Saul Friedländer : Un crime fondamental

Alors que l’antisémitisme sévit dans le monde entier, la mémoire de la Shoah est de plus en plus critiquée au nom d’idées postcoloniales. La dernière attaque en date est signée par l’historien australien Dirk Moses. Ce dernier affirme que distinguer la Shoah d’autres crimes survenus dans l’histoire de l’humanité n’est rien d’autre qu’une affaire de foi. Et qu’il est temps d’abandonner la foi dans la singularité de la Shoah et les obligations qui en découlent pour la remplacer par une vérité nouvelle: la Shoah n’est qu’un crime parmi d’autres. Le grand historien de la Shoah Saul Friedländer, dans un article originairement paru dans Die Zeit, contre-attaque : l’extermination des Juifs est un événement qui diffère fondamentalement des atrocités coloniales commises par l’Occident. Et la pensée postcoloniale prend le risque actuellement de se désolidariser de la lutte contre l’antisémitisme qui peut parfois couver dans ses rangs.

 

Saul Friedländer © Mahj

 

Un ami m’a recommandé de lire l’essai Der Katechismus der Deutschen  [Le catéchisme des Allemands] de l’historien et chercheur australien sur le génocide A. Dirk Moses, paru le 23 mai dernier dans le magazine suisse en ligne Geschichte der Gegenwart [Histoire du présent]. Et en effet, sa lecture m’a ouvert les yeux sur certains des nouveaux débats en cours en Allemagne et au-delà, menés dans une perspective postcoloniale, sur la signification historique de la Shoah telle qu’elle y est mise en rapport avec l’histoire de la violence coloniale.

Nonobstant mon expertise limitée dans ce domaine, je suis entièrement d’accord avec les prémisses historiques et émotionnelles générales de la pensée postcoloniale : oui, le monde occidental a ignoré son passé colonial et son racisme pendant trop longtemps. Mais cela ne signifie pas, bien sûr, que je suis d’accord avec les conclusions de Dirk Moses. Beaucoup de ses déclarations me semblent erronées et trompeuses. Cette impression a été renforcée lorsque j’ai lu le commentaire de Moses sur les réactions à son essai, que le portail web The New Fascism Syllabus a publié le 15 juin sous le titre germano-anglais Dialectic of Vergangenheitsbewältigung.

En République fédérale, dans les années 1980, écrit Moses, un « vieux catéchisme » – selon lequel l’Holocauste n’a été perpétré que par une minorité de nazis fanatiques – aurait été remplacé par une interprétation autocritique de l’histoire qui reconnaît une responsabilité allemande plus large dans le crime. La culture mémorielle allemande qui en a découlé aurait beaucoup contribué à la libéralisation de la République fédérale mais, en 2008, cette culture mémorielle se serait transformée en un « nouveau catéchisme ». La réflexion autocritique se serait transformée en un dogme rigide et conservateur promouvant un philosémitisme d’un nouveau genre et exigeant un soutien allemand durable à l’État juif, sans tenir compte de l’oppression des Palestiniens par Israël.

Selon Dirk Moses, cette nouvelle orthodoxie serait au fondement de l’image de soi actuelle de l’Allemagne. Négociée avec les « élites américaines, britanniques et israéliennes », elle serait la condition de la reconnaissance internationale de l’Allemagne. À la deuxième mention par Moses de ces mystérieuses « élites », ce n’est sans doute pas tout à fait par hasard qu’elles deviennent purement américaines et israéliennes. Car que pourraient-elles être d’autre ? Les Juifs, bien sûr ! En d’autres termes, en suivant scrupuleusement le « nouveau catéchisme », qui implique un soutien inconditionnel à Israël en raison du caractère unique de la Shoah, l’Allemagne s’assurerait que les élites juives en Israël et aux États-Unis lui tapotent gentiment la joue. La critique de Moses, si on l’interprète de manière bienveillante, a en ligne de mire une instrumentalisation de la mémoire de la Shoah au service des raisons d’État allemandes. Ce que laisse entendre son discours sur les « élites » américaines et israéliennes laisse néanmoins un arrière-goût de rance.

