Les Juifs du cosmos

 

L’USS Enterprise du capitaine James Kirk dans Star Trek.

 

Henri Hayon était un acteur de théâtre à la petite semaine. Il jouait peu et seulement dans des pièces sans intérêt, des rôles de quatrième catégorie dans des théâtres de quartier miteux. Sa plus grande gloire, il la devait (à en juger une série de commentaires spontanés que lui avait fait, au fil des années, un nombre d’inconnus croisés au hasard de ses pérégrinations urbaines) à sa ressemblance avec un célèbre acteur américain (Kevin Spacey, pour ne pas le nommer). Un jour, alors qu’il se croyait au fond du trou, sa carrière en friche et sa vie familiale à la dérive, une chose extraordinaire se produisit. Un email soudainement apparu dans sa messagerie lui offrait de jouer dans un grand classique du répertoire, au plus grand théâtre de Paris, sous la direction du plus grand metteur en scène de son temps. C’était un petit rôle, certes. Mais cette fois, il sentait qu’il aurait lui aussi sa chance de briller parmi les stars qui constellaient le reste de l’affiche. Cette manne immatérielle, il le savait, c’était le rôle de sa vie.

Hayon, on le comprend, était donc fébrile. Mais pas à cause du prestige du théâtre, ni de la réputation de génie tyrannique du metteur en scène, ou encore de la célébrité des autres artistes. D’ailleurs, Hayon n’avait jamais été séduit par la notoriété ou un grand admirateur des vedettes. Au contraire, ce qui l’avait toujours fasciné, c’était les rôles de dernier ordre, jusqu’aux figurants à qui il vouait une affection que certains jugeaient presque excessive.

Sa passion pour les acteurs obscurs et les rôles insignifiants s’était d’ailleurs récemment enrichie d’une nouvelle révélation. C’était arrivé peu de temps avant le miracle du petit rôle dans la grande pièce et, tout en étant athée, il y voyait maintenant un signe, une sorte de prémonition a posteriori. Était-il trop tard ? Peu importait ; il n’avait plus le temps de se soucier de si peu. Pourtant, l’incident le hantait toujours.

Un jour, un peu par hasard et beaucoup par désœuvrement, il tomba sur le deuxième épisode du tout dernier avatar de la franchise Star Trek, ‘Star Trek : Picard’. S’il avait toujours eu un faible pour la science-fiction, surtout celle des épopées intergalactiques, il n’avait jamais été fan de cette série culte qui, sans qu’il la méprise, l’avait toujours laissé étrangement indifférent. Elle l’attirait de trop loin, et il résistait sans parvenir à saisir la source de ses réticences. Enfant, il ne regardait que par intermittence les exploits du capitaine Kirk et de son célèbre second, Spock, dans la série originale des années 1960 qui ne l’avait jamais assez captivé pour la suivre comme il révérait Goldorak. Adolescent, il se moquait un peu d’elle, comme tout le monde, mais là aussi, toujours avec nonchalance. Enfin, il y avait bien longtemps qu’il l’avait oubliée quand elle refit soudain surface dans sa vie d’adulte — qui était aussi sa vie d’acteur.

Il était alors (on l’a dit) au plus bas, avait perdu le sommeil et redoutait la nuit. Un soir où l’angoisse était particulièrement tenace, galvanisée par une quête infructueuse dans les limbes de Netflix, il s’arrêta, faute de mieux, sur Star Trek : La Nouvelle Génération, sorte de reboot de la série originale, où Jean-Luc Picard reprenait le flambeau, un siècle plus tard, au légendaire capitaine James T. Kirk. De ce feuilleton, il n’attendait rien. Ce fut comme un autre miracle. Ses vertus soporifiques le ravirent. Certes, ce n’était pas la première fois qu’un film de Star Trek l’endormait. Mais cette fois, pensait-il, cela n’avait rien à voir avec l’ennui qui l’avait assommé lorsque, pour son treizième anniversaire, sa mère l’avait emmené aux Trois Secrétan avec quelques amis pour voir À la recherche de Spock. En revanche, chaque récit de La Nouvelle Génération, sans l’émerveiller, l’attendrissait par son kitsch et sa naïveté et le berçait jusqu’à ce qu’il s’assoupisse, toujours au bout de vingt minutes, irrémédiablement, absolument apaisé. Un soir, pourtant, il avait oublié de le regarder, sans doute distrait par autre chose, et ne parvint pas ensuite à dominer la paresse de renouer.

