La tentation de voir dans la reconnaissance du caractère singulier de la Shoah un obstacle à la reconnaissance des crimes coloniaux est connue. C’est par ce biais que la mouvance postcoloniale, depuis au moins trois décennies, s’est engagée dans une concurrence victimaire dérisoire avec un penchant qui confine souvent au révisionnisme. L’article récent de l’historien Dirk Moses « Der Katechismsus der Deutschen » (Le catéchisme des Allemands) indique que cette ligne de pensée jadis hétérodoxe devient progressivement une doxa. Elle n’est plus produite à la marge de l’université, mais s’invite au cœur du débat public allemand et vient percuter la manière dont l’Allemagne elle-même intègre la Shoah dans sa conscience politique. Effectivement, dès lors que la Shoah est normalisée, la perception de sa singularité ne peut être rapportée qu’à des effets de domination dont les bénéficiaires sont logiquement les Juifs et leurs alliés supposés.
Dans un texte inédit en français, Saul Friedländer, le grand historien de la Shoah, revient cette semaine sur cette question qui nous a souvent occupés dans K.[1]. Il analyse les conditions qui permettent à une certaine pensée postcoloniale d’inscrire l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale dans la continuité des crimes et des violences commises par l’Occident. Il déplore que la reconnaissance des violences coloniales, en effet trop longtemps ignorées, semble devoir en passer par le refoulement de la spécificité du crime commis contre les Juifs par les nazis.
L’usage et la caractérisation de la mémoire de la Shoah font décidément en Europe l’objet d’un débat qui ne cesse de connaître des à-coups, en se diffractant selon les pays. Nous publions cette semaine la deuxième partie de l’essai d’Ewa Tartakowsky sur une visite scolaire du « Musée des Polonais sauvant les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale » à Markowa en Pologne. La Pologne semble se forger, à travers ce type de dispositif, un récit nationaliste ethno-religieux promu par le gouvernement du PiS, qui soit compatible avec la reconnaissance de l’extermination des Juifs de Pologne tout en s’exonérant de toute responsabilité dans le crime.
Le troisième texte proposé par K cette semaine est une fiction. Il nous détourne du présent en nous projetant dans l’espace et dans le futur, dans une dimension spatio-temporelle encore vierge de toute colonisation : il y est question de Star Trek et d’un certain « Moritz Benayoun » qui plonge le personnage principal de la nouvelle dans une rêverie judéo-cosmique assez inattendue…