Les « Justes polonais » à Markowa (suite et fin)

(Extraits d’un journal de terrain)

La semaine dernière, Ewa Tartakowsky nous racontait les conditions dans lesquelles se déroule aujourd’hui, à l’époque du PiS, une visite scolaire comme celle du « Musée des Polonais sauvant les Juifs durant la Seconde Guerre mondiale – Famille Ulma » à Markowa. Suite et fin de cette plongée au cœur de ce qui apparait comme un récit ethno-religieux biaisé de l’histoire des relations entre Polonais non juifs et Juifs de Pologne.

 

Élèves durant la visite du musée © E. Tartakowsky

 

« Dans la période de l’entre-deux-guerres 4500 personnes habitaient à Markowa », commence le guide. « Les Polonais y constituent la plus grande communauté, puis les Juifs, les Ruthènes et les Allemands. Du point de vue des croyances religieuses, on a les catholiques, les croyants du judaïsme, les gréco-catholiques, les orthodoxes et les évangélistes protestants. Les photographies présentées dans l’exposition sont un exemple idéal de ce multiculturalisme ».

Nous voilà au cœur des dispositifs mémoriels de la politique historique : une exposition moderne sur l’aspect multiculturel de la Pologne d’avant-guerre, gage d’un climat de tolérance. Même chose pour la période de la Première République [ou de la démocratie nobiliaire dont le début date du milieu du XVe siècle et la fin du dernier partage de la Pologne en 1795], considérée dans les discours officiels comme ayant offert un havre de tolérance aux juifs fuyant les pogromes et les expulsions en Europe occidentale. Les projets portés par l’IPN promeuvent cette narration.

Ce que je peux voir à Markowa semble aller dans ce sens : les Juifs ne sont mentionnés ici qu’au titre de l’évocation d’une histoire nationale ethno-religieuse. C’est également dans ce sens que la sociologue Geneviève Zubrzycki interprète les débats autour des questions liées aux judéités au sens large. De la « guerre des croix » à Auschwitz[1], elle tire une analyse sur la discussion, non pas autour de ce qu’on appelle communément en Pologne « les relations judéo-polonaises », mais sur la nature du sentiment national et de sa reconstruction durant la période post-communiste. À partir de l’analyse des initiatives de valorisation du patrimoine juif en Pologne, elle en tire un constat similaire : des projets « philosémites » participent d’une volonté de reconfiguration de la conception strictement ethno-religieuse de l’identité nationale. En effet, dans ce cadre, leurs composantes « juives » sont un marqueur politique, souvent assumé par leurs acteurs, qui vise à « contrebalancer » cette conception « ethno-religieuse ». Les enseignants rencontrés dans le cadre de mes observations des formations sur l’histoire de la Shoah au Mémorial de la Shoah à Paris (2018), à l’Institut Yad Vashem à Jérusalem (2018) ou au Musée juif Galicja à Cracovie (2019) attestent cette même dynamique[2].

La « générosité » polonaise comme mythe fondateur

Le guide se tient maintenant devant un panneau noir présentant une série de huit photographies retro éclairées d’une lumière verte : « Ce sont les images qui montrent [sic !] le caractère multiculturel [wielonarodowość], mais également les relations polono-juives. La photographie numéro trois montre deux équipes de boxe qui ont combattu en 1936 à Rzeszów et la deuxième photo – numérotée 7 dans l’exposition – donne à voir une première communion à Rzeszów. Les enfants catholiques sont habillés de blanc. On aperçoit derrière d’autres enfants, en vêtements noirs. Ce sont les enfants juifs. Dans la description que nous possédons dans nos collections, nous pouvons lire que les enfants juifs sont très honorés de pouvoir participer aux activités religieuses de leurs camarades ». Je ne peux pas m’empêcher de voir dans ce propos un condensé d’histoire des Juifs : symbolisme du blanc et du noir, positionnement devant et derrière, gratitude supposée d’avoir pu être accepté…

Panneau d’exposition présentant des photographies, dont les deux commentées par le guide © E. Tartakowsky