L’historien australien A. Dirk Moses veut penser la Shoah en même temps que les génocides du colonialisme. Il qualifie la culture mémorielle allemande d’ « idéologie d’État » qui « prescrit des manières de parler » (ZEIT n° 27/21). Il est plus précis sur ce qu’il appelle le « catéchisme ». Son argumentation repose ici sur deux prémisses : premièrement, les Allemands considèrent la Shoah comme un crime singulier qu’ils « fétichisent comme un objet sacré », comme il l’écrit pour le New Fascism Syllabus ; deuxièmement, cette thèse sur la singularité est récente. Bien qu’elle ait déjà été acceptée dans les années 1980 (Moses cite notamment l’Historikerstreit [la Querelle des Historiens]), elle ne serait devenue un article de foi qu’après le tournant du millénaire. Cette présentation des faits est discutable à bien des égards. En fait, les historiens allemands – et une partie croissante du public – reconnaissent la nature particulière de la Shoah depuis les années 1960 (ce qui, soit dit en passant, ne signifie pas que cela revient à « sacraliser » l’extermination des Juifs et la déclarer incompréhensible). Le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 et les procès d’Auschwitz à Francfort au milieu des années soixante leur ont ouvert les yeux relativement tôt. Des historiens du nazisme de premier plan, tels que Karl Dietrich Bracher, Eberhard Jäckel, Hans Mommsen et Martin Broszat, ont certes discuté des causes de l’Holocauste, mais jamais sa singularité ne faisait l’objet d’un débat. Puis, à la fin des années 1970, la série Holocauste de NBC, aussi kitsch soit-elle, a exercé un impact considérable sur le public allemand, ce qui n’a pas empêché un courant antisémite sous-jacent de continuer à exister en République fédérale.

Dirk Moses et d’autres remettent désormais en question la singularité de la Shoah et ceci depuis la perspective de la recherche comparative sur les génocides et celle de l’histoire coloniale de la violence. Contrairement à ce que suggère Moses, ce n’est cependant pas une question de foi que de considérer la Shoah comme singulière, car elle ne diffère pas seulement par quelques traits spécifiques des autres crimes historiques, mais fondamentalement.

L’idéologie paranoïaque nazie et ses purges obsessionnelles

À la fin du XIXe siècle, dans le contexte général de l’antisémitisme racial, un courant plus extrême encore est apparu, présent aussi bien dans les textes d’un essayiste britannique comme Houston Stewart Chamberlain que dans ceux des maîtres d’œuvre du national-socialisme tels que Dietrich Eckart et Adolf Hitler lui-même. Ce courant voyait dans « les Juifs » le mal en soi, l’ennemi mortel de l’humanité aryenne, qu’il fallait combattre jusqu’à la mort. L’issue de cette lutte apocalyptique était incertaine : une victoire du Juif signifierait la mort de l’humanité aryenne, une victoire sur le Juif signifierait son salut. L’antisémitisme nazi visait donc non seulement à se débarrasser des Juifs en tant qu’individus (d’abord par l’expulsion, puis par l’extermination), mais aussi à éradiquer toute trace du « Juif ». Chaque domaine de l’existence humaine devait être purgé : l’ascendance, les relations quotidiennes, les activités publiques, l’économie, la vie intellectuelle et artistique, etc. Même la religion se voyait soumise à la nouvelle doctrine de la rédemption : les Juifs convertis ont partagé le sort de leurs « frères de race » ; la Bible a été aryanisée et Jésus a été rétabli en tant que rédempteur aryen dans un christianisme aryen.

