Dovbouch et le Baal Shem Tov : deux héros des identités nationales juive et ukrainienne

L’histoire des relations entre Juifs et Ukrainiens est revenue avec insistance dès le début de la guerre engagée par Poutine. Une histoire essentiellement tragique, sur laquelle revient Boris Czerny, mais en rappelant qu’elle ne se limite pas à des actes de violences. À travers l’évocation de Dovbouch, héros populaire des Carpates, et du rabbin Israel Ben Eliezer dit le « Baal Shem Tov », il s’intéresse ici au tissu d’échanges linguistiques et culturels qui démontre la richesse des liens entre Ukrainiens et Juifs et qui constitue la matière complexe d’un passé commun.

 

Marc Chagall, « Famille ukrainienne », année quarante.

 

Depuis le 24 février et le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la question des relations entre Juifs et Ukrainiens revient avec insistance. En justifiant le déclenchement de l’« opération spéciale » – euphémisme utilisé en Russie pour désigner le conflit – par la nécessité de « dénazifier » l’Ukraine, Poutine a établi dans ses discours un lien direct entre la Seconde Guerre mondiale et le combat qu’il mène contre Kiev. Poursuivant une réécriture de l’histoire entreprise il y a une vingtaine d’années, il occulte la participation des autres populations composant l’URSS à la lutte contre l’Allemagne d’Hitler ainsi que les pertes considérables en vies humaines subies notamment par l’Ukraine qui se trouvait au centre des plans de guerre allemands[1]. Reprenant un argumentaire déjà utilisé avant lui par Staline, Poutine attribue à la Russie le rôle principal dans la lutte contre le nazisme. L’Ukraine, quant à elle, incarnerait la collaboration avec les nazis. Les dirigeants ukrainiens actuels sont qualifiés de « bandéristes » – du nom du leader nationaliste Stepan Bandera (1909-1959),  qui créa une légion ukrainienne et se mit au service de l’Allemagne nazie.

La thématique juive au centre du conflit entre la Russie et l’Ukraine

Les autorités ukrainiennes opposent à la propagande russe un contre-récit contenant lui aussi des références à la Seconde Guerre mondiale : dénonciation du bombardement russe du site de Babi Yar où, les 28 et 29 septembre 1941 furent massacrés plus de 30 000 Juifs de Kiev, utilisation du terme génocide pour qualifier les viols et autres exactions commis par les soldats de Poutine sur le sol de l’Ukraine. La finalité de ce discours est de prouver que les Russes sont les continuateurs de l’idéologie hitlérienne. Pour preuve, avancent les Ukrainiens, la Russie attaque un pays dont le président, Volodymyr Zelensky, a des origines juives. Cet argument fut balayé par le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, qui, dans une interview donnée le 2 mai à une télévision italienne, déclara qu’« Hitler aussi avait du sang juif ». Allégation qui provoqua une vive réaction de la part des autorités israéliennes qui se trouvèrent « forcées » de sortir de leur « neutralité » vis-à-vis des belligérants.

Jusqu’alors, Jérusalem avait eu à cœur de ménager les Russes en raison de leur présence en Syrie et de leurs liens avec les dirigeants du Hamas. Par ailleurs, par son discours prononcé le 20 mars à la Knesset, Zelensky avait pratiquement fait l’unanimité des députés israéliens contre lui. Le président ukrainien avait entre autres déclaré : « Il y a 70 ans, les Ukrainiens ont sauvé les Juifs. Vous savez dans votre cœur, ce qu’il vous reste à faire ». Son allocution fut taxée de négationniste et une évidence lui fut rappelée: lors de la Shoah, les Ukrainiens furent davantage du côté des bourreaux que des victimes juives.

Tous ces faits montrent combien les Juifs occupent la place de l’« absent-présent » dans le conflit russo-ukrainien. Ils ne sont pas présents physiquement, mais tout le monde parle d’eux. Leur absence renvoie à une tragique réalité. Les Juifs, qui étaient un peu plus d’un et demi million à la veille de la Seconde Guerre mondiale dans ce qui correspond aujourd’hui au territoire ukrainien, étaient encore un demi-million à la veille de l’effondrement de l’URSS. Selon une étude datant de 2020, il ne resterait aujourd’hui en Ukraine qu’à peine plus de 250 000 Juifs éligibles à la citoyenneté israélienne.

