une part ; le « Baal Shem Tov », d’autre part – et rappelle comment celles-ci ont pu se croiser, et parfois symboliquement communier au sein d’un même imaginaire partagé.

Le nazisme est une politique, et une esthétique. Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, dans Le mythe nazi (Éditions de l’Aube, 2005), évoquaient un « national-esthétisme ». La musique y jouait un rôle fondamental. Les grands compositeurs allemands classiques, romantiques et postromantiques auront fourni une grande part de la bande-son du régime hitlérien. Il fallait des interprètes pour la jouer et, entre 1933 et 1945, des musiciens se sont épanouis à l’ombre du IIIe Reich, s’engageant avec plus ou moins d’exaltation derrière leur führer. Certains d’entre eux furent des artistes d’exception, poursuivant une carrière glorieuse après la guerre, et leurs disques demeurent des références et des jalons dans l’histoire de l’interprétation. Comment les écouter aujourd’hui ? Philippe Olivier, historien de la musique et musicologue, qui n’entend pas oublier le hors-champ politique de ces enregistrements, soulève la question de sa propre gêne à l’écoute de ce patrimoine musical.

Enfin, nous republions cette semaine l’entretien de Macha Fogel avec Tal Hever-Chybowski. Le directeur de la Maison de la culture yiddish – Bibliothèque Medem à Paris, le plus grand centre yiddish d’Europe, y parle, paradoxalement, de l’hébreu. Non pas de l’hébreu qui est sa langue maternelle, mais d’un hébreu qu’il refuse de circonscrire aux frontières de l’État d’Israël. « Mon éducation typiquement israélienne m’avait caché le rôle de l’Europe dans la modernité de l’hébreu » nous explique-t-il.

L’histoire des relations entre Juifs et Ukrainiens est revenue avec insistance dès le début de la guerre engagée par Poutine. Une histoire essentiellement tragique, sur laquelle revient Boris Czerny, mais en rappelant qu’elle ne se limite pas qu’à des actes de violences. À travers l’évocation de Dovbouch, héros populaire des Carpates, et du rabbin Israel Ben Eliezer dit le « Baal Shem Tov », il s’intéresse ici au tissu d’échanges linguistiques et culturels qui démontre la richesse des liens entre Ukrainiens et Juifs ainsi qu’à la matière complexe d’un passé commun.

Les mélomanes et discophiles actuels ressentent-ils une gêne en écoutant les enregistrements des grands interprètes ayant joué, entre 1933 et 1945, sans états d’âme, pour les dirigeants nazis ? Philippe Olivier, historien de la musique, spécialiste d’opéra – et notamment de Wagner – s’interroge sur son propre rapport à ce patrimoine musical.

Tal Hever-Chybowski, le directeur de la Maison de la culture yiddish – Bibliothèque Medem à Paris, le plus grand centre yiddish d’Europe, a l’hébreu pour langue maternelle. Mais il refuse de circonscrire cette langue aux frontières de l’État d’Israël ; à son oreille, l’hébreu est une langue du monde juif tout entier. Ce sont l’histoire et les possibilités diasporiques de l’hébreu qu’il explore dans la revue Mikan Ve’eylakh (« A partir de maintenant / A partir d’ici ») dont deux numéros sont parus, dans lesquels on retrouve des articles et récits d’intellectuels hébraïsants d’hier et d’aujourd’hui. Rencontre.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.