Dans ses deux essais, Dirk Moses semble délibérément faire l’impasse sur l’idéologie paranoïaque nazie et ses purges obsessionnelles. Il se concentre uniquement sur les objectifs pratiques de la Shoah afin de prouver qu’il s’agissait, à bien des égards, d’un génocide comme les autres – un meurtre de masse commis pour des motifs concrets et immédiats. Dans son article Dialectique de la Vergangenheitsbewältigung, par exemple, il cite l’historien Christian Gerlach pour montrer que l’extermination des Juifs sur le territoire soviétique avait pour but de permettre la colonisation allemande. Dans le même texte, il interprète de plus de manière erronée le livre de Wolf Gruner sur le travail forcé auquel les hommes juifs ont été contraints après la nuit de cristal. Or, ce n’était là qu’une étape dans la persécution qui a précédé la Shoah. Il ne fait aucun doute que les nazis poursuivaient également des objectifs pratiques (notamment par le travail forcé), mais ceux-ci étaient toujours conçus dans le contexte de la « solution finale », l’extermination définitive et absolue des Juifs. Parmi d’autres mesures pratiques, Moses aurait également pu citer la décapitation de commissaires soviétiques juifs fraîchement tués à des fins de « recherche anthropologique » à l’université du Reich de Strasbourg. Ou le fait que les détenus des camps juifs étaient immergés dans de l’eau glacée pour mesurer leur durée de survie – le but pratique étant ici d’améliorer les méthodes de sauvetage des marins allemands. Mais les nazis n’ont jamais perdu de vue leur grand objectif : en juillet 1944, alors que l’Armée rouge était devant Varsovie et que les Alliés occidentaux avaient débarqué en Normandie, les minuscules communautés de pêcheurs juifs des îles grecques de Rhodes et de Kos ont été capturées, embarquées sur un bateau lent à destination d’Athènes, puis transportées en train jusqu’à Auschwitz et gazées.

C’est surtout son deuxième texte pour le blog New Fascism Syllabus qui donne l’impression que Moses cherche toutes les utilisations possibles et imaginables des mots « colonisation » et « impérialisme » pour les relier d’une manière ou d’une autre au sort des Juifs d’Europe : certains juifs allemands rêvaient de colonies ; aux yeux des nazis, les juifs avaient colonisé l’Allemagne ; la majorité des juifs assassinés n’était pas allemand mais, du point de vue allemand, étrangers, notamment d’Europe de l’Est, et représentaient donc des esclaves de l’empire nazi ; l’extermination de tous les juifs devait garantir la sécurité future du Reich allemand, et ainsi de suite. Tout cela est-il nécessaire pour attirer l’attention sur d’autres victimes de la violence dans l’histoire ? Pour souligner la persistance du racisme jusqu’à aujourd’hui ?

Moses fonde sa critique sur une accusation : en Allemagne, le ressentiment à l’égard des immigrants, en particulier des musulmans, et la croyance raciste en la suprématie blanche seraient largement répandus. Je ne peux pas faire de commentaires à ce sujet en regardant la République fédérale de loin. Je connais trop peu ces questions pour pouvoir les commenter de manière compétente. Cependant, la référence de Moses aux immigrants juifs en Allemagne comme y étant « réimplantés » afin de recréer une communauté juive allemande, laisse une impression désagréable.

Violentes manifestations de masse de la haine des Juifs aux États-Unis

Reste l’affirmation de Moses selon laquelle l’engagement inconditionnel de l’Allemagne en faveur de la sécurité d’Israël ferait partie intégrante du « nouveau catéchisme » qui passerait outre l’attitude de l’État juif à l’égard des Palestiniens.

Depuis 1967, au cours des décennies qui nous séparent de cette date, je n’ai cessé de plaider pour la solution à deux États du conflit israélo-palestinien et de m’opposer à l’implantation de colonies juives dans les territoires occupés. Lors d’une conversation avec deux activistes égyptiens en 1974, j’ai même suggéré que Jérusalem soit à nouveau divisée (Arabes and Israelis. A first dialogue, New York 1975), suite à quoi certains de mes propres compatriotes m’ont traité de traître. Malheureusement, une solution au conflit est encore aujourd’hui loin d’être trouvée – et pas seulement à cause des politiques israéliennes. La frustration des Palestiniens a conduit à leur radicalisation et à un soutien de plus en plus large au Hamas islamiste, qui ne cherche pas à s’accommoder d’Israël mais à l’anéantir. Comme près de la moitié de la population israélienne, je ne peux qu’espérer un apaisement des tensions entre Israël et les Palestiniens qui conduirait à des accords progressifs et ouvrirait ainsi un chemin vers la paix.