Les Ukrainiens ne sont pas tous des antisémites ataviques, des néonazis, comme voudraient le faire croire les dirigeants russes. Et contrairement également à ce qu’affirme Zelensky, les Ukrainiens, dans leur immense majorité, n’ont pas sauvé les Juifs durant la Shoah. Au mieux, ils ont regardé « bruler le ghetto » sans réagir, indifférents. Mais au-delà de ces affirmations, la centralité de la « présence juive » dans l’actualité de la guerre, ainsi que les appels ukrainiens à une forme de fraternité de destin avec le peuple juif, posent la question de l’histoire des relations entre Juifs et Ukrainiens sur la longue durée.

Des périodes peuvent être délimitées : le XIe/XIIIe siècles, l’époque de la Principauté de Kiev ; le XIVe siècle, moment de la migration des Juifs d’Europe occidentale vers l’est, la Galicie, la Volhynie et la région des Carpates en particulier ; le XVIIIe siècle, quand fut instaurée la zone de résidence délimitant, à l’époque tsariste, le territoire à l’intérieur duquel les Juifs étaient obligés d’habiter. Cette région où vivaient plus de la moitié des Juifs de Russie et qui correspond en grande partie à la partie occidentale de l’Ukraine fut le théâtre de vagues de pogromes dès le XVIIe siècle, lors des émeutes cosaques conduites par l’ataman Bogdan Khmelnytsky, puis dans la seconde moitié du XIXe siècle, ainsi que durant la guerre civile, entre 1918 et 1920.

L’histoire des relations entre Juifs et Ukrainiens ne se limite cependant pas à ces événements et à des actes de violence qui culmineront avec la Shoah. Elle est aussi tissée d’échanges linguistiques, culinaires, culturels. Le contenu du site de l’organisation Ukrainian Jewish Encounter fondée en 2008 démontre la richesse des liens passés et présents entre Ukrainiens et Juifs. De façon étonnante il n’y pas à ce jour d’encyclopédie de ce passé commun dont un des aspects les plus étonnants est l’existence d’un folklore réunissant des figures emblématiques de l’identité nationale ukrainienne – comme, par exemple, Dovbouch le paysan insurgé – et juive – comme le Rabbi Israël ben Eliezer dit le Baal Shem Tov, le « Maître du bon nom » -, tous les deux originaires de la région des Carpates.

Dovbouch : un héros national ukrainien

Dans le premier tiers du XIXe, à l’époque de la formation des identités nationales et des nations, la persistance d’une « authentique culture populaire et nationale » conservée dans les Carpates, incita des ethnographes à imiter leurs collègues occidentaux et à entreprendre des expéditions dans ce massif montagneux. Soucieux de disposer des éléments nécessaires à la constitution d’un socle identitaire, ils se lancèrent dans la collecte des éléments constitutifs d’une culture populaire : contes et récits, costumes, relevé des modes d’habitation. Cette visée anthropologique et historique guida d’abord les travaux des chercheurs polonais qui, tel le poète et géographe Wincenty Ferreriusz Jakub Pol (1807-1872), réunirent les premiers textes sur le groupe ethnique des Houtsoules – qui désigne une population montagnarde ukrainienne vivant essentiellement dans la chaîne des Carpates – et leur chef Oleksa Dovbouch.

Première représentation connue de Dovbouch, Wikimedia Commons

Les intellectuels ukrainiens ne s’approprièrent leur propre culture et celle de la région des Carpates que dans la seconde moitié du XIXe siècle. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’émergence d’un nationalisme ukrainien fut le résultat de la création d’universités et la promotion des études slaves par le gouvernement de Nicolas Ier qui souhaitait protéger la Russie de l’influence des idées républicaines occidentales. L’« ukraïnophilie », illustrée dans les années dix-huit-cent-trente par le succès des récits ukrainiens de l’écrivain Nicolas Gogol (1809-1852), contribua au recentrage des études ethnographiques dans le domaine spécifiquement ukrainien et engendra une radicalisation identitaire parmi les intellectuels de la seconde moitié du XIXè siècle. Par son œuvre, le poète Taras Chevtchenko (1814-1861) éleva l’ukrainien au stade de langue littéraire et devint le chantre de l’ukrainité. Son itinéraire – il fut arrêté en 1847 et condamné à la prison, puis à l’exil – a fait de lui une figure héroïque de l’histoire de l’Ukraine.