Le guide poursuit : « Mais si nous regardons de près, nous pouvons voir que les enfants juifs, ce sont uniquement des garçons. Aucune fille ». Le guide ponctue cette déclaration d’un silence entendu et nous laisse la digérer : aucun commentaire sur le caractère patriarcal des « Polonais » de l’époque. Dans cette configuration, ceux-là sont non seulement accueillants, généreux vis-à-vis des Juifs, mais de surcroît nettement plus progressistes en ce qui concerne l’égalité femmes hommes. Ce dernier aspect va resurgir lorsque le guide cite le journal de Basia Rosenberg, qui, à l’orée de ses 15 ans, préparait un diplôme d’une école de commerce : « Basia voulait être vendeuse, être en contact avec les gens. Mais nous pouvons aussi ajouter autre chose : si la Seconde Guerre n’avait pas éclaté, elle aurait déjà pu être une jeune mère ou une femme mariée. Pourquoi ? » Silence dans l’auditoire, suspens… « Car la religion et la tradition juives autorisent les mariages aux filles à partir de l’âge de 12 ans, aux garçons de 13 ans ». Là encore, grand silence avant de passer aux autres vitrines. J’observe les élèves. Ils ne semblent pas perturbés par ce propos qui, une nouvelle fois, sous-entend un retard social quasi naturalisé des communautés juives vis-à-vis de leurs concitoyens catholiques.

La visite continue… « Polin en langue yiddish signifie Pologne », informe le guide. « La Pologne a été le pays habité par environ trois millions et demi de Juifs ce qui constituait la plus importante diaspora dans l’Europe de l’époque ». Je m’approche pour mieux entendre, car on touche là à un mythe fondateur de la « générosité » polonaise. Le guide poursuit sur sa lancée multiculturaliste. « Les enfants [non juifs et juifs] jouaient ensemble sur les mêmes espaces de jeu [place zabaw], dans les mêmes cours de maisons. Les commerçants se respectaient […], on pouvait acheter ce qu’on voulait. Le prêtre polonais marchait main dans la main avec le rabbin sur la place du village, ils discutaient de Dieu, se rendaient mutuellement dans leurs temples. Le prêtre catholique allait dans une synagogue des juifs, le rabbin dans une synagogue des catholiques ». Ou l’inverse…

Le paysage qui se dessine est plus qu’idyllique et ne laisse aucune place aux massacres ou aux chasses aux Juifs organisées par les catholiques dans cette région de la Pologne occupée. Toutes choses pourtant bien réelles et très documentées. L’article des historiens Jan Grabowski, actuellement poursuivi en justice avec sa collègue Barbara Engelking, et Dariusz Libionka me revient en mémoire[3]. Ce texte a été discrédité par Anna Stróż, directrice du Musée de l’époque, car les auteurs situent par erreur l’emplacement du Musée sur le site même de la maison des Ulma. « On voit bien que ces deux auteurs n’ont pas bien regardé notre exposition », a-t-elle déclaré lors de sa présentation du Musée à la journée « Lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Pologne », organisée par l’Institut polonais à Paris en novembre 2017. La technique est rodée : on se saisit d’une erreur factuelle pour invalider l’intégralité du propos ; elle a largement été déployée à l’égard de Jan Gross lorsque celui a été attaqué sur le nombre exact de victimes à Jedwabne. Reste que les deux historiens, Grabowski et Libionka, documentent bien le contexte dans lequel se trouvait Markowa durant la Seconde Guerre mondiale. Dans cette région, y compris dans le village qui nous intéresse, « partout les policiers “bleu marine” [granatowi][4], les pompiers et souvent les voisins les plus proches s’occupent de la traque des réfugiés des villes et des villages. C’est précisément la peur omniprésente devant les voisins parfaitement au courant des faits qui explique que le sauvetage de Juifs est devenu la forme la plus dangereuse de conspiration de la Pologne occupée ».