*

Star Trek avait depuis longtemps quitté la sphère de ses habitudes lorsqu’il réapparut soudain sur son écran. L’épisode de Star Trek : Picard qui venait de commencer attira d’emblée son attention par son titre, « Des plans et des légendes ». Hayon ne savait rien de cette toute nouvelle série et s’irritait même de l’acharnement des producteurs à toujours en inventer. Quand il avait commencé à regarder La Nouvelle Génération, il avait fait quelques recherches sur l’histoire de la franchise de Star Trek et avait découvert qu’elle se composait de six ou sept séries répandues sur plus d’un demi-siècle. Avec la Nouvelle Génération, il comprenait l’intention de ressusciter une série culte pour, précisément, une nouvelle génération de spectateurs. Pour Deep Space Nine, qui avait suivi après sept ans de succès, il concevait le désir de renchérir tout en enrichissant les récits d’une dimension spirituelle jusque-là occultée. Mais pour les autres séries, à l’exception peut-être de Voyager qui pour la première fois mettait une femme aux commandes, Hayon avait trouvé futile la prolifération des « sequels » et des « prequels » (mots qu’il trouvait abominablement comiques) qui s’obstinaient à vouloir combler le vide du temps et de l’espace avant et après, tout autour de l’histoire originale.

À la seule pensée d’explorer cette nébuleuse lui venait le vertige qu’il aurait ressenti, se disait-il avec un sourire irrévérencieux, s’il avait songé un jour comprendre le principe du tikkoun olam, la réparation du monde qu’une vieille tante infuse de mystique avait essayé de lui expliquer quand il était enfant en lui montrant le splendide exemplaire du Zohar qu’elle lisait en cachette (un jour, elle le lui donnerait mais il devait promettre de ne pas l’ouvrir avant ses quarante ans parce que, ajoutait-elle avec force clins d’œil, ça pouvait rendre maboul). Tout ce que Hayon avait retenu du tikkoun olam, c’était que l’univers originel, parfait, juste et miséricordieux, n’avait pas résisté au retrait de Dieu. Le monde avait volé en éclat et, depuis lors, c’était aux hommes, par leurs justes actions, d’en retrouver tous les fragments étincelants pour le reconstituer. « Tu vois », lui avait chuchoté sa tante adorée, « la kabbale a pensé à tout ! Même au Big Bang et comment on peut y répondre, nous, les moins que rien dans l’infini ! » Mais la vieille dame avait un jour décidé de faire le tour du monde en solitaire et avait pris le Zohar avec elle. Hayon se souvenait vaguement qu’elle le lui avait finalement envoyé de Buenos Aires, mais ne savait plus si le livre s’était égaré en route ou si c’était lui qui l’avait perdu. En tout cas, il n’avait jamais eu le courage ou la volonté d’aller plus loin dans ces rêveries.

C’est un peu à tout cela qu’il repensait en regardant les premières minutes de cet épisode de Picard. Après tout, il s’agissait là aussi d’une histoire de retour et de souvenirs. « Souvenirs » était même le titre de l’épisode pilote de la série qui exposait les liens avec La Nouvelle Génération. Vingt ans après sa dernière mission, on retrouvait l’amiral Picard à la retraite sur sa terre d’origine, le domaine familial de Château Picard à La Barre, en Bourgogne. Il était revenu sur Terre pour travailler la terre, sa terre d’origine, mais allait bientôt la quitter à nouveau, reprendre du service, se remettre à sillonner l’espace à la poursuite de la vérité et de la justice en luttant contre les complots meurtriers des Romuliens, ennemis jurés de la Fédération des Planètes Unies et de leurs alliés androïdes. Cette histoire, il la reconnaissait. Elle reprenait le motif du retour odysséen à la terre d’origine, retour illusoire, soit qu’il y ait trop d’obstacles, soit qu’il n’y ait pas d’origine, soit que, tout compte fait, une fois revenu quelque chose ou quelqu’un nous attire ou nous renvoie ailleurs.