Dans la partie « autrichienne » de l’Ukraine, le contexte était plus favorable qu’en Russie à la formation et à l’expression d’un sentiment national ukrainien. Les écrivains regroupés autour du groupe littéraire, « La Triade ruthène », Markiyan Chahkevytch (1811-1843), Yakiv Holovatsky (1814-1888), Ivan Vahylevytch (1811-1866) et, plus tard, des auteurs comme Ivan Franko (1856-1916), favorisèrent la démocratisation de la littérature ukrainienne et le passage d’un nationalisme élitiste à un populisme « populaire ». Un des points d’orgue de cette effervescence culturelle fut la création de la Société Chevtchenko à Lviv (Lemberg) en 1873 dont la chaire d’Histoire de l’Europe de l’Est fut occupée à partir de 1894 par l’historien et homme politique Mykhaïlo Serhiïovytch Hrouchevsky (1866-1934)

En 1917, Hrouchevsky fut élu président du parlement ukrainien, la Rada, et, sous son impulsion, l’Ukraine proclama son autonomie le 23 juin 1917. Auparavant, en tant que membre éminent de la Société Chevtchenko, il contribua au développement sur une grande échelle d’études ethnographiques dont les résultats firent l’objet, entre 1895 et 1929, de publications dans la série intitulé Le Recueil ethnographique. Parmi les personnalités de premier plan qui collaborèrent à ces travaux, ce sont les ethnographes Volodymir Choukhevytch (1849-1915) et Volodymyr Hnatiouk (1871-1926) qui se distinguèrent par leurs études dans le pays houtsoule et par la collecte de nombreux récits folkloriques comportant des personnages juifs et narrant les exploits du Robin des bois local, Oleksa Dovbouch (1700-1745), et de ses compagnons, les oprychchky, appelés aussi « gars de la forêt ». Comme le précise le spécialiste du cinéma ukrainien, Lubomir Hosejko, « héros populaire luttant contre la conscription obligatoire dans l’armée autrichienne et pourfendeur des magnats omnipotents de la noblesse hongroise et polonaise, Oleksa Dovbouch a intégré très tôt la psyché houtsoule tant sur le principe vital que sur le principe pensant. » De nos jours, précise encore L. Hosejko, le peuple voit en Oleksa Dovbouch le symbole d’une identité nationale (ukrainienne).

À l’instar des grands héros nationaux, le personnage de Dovbouch est une figure polysémique dont l’histoire emprunte à la réalité historique et aux récits épiques. Homme et demi-dieu à la fois, il s’inscrit dans un système de références identifiables (le paysage des Carpates, la lutte contre les seigneurs) et un imaginaire épique : la hache qu’il manie avec dextérité rappelle celle de la légende arthurienne et sa chevelure abondante d’où il tire sa force connote la mythologie biblique. Son invulnérabilité, que seul l’amour pour sa maîtresse peut mettre à mal, communique à son personnage une dimension éthique exemplaire. Il est prêt à se sacrifier pour son peuple.

Dans les récits et légendes ukrainiens, les Juifs occupent généralement la fonction d’intermédiaires économiques entre les paysans ruthènes et les seigneurs polonais. Dans leurs domaines, les ouvriers accomplissaient des corvées et étaient assujettis à des impôts et à des loyers, tout comme les Juifs qui, par ailleurs, étaient employés comme métayers à l’administration des biens seigneuriaux. Ce système était à l’origine de l’hostilité des paysans ruthènes envers les Juifs, car ces derniers recevaient une part du revenu du domaine en gage des prêts financiers. Outre la gestion des propriétés, les nobles accordaient aux Juifs, sous la forme de baux, la jouissance des distilleries (d’où l’accusation récurrente envers les Juifs de pousser les paysans à l’ivrognerie), des moulins et des auberges.