Rien de tout cela ne figure dans l’exposition à Markowa. Seule importe, décontextualisée, l’histoire du sauvetage. Et nous y sommes : la partie de l’exposition qui y est consacrée s’ouvre devant nous. La notion même de « sauvetage » [ratowanie] n’est jamais questionnée, comme si les Juifs n’étaient pas actifs dans leur propre sauvetage. Dans la narration officielle, ils font au mieux des insurrections dans les ghettos, souvent aidés en cela par les Polonais non juifs et, au pire restent passifs. Les stratégies de survie qui intègrent la subjectivité juive sont rarement abordées, à l’exception des travaux portés par des chercheuses et chercheurs du Centre d’études sur l’Holocauste.

Photographie de la famille Ulma, visible de l’extérieur dès l’entrée © E. Tartakowsky

La partie de l’exposition sur le sauvetage commence par le rappel – constant dans les discours officiels ou encore dans les manuels – de la peine de mort encourue par ceux qui ont secouru un Juif, norme « unique dans toute l’Europe occupée » et qui concernait non seulement le sauveteur mais également sa famille. À chaque fois que j’entends cette histoire, je pense au propos de Robert Szuchta[5] tenu lors d’une leçon préparatoire à la formation pour enseignants polonais à Yad Vashem, le 14 octobre 2018 au Musée d’histoire des Juifs de Pologne Polin, et à laquelle j’ai assisté dans le cadre de mes observations ethnographiques. Abordant ce sujet, il avait insisté : « En Lituanie, Ukraine, Serbie et Galicie, qui n’entrait alors pas dans le district [du Gouvernement général de Pologne], quiconque apportait secours aux Juifs risquait la peine de mort. Je ne sais pas pourquoi en Pologne, même les grandes autorités, comme Bartoszewski[6], disent que seule la Pologne possédait cette législation. C’est la version officielle ».

L’histoire que raconte le Musée de Markowa à partir des Justes de la région de Podkarpacie est l’histoire d’un territoire où « les Allemands tuaient massivement Polonais et Juifs », précise le guide. La légende d’une carte qui recense les principaux lieux de massacre porte, elle, un ordre inversé : « les Juifs et les Polonais ». Cette inversion dans le propos du guide peut sembler relever du détail ; elle résonne toutefois avec la structure globale du récit qu’on découvre, où les « Polonais » ont été, au même titre que les Juifs, victimes de l’oppression nazie.

Une concurrence mémorielle en pleine construction

Cette perspective implique objectivement « une concurrence mémorielle », loin d’être nouvelle en Pologne dont témoigne un grand nombre de musées « martyrologiques » polonais. Si cette conception de l’histoire n’est pas nouvelle, elle est exacerbée dans les politiques historiques actuelles. Le projet de création d’un musée du « Polocauste », lancé par Marek Kochan en est une illustration. L’objectif en serait de « documenter les actions visant l’extermination des Polonais comme nation » allant de la période des partages de la Pologne par les empires russes, prussien et austro-hongrois au XVIIIe siècle jusqu’au XXe siècle. »[7] Parmi les moments clés du parcours figurerait le massacre de Volhynie, qualifié en 2016 par la Diète, de « génocide », le 11 juillet devenant la Journée nationale de mémoire des victimes du génocide commis par les nationalistes ukrainiens contre les citoyens de la deuxième République. La mise en parallèle des crimes commis contre les Polonais non juifs et le génocide des Juifs nourrit cette nouvelle trame martyrologique. Comme l’indique Marek Kochan : « Polocauste n’est pas Holocauste. [C’est] quelque chose d’autre qui menace la vie de toute la nation. Les victimes polonaises ont également le droit de commémoration. […] La connaissance sur le degré d’extermination des Polonais, non seulement des Juifs polonais, est très faible dans le monde. L’État d’Israël a réussi à imposer une narration qui réduit les victimes de la guerre aux victimes de l’Holocauste. Aucune mort qui résulte des intentions meurtrières n’est pourtant meilleure ou pire qu’une autre. »[8]

Certains commentateurs ont dénoncé un canular et le projet n’a jamais été concrétisé. Mais Jarosław Sellin, secrétaire d’État au ministère de la Culture et du Patrimoine national en Pologne, a soutenu l’idée lors d’un entretien radiophonique : « Je considère que le sort terrible fait aux Polonais durant la Seconde Guerre mondiale […] mérite une telle narration »[9].