Malgré tout, il accepta de se prêter au jeu en observant d’un œil oisif le héros arpenter le milieu exotique de sa terre natale. Toutefois, il peinait à le suivre et était sur le point de l’abandonner à son destin quand tout à coup, il sauta de son fauteuil. Le docteur que Picard était venu voir pour passer des examens en vue d’être rétabli aux commandes d’un vaisseau de Starfleet, ce vieil ami qu’il avait rencontré plus d’un demi-siècle auparavant à bord du Stargazer, s’appelait Moritz Benayoun. « Benayoun ?! », s’écria Hayon. Son étonnement était double. D’abord, Star Trek laissait envisager que, dans moins de quatre siècles, les Juifs du futur compteraient parmi eux des sépharades de l’espace. Mais surtout, il était stupéfait que ce docteur Benayoun portât le même nom que lui. Ou plutôt le nom que, à peu de choses près, il aurait pu porter.

 

Jean-Luc Picard (dos) et Moritz Benayoun (face), Star Trek : Picard, 2020

*

Ce personnage éphémère du lointain futur lui avait rappelé que jadis un de ses aïeux avait décidé de changer de patronyme.

On ne savait pas trop pourquoi, plusieurs hypothèses circulaient et divisaient parfois amèrement différentes branches de la famille. Certains pensaient que ce Jacques Ayoun avait changé de nom quand il avait quitté précipitamment sa ville natale de Taza pour émigrer en France, pour des raisons plutôt louches qui, dans certaines versions, faisaient part d’une sombre histoire de relation avec une Arabe et des frères de la jeune femme déterminés à venger l’honneur familial. D’autres croyaient plutôt qu’Ayoun avait changé de nom pour améliorer ses chances d’être reçu au concours de l’École des Mines. Si ç’avait été le cas, il aurait été le premier Marocain (en tout cas le premier ressortissant du Maghreb) à intégrer la prestigieuse école d’ingénieurs. Ayoun, c’était peut-être trop marqué, même s’il y avait une grande beauté dans cette variante berbère de l’hébreu haïm et de l’arabe hayy (ou haya), et que ça rappelait la proximité entre Juifs et Arabes, voisinage qui pour certains prêtait parfois à confusion, les induisait en erreur, générait des malentendus, incitait à l’équivoque, etc. Or, qu’Ayoun évoque l’hébreu ou l’arabe, une chose était sûre qui mettait tout le monde d’accord : ça ne sonnait pas assez français. La preuve en était que l’aïeul avait (comme il le soulignait avec amertume) été recalé à tous les concours : École Normale Supérieure (pourtant, il lisait beaucoup), Polytechnique (bien qu’il fût exceptionnellement doué en calcul mental et se targuait d’une longue expérience de préparateur en pharmacie), et même Saint-Cyr (il rêvait d’être officier en l’honneur de son père autrefois greffier dans un hôpital militaire à Rabat). Les Mines était sa dernière chance (et des meilleures puisque, après tout, il était un bricoleur de génie), ou la dernière chance qu’il donnait, lui, en tant que citoyen français, au système « élitiste mais juste » que lui inspirait « l’idéal républicain ».

Alors cet aïeul eut une idée brillante. Il transforma Ayoun en Hayon. Alors qu’Ayoun fermait des portes, ou les claquait au visage, Hayon, dans son ironique et providentielle homonymie, les ouvrirait en douceur. Mais une autre légende (rumeur qu’on se passait nonchalamment de génération en génération) voulait encore que cette idée de convertir Ayoun en Hayon eût pour origine la prononciation fautive d’un boucher. Enfant, ce parent allait en effet chercher deux ou trois fois par semaine de la viande chez le boucher-charcutier français du quartier et s’entendait à chaque fois accueilli par le patron ou la patronne d’un « Ah, voilà le fils de Mme Hayon », avec une absence de sourire et un ton qui lui avaient toujours semblé malveillants. Confus, l’enfant n’osait pas corriger mais se demandait ce qui pouvait avoir provoqué une telle écorchure à son nom. Ayoun, aïe-oune, ce n’était tout de même pas si difficile à dire que ça. Puis un jour qu’il allait chez ce commerçant avec sa mère, c’est elle-même qu’il entendit dire à la vendeuse que la commande qu’elle était en train de passer était au nom de « Mme Hayon ». On dit qu’il ne devait jamais apprendre si cette transmutation (sorte de translation dans tous les sens du terme) s’était originée dans une honte quelconque (honte qu’il avait lui-même ressentie pour la première fois ce jour-là), ou si elle était due à un désir de simplifier la transaction. Quoi qu’il en fût, l’idée était désormais bien implantée et germerait des années encore avant d’éclore.