Les Juifs présents dans ces récits correspondent aux clichés habituels véhiculés par le folklore populaire et la doxa « antisémite ». Ils sont cupides et fourbes. Ils amassent de l’argent et trompent les paysans. Mais surtout, et là est la spécificité des histoires collectées dans les Carpates, les personnages juifs sont présentés de manière originale pour une littérature non-juive. Certains d’entre eux, tel le Juif à la force herculéenne, dans le récit éponyme, arrive à faire mordre la poussière à Dovbouch. On rencontre aussi des Juifs tirant au fusil pour se défendre des oprychki, des bergers et des artisans dont le mode de vie se distingue peu de celui des paysans. Bien souvent, ils sont considérés par les villageois comme des hommes et des femmes comme les autres, des voisins un peu stupides et naïfs dont il est plaisant de se moquer plus ou moins grossièrement. Le caractère truculent et paillard de ces histoires démontre la grande proximité entre les Juifs et les Ukrainiens dans les villages des Carpates.

Paysan houtsoules et son épouse vêtus de leur costume traditionnel

Ces contacts ne se limitaient pas cependant aux seuls domaines économiques et matériels. Ils concernaient également le sacré, la magie et la médecine. Dans les récits houtsoules, les rabbins des cours hassidiques apparaissent comme des personnages thaumaturges, des magiciens et des médecins dotés de pouvoirs extraordinaires. Cette présence correspond à une réalité historique. La domination économique exercée par les Juifs était en effet favorisée par une certaine correspondance entre le fonctionnement de la noblesse polonaise et celui des communautés hassidiques. De même que l’autorité d’un seigneur s’exerçait selon un schéma de cercles concentriques d’un rayon de plus en plus large, partant des membres de sa famille pour aller jusqu’aux paysans, le chef ou rebbe d’une cour hassidique fondait son pouvoir matériel selon un réseau se déployant en rhizomes, s’étirant depuis sa cour jusqu’à ses proches et à ses adeptes. Il est certain que la gestion des domaines créait une différenciation sociale importante entre les paysans ruthènes et les Juifs qui, dans les contes et légendes des Carpates, font souvent fonction d’ennemis et d’adversaires. Mais ces mêmes récits populaires montrent que les rapports entre Juifs et Ukrainiens ne se limitaient pas à des relations économiques et commerciales. Choukhevytch cite le cas de bergers houtsoules qui produisaient du fromage kasher. Hnatiouk évoque les « Ivans juifs » qui servaient le jour du shabbat. Souvent, également, il est question de magie juive, d’amulettes, et de pratiques religieuses hybrides permettant d’inclure l’« autre » dans des rituels dérivant vers l’animisme et les pratiques païennes. La magie juive et ceux qui l’exerçaient faisaient partie du paysage quotidien des villages et bourgs des communautés pluriethniques qui vivaient pratiquement en vase clos dans les montagnes.

Il n’est par conséquent pas étonnant que certaines allusions communes, comme celles se rapportant au diable, par exemple, se retrouvent dans le folklore juif et houtsoule. Il apparait sous l’hypostase du Dybbouk dans la pièce éponyme de l’ethnographe Anski et sous l’appellation de Didko dans de nombreuses chansons houtsoules. Dans l’une d’entre-elles, le mauvais esprit est chassé du corps d’une jeune fille dont il a pris possession et s’enfuit, comme dans la pièce d’Anski, par le petit doigt de la victime.

Si l’on trouve des Juifs dans des récits ukrainiens, des personnages ukrainiens sont également présents dans des contes et légendes juives. Cette présence concomitante est une caractéristique de cette forme de culture hybride, juive et ukrainienne.

Le Baal Shem Tov : un autre héros national ?

Les conteurs juifs des communautés hassidiques – qui étaient particulièrement nombreuses en Ukraine et, plus spécifiquement, dans la région des Carpates – considéraient les légendes et les shevahim (louanges) comme un moyen de glorifier les capacités miraculeuses et mystiques des rebbes (rabbins hassidiques). Parmi ces rebbes, Israël Ben Eliezer dit le Baal Shem Tov (1700-1760), originaire de Medjybij et contemporain de Dovbouch, fut un des plus célèbres. Sa figure, ainsi que les récits se rapportant à ses aventures, le Shivhei ha-besht ou Livre en honneur de Besht publié en 1815, fut l’objet d’une appropriation dans la seconde moitié du XIXe de la part des Juifs en quête d’une renaissance identitaire juive.