Dans l’ouvrage En hommage aux miséricordieux. La famille Ulma de Szpytna et Szarek, déjà cité, un des chapitres s’intitule « Aujourd’hui les Juifs, demain les Polonais », présentant ainsi de manière contrefactuelle la politique de l’occupant nazi comme indistincte, à l’exception de l’ordre chronologique de l’oppression, à l’égard des Juifs et des Polonais non juifs.

Esquisse d’une nation des Justes ?

Nous poursuivons la visite avec notre guide : « La deuxième carte représente les lieux où les Juifs recevaient de l’aide : des Polonais, de l’Église catholique, de l’État clandestin polonais ». Cette fois, pas de déformation du propos par rapport au cartel. Le panneau indique : « L’aide était le plus souvent apportée par des gens ordinaires. Elle était également donnée par l’État clandestin polonais et l’Église catholique ». « Une telle typologie n’a toutefois aucun sens », rappelaient déjà les historiens Grabowski et Libionka. « On ne sait pas combien de Juifs ont été sauvés grâce à l’aide du clergé. […] […] en région de Rzeszów [l’]activité [de l’État clandestin polonais] n’était pas particulièrement visible », précisent-ils[10]. De fait, la carte de la région Podkarpackie dans l’exposition est parsemée de petits points qui indiquent les villes et villages où les Juifs ont été aidés, sans distinction aucune des acteurs engagés dans cette aide. Comme le soulignent les deux historiens, l’exposition ne fait pas état de l’aide apportée par les Ukrainiens. Les seules mentions de leur existence se trouvent dans la légende d’une carte qui permet d’identifier les territoires qu’ils habitaient et dans la mention du dénonciateur de la famille Ulma, un certain Włodzimierz Leś, un policier « bleu-marine » de Łańcut, qui, comme le précise l’exposition, « était de confession gréco-catholique, c’est pour cela que certains considéraient qu’il était Ukrainien ». S’agit-il d’une manière subtile de dédouaner les Polonais catholiques ? Nous n’en saurons pas plus car le guide ne mentionnera Leś qu’au moment des questions-réponses, après la visite, lorsqu’une partie des élèves est déjà allée récupérer leurs vestes et manteaux.

Cette narration qui insiste sur le caractère exemplaire des Polonais catholiques est en harmonie avec les propos de nombreux responsables politiques, créateurs et porteurs des politiques historiques actuelles sur les « Justes » polonais. Ainsi, le président Andrzej Duda évoque, à l’occasion de l’inauguration du Musée, les « dizaines, centaines de familles similaires [à celle des Ulma] ; des milliers de gens qui pour l’aide aux prochains, à leurs concitoyens ont donné leur vie »[11]. D’autres concepteurs de cette politique avancent des chiffres plus importants encore, tel Jan Żaryn, lorsqu’il déclare que « de tels Polonais, il y en a eu pas moins qu’un million » et que « la liste de plus de six mille et demi de Polonais honorés par l’Institut Yad Vashem n’est qu’un sommet d’iceberg »[12]. Un certain nombre d’autres initiatives ont vu récemment le jour pour « compter » ces polonais sauveteurs de Juifs.

Le temps s’accélère : nous arrivons à la dernière partie de la visite, qui porte sur les commémorations. Je me concentre sur les photographies d’un diaporama dont je relève d’emblée le vocabulaire religieux. Une planche virtuelle, intitulée « Justes parmi les nations », donne à lire : « sur le site internet de l’institut [Yad Vashem] il a été écrit en 2003 : “Le crime contre les Ulma – lorsque toute la famille a été tuée avec les Juifs cachés – est devenu le symbole du sacrifie et du martyre polonais durant l’occupation allemande” ». La planche « Serviteurs de Dieu », porte le texte suivant : « En 2003, à l’initiative du prêtre Stanisław Leja, un procès en béatification de la famille Ulma a commencé au niveau du diocèse à Przemyśl. Depuis 2011, la Congrégation pour la Cause des Saints conduit l’étape suivante [du procès]. En 2013, le pape François a pris connaissance du sort tragique de la famille Ulma. L’histoire de la famille polonaise a été racontée au Saint Père par le vice-maréchal de la voïévodie [région] des Basses-Carpates Bogdan Romaniuk ainsi que le prêtre Seweryn Wagner de l’archevêché de Przemyśl, [le même prêtre] qui est allé au Vatican demander au pape de baptiser une première pierre pour la construction du Musée de la famille Ulma à Markowa ». Enfin, une dernière planche s’intitule « Au nom de la République ». Elle porte l’inscription : « en 2010 le président Lech Kaczyński a décoré post-mortem Wiktoria et Józef Ulma de la Croix de Commandeur de l’Ordre de Polonia Restituta. Le 9 février 2010, la première dame, Maria Kaczyński a remis la décoration à la plus proche famille des assassinés : Jerzy Ulma et Stanisław Niemczak ». Là encore, je retrouve cette confluence des colorations nationales et religieuses, déjà évoquées.