Un peu comme la maladie que le docteur Benayoun venait d’annoncer à l’amiral Picard. Le docteur venait en effet de découvrir un trouble rarissime dans le lobe pariétal du héros. Ce mal mystérieux avait déjà été évoqué dans le dernier épisode de Star Trek : La Nouvelle génération, où Picard s’était trouvé comme détaché du temps, à la fois dans le présent, le passé et l’avenir. La fidèle docteure Crusher avait alors annoncé à Picard qu’il était sûrement atteint du « syndrome irumodique », une maladie cérébrale dégénérative et incurable due à la dégradation des voies neuronales, cause de confusion et d’hallucinations, et potentiellement fatale. Mais si Hayon était fort troublé par cette révélation, il ne pouvait toutefois pas s’y attarder, trop ému d’avoir découvert en Benayoun une sorte de mentor à venir, tellement ému qu’il décida de faire de David Paymer (l’acteur qui l’incarnait) une sorte de héros intime. Il était acteur un character actor, de ceux qui, comme on dit, ont « une gueule ». Hayon commençait alors à se dire qu’il lui restait à se faire une tête bien à lui, une tête qui n’était encore revenue à personne.

*

La révélation de Moritz Benayoun l’avait à l’époque tellement marqué qu’il commençait à obséder, presque à délirer. Il entendait par exemple dans « Star Trek » et dans « Starfleet » des noms qui parlaient de l’espace et des étoiles avec des consonances ashkénazes, que ces étoiles soient de David ou d’Hollywood. Hollywood où David Paymer n’était pas personne sans être vraiment quelqu’un. Ainsi, son nom n’était pas gravé en laiton dans une grande étoile rose à cinq branches sur un carré de granito noir (imitation marbre) sur les trottoirs du Walk of Fame de Hollywood Boulevard. Mais il était tout de même connu dans le milieu, avait travaillé avec les plus grands, et reçu plusieurs nominations aux Golden Globe et aux Oscars. Ce qui fascinait Hayon le plus, c’était que la télé made in Hollywood, qui n’avait pas peur de montrer des Juifs juifs ou des Juifs invisibles, mais quoi qu’il en soit et quoi qu’il arrive toujours ashkénazes, décide de mettre en scène un Juif sépharade anodin, dans un futur lointain.

Il fit ses recherches et découvrit qu’on devait le scénario de cet épisode à Akiva Goldsman et Michael Chabon. Chabon, il le connaissait. C’était l’auteur des Extraordinaires aventures de Kavalier et Clay, l’histoire de deux cousins juifs adolescents, un Américain de Brooklyn et un Tchèque de Prague, qui juste avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, créent des bandes dessinées dont le héros (« L’Artiste de l’évasion ») combat le nazisme sous toutes ses formes. Dans cette fiction, beaucoup auront reconnu un hommage à Joe Shuster et Jerry Siegel, les jeunes créateurs de Superman, et à tous les autres artistes juifs de comics, de Stan Lee à Jack Kirby. Ceux qui ne pourraient pas s’empêcher de se demander pourquoi tant de Juifs sont à l’origine de tant de super-héros pourraient commencer par se dire que Superman est un Golem, que les super-héros sont des fantasmes d’anges protecteurs contre les pogromes et les monstres génocidaires. Or, là encore, on est dans le monde des ashkénazes. C’est donc ce qui rendait encore plus précieuse (et aussi plus mystérieuse) l’apparition de Benayoun sous la plume de Chabon et Goldsman.