Synagogue du Baal Shem Tov reconstruite et transformée en musée, Wikimédia Commons

Le regard des Juifs sur eux-mêmes tant du côté russe que du côté allemand s’exprima dans un premier temps de manière ambivalente. La littérature du ghetto ou Ghetonovelle offrait des tableaux critiques de l’arriération de l’obscurantisme religieux incarné par le hassidisme et l’orthodoxie par opposition au mouvement des Lumières. Mais elle donnait également des représentations positives des traditions perdues de la vie en communauté dans un territoire, les Carpates, préservé des influences de la civilisation. Par la suite, et particulièrement après la vague de pogroms de 1881, la volonté de constituer une culture nationale, laïque et juive, au fondement d’une nouvelle identité nationale, se concrétisa par une puissante prise de conscience politique dont un des avatars fut le sionisme. La conception du peuple en tant que sujet de sa propre histoire incita des savants juifs, partisans d’une conception rénovée, sioniste, du monde juif, à diriger leurs recherches vers les confins orientaux de l’Europe, l’Ukraine, la Galicie et les Carpates.

Le premier à se rendre en Galicie pour effectuer des relevés statistiques de la population juive fut Arthur Ruppin (1876-1943), le père de la sociologie juive. S’appuyant sur des théories racialistes en cours à l’époque, il constata que les Juifs de l’Est et de l’Ouest (Westjuden et Ostjuden) présentaient des traits physiques communs et qu’ils étaient bel et bien les deux branches d’une même nation dont la réunion devait conduire à sa revitalisation. Dans le même ordre d’idée, dans son article « La Renaissance juive » publié en 1901 dans la revue Ost und West, Martin Buber prôna la nécessité de la réunification des deux « hémisphères » occidentaux et orientaux du monde juif. Buber, élevé par son grand-père de Lviv, incarnait cette génération d’intellectuels juifs engagés dans le sionisme et exaltant dans leurs écrits la force primaire des Juifs des confins. Cette approche s’avérait conforme à la valorisation sioniste de l’image du paysan, corps sain du peuple, prêt éventuellement à défendre la nation juive.

Dans l’adaptation en allemand des récits du Baal Shem Tov par Buber, le texte est délesté de nombreuses références bibliques se trouvant dans la version originale. Par contre, une place importante est accordée aux descriptions de la nature. Ce choix, comme la représentation de bandits houtsoules prêts, par exemple, à conduire, le rebbe jusqu’en Terre sainte, témoignait d’une affinité certaine de Buber avec une conception romantique du peuple et du retour à la nature.

Outre Buber, des ethnographes juifs se dévouèrent à la collecte de contes, récits et chants folkloriques juifs, comme, par exemple Benjamin Wolf Segel (1866-1931), le folkloriste Anski (1863-1923), les musicologues Youli Engel (1868-1927), mais aussi Shloyme Bastomski (1891-1941) et Leib Cahan (1881-1937). Signe des temps, le premier volume des contes yiddish publié par Cahan en 1931 comportait des contes recueillis auprès d’émigrés juifs arrivant aux USA. Après la Shoah, les Archives israéliennes du Conte populaire (IFA, pour Israël Folktales Archives), créées en l’honneur du professeur Dov Noy né en 1920 dans la ville houtsoule de Kolomya, sont devenues le principal centre d’étude et d’archivage de la culture populaire juive.

Photographie de bucherons juifs dans un shtetl des Carpates.

De Joseph Roth (1894-1939) à Aharon Appelfed (1932-2018), les écrivains juifs dont les œuvres se déroulent dans les Carpates, sont particulièrement nombreux. Dans les récits et poèmes de Samuel Agnon (1888-1970), Naftalie Gross (1897-1956), Shimon Meltzer (1909-2000), ainsi que du dernier écrivain de langue yiddish en Ukraine, Yossif Bourg (1912-2009), et dans les chansons du barde israélien d’origine ukrainienne, Daniel Klouger (1951-), pour ne citer que quelques noms, le Ba-al Shem Tov incarne la puissance spirituelle et la sagesse par opposition à la force physique de Dovbouch et de ses hommes.

Un poème de l’écrivain Naftoly Gross, illustre cette répartition des rôles. Je ne donne qu’un extrait :

Dovbouch toute la nuit dans les montagnes a fait ripaille

Ses compagnons lui ont apporté les mets les plus délicieux,

Puis on a dansé, sifflé, joué du violon et chanté.