Une des vitrines consacrées aux commémorations de la famille Ulma © E. Tartakowsky
Lorsque les élèves interrogent…

La visite arrive à sa fin, c’est le moment des questions. Une élève demande quelles étaient les fêtes célébrées à l’époque des Ulma. Le guide parle de la fabrication des décorations de Noël ou d’autres décorations pour Pâques. L’élève semble étonnée mentionnées. Sans aller jusqu’à la confrontation, rapport de subordination oblige,  elle questionne : « C’étaient des fêtes juives ou des fêtes polonaises ? » Ne la laissant pas terminer sa phrase, le guide s’empresse de répondre : « C’est, c’est… elles se mélangeaient. Car, à titre d’exemple, quand nous avions la [première] communion, les Juifs y allaient aussi. Et si on prend la Hanoukka, c’est-à-dire la fête des lumières, qui vient de se terminer, les Polonais y participaient également. Si on prend la relation d’Abraham Segal [caché par la famille Cwynar à Markowa], alors le simple fait que la famille des Cwynar l’a démasqué [d’après la relation, les Cwynar accueillent Segal comme aide à la ferme ; il s’appelle alors Romek et les Cwynar semblent ignorer son identité juive] témoigne du fait qu’ils savaient quelles étaient leurs tradition et culture ; leurs voisins étaient probablement Juifs et ils ont pu le remarquer [en l’occurrence d’après le guide le fait que Segal ait tenu son livre de prière sous le coude, geste – parait-il typique des Juifs…]. Mais nous pouvons surtout dire qu’ils allaient les uns chez les autres pour bavarder ou dîner ».

De toute évidence, cette description idyllique est trop parfaite, même pour cette assistance : « Vous présentez ce monde de manière, comment dire, idéale. Est-ce qu’à Markowa, il faisait vraiment si bon vivre ? », demande une élève. « Non, non », répond le guide, « C’était dans tout le pays ! ». « Ah, oui ? », s’étonne la gamine, médusée. « Oui ! » répond le guide. « La période de l’entre-deux-guerres, c’était une période plus… [il cherche les mots] symbolique. Car plusieurs nations vivaient côte à côte, beaucoup de religions et de cultes. À titre d’exemple, dans ma ville natale, à Włodawa dans la région de Lublin, en plus des Juifs et des Polonais, il y avait des Ukrainiens. Et tous défilaient côte à côte pour la fête de Jourdain pour bénir le fleuve Bug, pour que tout soit bien, c’est-à-dire, le 6 janvier[13]. Ils se sont ainsi mis d’accord symboliquement sur cette date des trois rois mages pour bénir Bug. Et ils défilaient. Et tous se retrouvaient même pour la traditionnelle vodka ». « Mais c’étaient des fêtes indépendantes… », à nouveau, la fillette ne peut terminer sa phrase. « Oui ! », tranche le guide. « Je veux dire [essaie de préciser la gamine] les fêtes propres à chacun ou tous ensemble, réunis d’un coup par la religion ? ».