Hayon chercha vainement sur internet d’où leur était venue cette idée de faire apparaître un sépharade dans le futur de Star Trek, et avec ce nom de Moritz Benayoun. Il en arriva à se demander s’ils avaient songé à Maurice Benayoun, dit MoBen, l’artiste art numérique, explorateur de l’Open Media Art, praticien de la réalité virtuelle et de l’intelligence artificielle. Peut-être avaient-ils été impressionnés par ses Quarxs, des êtres invisibles qui défient toutes les lois de la science et de la nature que MoBen avait imaginées et créées en 3 D (peut-être pour la première fois au monde) avec les auteurs de BD de science-fiction Schuiten et Peeters. Les Quarxs, c’était les Shadoks de la fin du millénaire ; les Shadoks qui, enfant, l’avaient obnubilé avec leur cosmopompe et leur obsession de construire une fusée pour rejoindre la Terre, et qu’il retrouverait bien des années plus tard avec plus de confusion encore dans les noms de Shylock et de Sherlock… Conscient qu’il s’égarait en imaginant l’influence sur les Shadoks de Saul Steinberg, le célèbre illustrateur du New Yorker, il abandonna ses recherches. À la fin, ce qui comptait pour lui, c’était qu’en Moritz Benayoun il entendait coexister l’Europe de l’Est (l’Allemagne surtout), la France, et le Maghreb. Il entendait la promesse d’avenir d’un nom familier, un nom-valise, d’une valise qui ignorait les frontières, à l’image de ce monde du futur où, dans Star Trek, toutes les races coexistaient en paix (sur Terre en tout cas), un nom littéralement cosmopolite. Idéal pour se frayer un chemin à travers les étoiles.

« Star Trek », après tout, c’est bien la « Marche des Étoiles ». C’est ce que se disait Hayon, même s’il savait qu’on devrait plutôt dire « Randonnée » pour trek, mais il trouvait cette activité trop vulgaire, sans vraiment savoir pourquoi au reste, peut-être parce qu’il y voyait une obscène parodie de l’Exode ou, pire, du Juif errant. Bref… Moritz Benayoun, à la fois allemand et français, ashkénaze et sépharade, arabe et berbère, c’était pour lui le Juif du cosmos. Du cosmos qui signifie aussi bien le monde que l’univers. Du cosmos où l’on pourrait croire qu’il n’y a donc pas d’étrangers puisque tout le monde en fait partie. Or, on se tromperait. Les différences survivent aux ténèbres du néant. Le futur promet l’effacement des frontières et des races sur Terre. Ce sont les non-Terriens qui deviendront alors exclusivement les étrangers. L’espace, ce n’est pas la « frontière de l’infini » comme l’a joliment mal traduit la version française du préambule de chaque épisode de Star Trek ; c’est « la dernière frontière ». Le but de la Marche des Étoiles, dans sa version originale, c’est d’explorer des mondes étranges, aller à la recherche de nouvelles vies et de nouvelles civilisations, aller là où personne n’est jamais allé.

Autrement dit, aller vers l’étranger. L’étranger qui n’existe donc plus sur Terre, et qu’au gré des années-lumière on découvrira à notre égard hostile, comme les Romuliens et les Kligons, ou bienveillant, à l’instar des Vulcains. L’étranger, ce sera encore lui qui, au-delà des étoiles, donnera encore un sens au métissage. Hayon pensait par exemple à Spock, né d’un père vulcain et d’une mère humaine. Spock, le métis primordial de l’espace à qui Léonard Nimoy prête son corps et attribue le geste iconique de cette Marche des Étoiles, le fameux salut vulcain qui s’accompagne de la formule : « Longue vie et prospérité ». Le signe et la formule sont si célèbres qu’on en a fait un acronyme et un emoji, mais combien savent que ce signe de la main, Nimoy ne l’invente pas mais le répète, inspiré du geste des Cohen prononçant la birkat haCohanim, la bénédiction protectrice récitée lors des grandes fêtes juives mais aussi le vendredi soir par les parents pour leurs enfants, ou encore avant un long voyage ?