Le Baal Shem Tov pendant ce temps marchait dans la forêt,

Parlant avec le vent et les aiguilles de pin

Enlaçant chaque arbre comme un ami, un membre de sa famille.

Foulant de ses pieds nus la neige gelée,

Il parlait avec D.ieu d’égal à égal

Louant à chacun de ses pas la terre sous ses pieds.

(…)

Devant le Baal Shem Tov et Dovbouch

S’effacent les frontières et les barrières,

Et s’inclinent les hommes dans la dévotion et la prière.

L’orgueil apaisé se soumet et s’incline,

Tandis que l’amour vers eux s’étire,

Et les arbres, les herbes et les fontaines,

Tels des moulins bruissent et murmurent,

À l’oreille de Dovbouch et du Baal Shem Tov.

Naftoly Gross (1897-1956) vit déjà au Canada quand il rédige ses vers. Son regard est tourné vers un passé et vers un espace qu’il idéalise et dépeint comme un havre de judéité et de communion avec les non-juifs. Cette nostalgie, qui traverse l’ensemble des œuvres des auteurs juifs originaires de cette région qui survécurent à la Shoah, est absente des récits ukrainiens, des contes et légendes comme des récits littéraires et, plus largement, de la mémoire ukrainienne. Ce déséquilibre de perception du passé explique certainement la complexité du dialogue entre les Juifs et les Ukrainiens aujourd’hui. Les Juifs ont sublimé la réalité au point d’en éprouver de la nostalgie. Les Ukrainiens en ont gardé la mémoire en essayant cependant d’en occulter les aspects les plus négatifs et surtout leur tragique compromission pendant la Shoah. Pour les Juifs l’Ukraine est un rêve, un mythe. Pour les Ukrainiens, l’Ukraine sans les Juifs est depuis longtemps une réalité acceptée.

*

Parabole juive en guise de conclusion. Un jour, alors que le Baal Shem Tov était perdu dans ses pensées et allait tomber au fond d’un précipice, Dovbouch et ses hommes virent les montagnes se rapprocher et le fossé se combler devant leurs yeux. Fascinés par ce spectacle, les brigands demandèrent au Baal Shem Tov de prier pour eux et de mettre sa magie à leur disposition. Le saint homme accepta à condition qu’ils arrêtent de persécuter les Juifs et qu’ils assurent leur sécurité. Selon un disciple du Baal Shem Tov, Menahem Nahoum Tverski (1730-1790), le rebbe dit aux oprychki : « Vous serez les feuilles de la vigne et nous serons les raisins que ces feuilles protègent. »

Danses hassidiques, esquisse de Moritz Gottlieb (1856 -1879).

Les Juifs originaires d’Ukraine, leurs enfants et petits-enfants ont gardé la nostalgie d’un certain air Juif-ukrainien fait d’odeurs de cuisine, de mélodies et de paysages. Ils ont aussi en mémoire que les feuilles ukrainiennes n’ont pas toujours protégé les raisins juifs comme l’enjoignait le Baal Shem Tov. Ont-elles seulement essayé ? Le malaise vient de là, de la lutte au fond de nous entre ce dépit dont nous avons du mal à desserrer l’étreinte, et ce désir d’harmonie et de cohabitation qui nous fait dire parfois que nous sommes aussi de là-bas, d’Ukraine.

Dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine, l’agresseur est la Russie. Aveuglée par la haine, elle rêve de dénazifier, de « désukrainiser » l’Ukraine. Il n’est pas question de se tromper d’ennemi et de la ménager au nom d’un quelconque respect qu’elle ne se porte même pas à elle-même, mais de grâce, que l’Ukraine ne nous demande pas d’oublier le passé, même au prix de jolis contes et légendes.


Boris Czerny

Boris Czerny est professeur à l’Université de Caen. Ses recherches portent en particulier sur le monde juif en Russie (XIXe et XXe siècle).

Notes

1 On estime généralement qu’un et demi-millions de soldats ukrainiens et cinq millions de civils, habitants de la République soviétique d’Ukraine, parmi lesquels 900.000 Juifs victimes des massacres de masse perpétrés par les Einsatzgruppen, ont péri durant la Seconde Guerre mondiale.

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