Là-dessus, une enseignante, qui m’a déjà adressé plusieurs clins d’œil entendus, intervient : « C’est un peu difficile de croire que cela pouvait être aussi – elle insiste le mot – bien ». Le guide persiste : « Mais vous pouvez me croire que c’était comme ça ! Est-ce que les religions se mélangeaient ? Elles se mélangeaient. Et quand il fallait se marier, ce qui pouvait évidemment provoquer quelques problèmes, alors quelqu’un devait se convertir à une religion donnée ». On ne saura pas quels étaient les rapports de forces et qui devait se convertir le plus souvent : les catholiques ou les juifs ? « C’est étrange », conclut l’élève avec un sourire ironique aux lèvres.

C’est au tour d’une autre enseignante de poser sa question : « donc ici cent-vingt juifs habitaient et vingt ont survécu. Ils ont tous été cachés par des paysans ? »

– « Une partie se cachait, une partie a évidemment été tuée, à titre d’exemple, ici à Markowa. Dix-sept personnes sont mortes mais il y a eu aussi d’autres fusillades ».

– « Car c’est une proportion importante. Pourquoi ces gens sont morts alors qu’ils se cachaient si les relations ici étaient bonnes et qu’il n’y avait pas de conflit ? »

– « Et oui, il n’y avait pas de conflits ».

– « Alors pourquoi ? Ils se cachaient mal ? », interroge l’enseignante avec une teinte d’ironie.

Une femme, qui a l’air d’être en charge du Musée, arrive à la rescousse. Elle rectifie : « Ici, non seulement les Juifs habitaient, mais aussi… » «… les Polonais », termine le guide. L’enseignante n’abandonne pas son fil conducteur – « 4000 habitants et 120 Juifs… » – mais la femme – d’évidence détentrice d’autorité – l’interrompt à nouveau : « C’est que, tout simplement, les Allemands choisissaient ici qui était Juif, qui était Polonais, et ils fusillaient, tout simplement ».

Le guide précise : « c’est-à-dire qu’ils pouvaient fusiller et les Polonais et les Juifs. Surtout après le communiqué du 17 octobre [sur la peine de mort pour l’aide apportée aux Juifs]. Alors les Polonais ont commencé à craindre pour leur propre vie. Une partie des personnes pouvait cacher mais ne l’a pas fait par crainte pour sa propre vie ». « Évidemment, ils avaient peur… », reprend la prof. « Évidemment », conclut la responsable. Mais l’enseignante n’abonne pas aussi facilement : « Mais je me demande justement, malgré tout, pourquoi autant de Juifs sont morts alors qu’il y avait ici une si bonne atmosphère et qu’ils [les paysans] étaient si partants pour cette aide ? Il devait y avoir quelqu’un qui dénonçait… ? » « Parce qu’après, c’est-à-dire… [répond de manière hésitante le guide], je ne sais comment les choses se sont concrètement passées ici. On peut dire que ces personnes – à partir du cas de Łańcut ou Włodawa –…, les biens étaient donnés en garde auprès des personnes de confiance. Et sachant quels étaient leurs biens – par exemple un pot avec de l’or – il fallait se débarrasser de ces gens. Et ici on peut parler de l’appropriation des biens. » Premier bémol dans ce narratif idyllique où seuls « les Allemands » sont coupables. De fait, « le pot avec de l’or » renvoie à un poncif de l’antisémitisme et à une de ses représentations populaires en Pologne : le Juif à la pièce d’argent[14].

« Voilà ! », conclut l’enseignante. Mais la responsable ne veut pas nous laisser sur cette conclusion négative : « De telles situations sans doute existaient aussi », le « aussi » est prononcé avec insistance.

Ce « aussi » renvoie pourtant à ce contexte plus large d’aide apportée aux Juifs que l’exposition ignore. Car en focalisant sur le sacrifice des Polonais catholiques, il s’agit d’« apprivoiser la Shoah », selon l’expression de Grabowski et Libionka. Dans cette narration, il n’est pas question de s’attarder sur la complexité de la situation : celle d’un engagement courageux des Polonais non juifs vis-à-vis de leurs concitoyens juifs, celle des massacres organisés par les autres voisins, celle enfin des situations frontières où l’aide fut apportée et reprise, où les mêmes personnes ont tantôt caché tantôt dénoncé les Juifs.