*

Si la birkat haCohanim avait été faite pour l’équipage du Nostromo, leur périple intersidéral n’aurait peut-être pas aussi mal tourné. Peut-être que, en route pour la Terre, Maman, l’ordinateur de bord, n’aurait pas détourné le cargo de sa course. Mais comme en mer un navire a pour devoir absolu de secourir un vaisseau en détresse, le Nostromo avait pour priorité d’explorer toute planète qui donnerait des signes de vie, comme sur cette exolune ténébreuse et désolée située à plus d’un demi-siècle de la Terre. Or c’est la mort, on le sait bien, que les gens du Nostromo vont trouver là. La mort incarnée par l’étranger absolu, le xénomorphe, l’alien. Hayon avait vu ce chef-d’œuvre au moins huit fois et ce n’est que tout récemment, au cours de ses pérégrinations à la recherche de tout ce qu’il pourrait glaner sur Moritz Benayoun, qu’une nouvelle révélation l’avait bluffé. Yaphet Kotto, qui joue Parker, l’ingénieur en chef, le seul Noir de l’équipage, celui qui sauve la vie de Ripley attaquée par Ash, l’androïde scélérat, Parker qui sera encore la dernière victime de la créature avant que l’héroïne lui règle son compte une fois pour toutes, Yaphet Kotto était juif. La page française de Wikipédia ne le dit pas et l’hommage funèbre que lui rend Libération ne le mentionne qu’en passant. Mais pour Hayon, ça n’avait rien d’anecdotique. Dans Vivre ou laisser mourir, où il incarnait le premier antagoniste noir de James Bond, il l’avait vu comme un tyran des Caraïbes, et dans Raid sur Entebbe, il répliquait le rôle opaque du dictateur ougandais Idi Amin Dada dans la prise d’otages juifs et israéliens par des terroristes palestiniens. Dans Alien, il avait admiré sa prestance mais n’avait guère vu en lui qu’une autre victime noire des pulsions sacrificielles de Hollywood.

L’erreur de Hayon lui faisait honte. Kotto n’était pas un « petit acteur ». Formé à l’Actors Studio de New York, il avait joué aux côtés et au niveau des plus grands. Mais surtout, il n’était pas l’homme que ses yeux formatés l’avaient induit à voir. Sa judéité avait toujours été si présente en lui qu’il disait à qui voulait l’entendre qu’il serait devenu rabbin s’il n’avait embrassé la vocation d’acteur. Il avait lu tant d’ouvrages saints en hébreu qu’il ouvrait chaque livre par le dos. Tout cela grâce à son père, Avraham Kotto, né Njoki Manga Bell. Il lui avait raconté que, descendant de la famille royale du Cameroun, il s’était converti au judaïsme et avait changé son nom en immigrant aux États-Unis dans les Années Folles. Ailleurs, Hayon avait lu qu’il était déjà juif à son arrivée, qu’il parlait hébreu, et qu’il disait à son fils que leurs origines remontaient aussi aux Juifs africains venus d’Israël qui auraient migré jusqu’au Cameroun en passant par l’Égypte. Un jour, le jeune Yaphet avait même croisé Malcom X à Harlem qui lui avait dit, en apprenant son nom et son histoire, qu’il était le Juif originel. Jamais pourtant Kotto ne jouera de personnages juifs. Après Alien, bien que Parker ait été son rôle préféré, il refusera de se laisser enfermer dans des rôles similaires. Il dira non au personnage de Lando Calrissian dans Star Wars parce qu’il ne voulait pas se faire de nouveau tuer à l’écran. Mais il rejettera aussi le rôle de Jean-Luc Picard dans Star Trek. Cette décision, il disait l’avoir toujours regrettée.

Hayon aussi, quelque part.

Il imaginait cette rencontre entre Kotto-Picard et Paymer-Benayoun, l’Hébreu d’Afrique de jadis et le Germano-Maghrébin de l’avenir. Et aujourd’hui encore, il se figurait ces Juifs du futur. Il les imaginait, ces Juifs du cosmos, de toutes les couleurs, de tous les horizons. Parmi les étoiles, ils lui disaient quelque chose.


André Benhaïm

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