Vu ces circonstances, le soutien allemand à la sécurité d’Israël est-il donc une erreur ? Il y a un élément de plus que Moses omet de mentionner, lequel s’inscrit dans une longue tradition : en 1985, quarante ans après la fin de la guerre, le président fédéral Richard von Weizsäcker a reconnu la responsabilité historique de l’Allemagne dans l’extermination des Juifs. Konrad Adenauer avait déjà reconnu la responsabilité de l’Allemagne à l’égard des Juifs et d’Israël lorsqu’il a signé l’accord sur les réparations avec Israël et la Jewish Claims Conference en 1952. Pour Dirk Moses, il semble que ces choses n’importent tout au plus encore que pour l’historien de profession ; à ses yeux, en réalité, tout cela est du passé. Pour lui, la culture mémorielle allemande, qui s’est développée pendant plusieurs décennies après 1945, a fait son travail ; ce qui importe maintenant est de laisser la place à quelque chose de nouveau, à une vision globale de l’histoire de la violence des siècles passés. Et puis, dans sa présentation des choses, les études dites postcoloniales sont une discipline marginalisée qu’il faut promouvoir afin de rendre une justice historique à toutes les victimes de violence.

Je ne peux pas évaluer l’importance ou l’insignifiance de la théorie postcoloniale en Allemagne. Aux États-Unis, la pensée postcoloniale, représentée par Dirk Moses et bien d’autres, a depuis longtemps conquis les universités, et elle est également solidement ancrée au Congrès. Dans le même temps, les mouvements pro-palestiniens et anti-israéliens gagnent du terrain. Le mouvement BDS en particulier est soutenu par une coalition de plus en plus militante – et souvent violente – de groupes de protestation, y compris des parties du mouvement Black Lives Matter et divers universitaires et politiciens.

Certes, tous ceux qui se rassemblent sous la bannière de la critique postcoloniale ne sont pas des ennemis d’Israël, et ceux qui sont ouvertement antisémites ne sont peut-être qu’une minorité. Mais l’antisémitisme aux États-Unis a pris des proportions inquiétantes à la suite des récentes manifestations, notamment à Los Angeles, où je vis : les quartiers juifs ont été les principales cibles des manifestations Black Lives Matter contre la violence policière, après le meurtre de George Floyd en mai dernier. À Fairfax, où vit l’une des plus anciennes communautés juives de Los Angeles, la marche était dirigée par la professeure Melina Abdullah, l’un des principaux organisateurs de Black Lives Matter ; lors de cette manifestation, des émeutiers ont également vandalisé des synagogues et des commerces juifs. « Ce n’est pas une coïncidence », a écrit un rabbin local, « que les émeutes se soient intensifiées ici, à Fairfax, le symbole de la communauté juive. J’ai été témoin des émeutes suite à l’affaire Watts et de celles qui ont suivi l’acquittement du meurtrier de Rodney King, au cours desquelles aucune synagogue ou lieu de culte n’a été touché. Les graffitis d’aujourd’hui, avant même les attaques, annonçaient déjà un antisémitisme ouvert ».

Ces violentes explosions massives de haine envers les Juifs sont relativement nouvelles aux États-Unis. Malheureusement, elles semblent accompagner désormais assez souvent les manifestations de Black Lives Matter. Ceux qui critiquent la mémoire de la Shoah dans une perspective postcoloniale et qui murmurent à propos des « élites américaines et israéliennes » devraient prendre acte de ce fait. L’antisémitisme était une force destructrice à l’époque, et il l’est encore aujourd’hui, quelle que soit la direction d’où il vient. Dirk Moses souhaite-t-il que le militantisme observé aux États-Unis, avec ses conséquences incontrôlables, se déchaîne également en Allemagne ? Je peux difficilement l’imaginer.


Saul Friedländer

Traduit de l’allemand par Julia Christ

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