Dans ce processus de fabrication d’un mythe historicisé, l’héroïsation à travers la valorisation de la figure du « Juste » correspond au discours national ethno-religieux qui implique une forte homogénéité d’identité culturelle martyrologique et héroïsante, discours hérité de la période de construction du nationalisme polonais au XIXe siècle. Les politiques de mémoire, historiques et scolaires du PiS depuis son arrivée au pouvoir en 2015 ne constituent pas, en effet, une nouveauté. La reconnaissance et la valorisation des « Justes » existent depuis le tournant national qui s’amorce au moment de l’arrivée au pouvoir de Władysław Gomułka en 1956. Au moment de la campagne antisémite orchestrée par le gouvernement, en 1968, les « Justes » incarnent dans le discours officiel d’une part le manque de reconnaissance des « Polonais » sur la scène internationale, d’autre part « l’ingratitude » des Juifs vis-à-vis de la nation polonaise qui les a « accueillis » et a œuvré à leur sauvegarde.

Cette absence de rupture radicale n’exclut pas pour autant des moments d’accélération, de cristallisations, de précipitation, qui réaniment ce répertoire ethno-national jusqu’à un stade hégémonique. Reste à savoir s’il se retrouve approprié par la société. Contrairement aux narrations émanant de différents groupes sociaux des Polonais non juifs (celles de la résistance organisée, celles des « déplacements » des populations suite à la modification des frontières après la Seconde Guerre mondiale, celles de l’enrôlement forcées dans la Wehrmacht, etc.), narrations parfois contradictoires, celles sur le passé des Juifs promues par les dispositifs institutionnels ont d’autant plus de chance de pénétrer la mémoire sociale qu’elles ne relèvent pas précisément d’histoires familiales directes, ou très rarement. Dans la mesure où il s’agit d’histoires d’un groupe considéré de fait comme « extérieur » à la nation, elles sont souvent assimilées « sans filtre » à l’exception des cadres d’interprétation réflexifs transmis dans les cadres extra-scolaires.

On peut légitimement interroger les effets d’une telle formation et d’une telle visite. Pour les organisateurs, il s’agit d’atteindre une réflexivité critique à l’égard des dispositifs narratifs officiels, ce qui se retrouve dans les questions des élèves à la fin de notre parcours muséographique. Pour autant, les projets des mêmes élèves réalisés sur le thème des Justes polonais, conformes à la consigne du programme de formation, s’inscrivent dans ces mêmes dispositifs narratifs. L’accent est mis sur les Justes et leur sacrifice. Malgré les nombreux rappels quant à ce terme de sacrifice, propre à la sémantique chrétienne, les élèves épousent de fait le vocabulaire le plus communément employé, celui des discours officiels, des manuels, des médias et, pour celles et ceux qui les fréquentent, des messes, de l’église. Dans la plupart des projets, les Juifs « perdent » souvent leur identité au sens propre du terme : leurs noms ne sont pas mentionnés ou de manière périphérique pour devenir rapidement « ce » juif, « ces » juifs.

L’expérience de cette visite semble confirmer une difficulté sur la manière d’influencer la perception de la Seconde Guerre mondiale dans une société où le sentiment national s’est construit sur la base d’axiomes d’héroïsme et du martyr. Pour autant, même si cela n’est pas exempt d’une certaine « violence philosémite », pour reprendre l’expression d’Elżbieta Janicka et de Tomasz Żukowski[15], ce type de formation, comme d’autres, permet déjà de parler de l’histoire des Juifs, d’apprendre à connaître ce groupe social dont la présence, depuis la Shoah, a été réduite à quelques milliers d’individus. Cette tension structurelle entre d’une part l’exigence de scientificité et d’autre part la prise en compte de la subjectivité des acteurs vient rappeler avec insistance la chercheuse à une certaine humilité d’approche et, surtout, à l’absolue nécessité de replacer ces projets « judéophiles » dans un contexte d’hégémonie culturelle d’une vision ethno-catholique de l’identité nationale.

La visite est terminée. Nous avons repris le bus qui nous reconduit à Cracovie où, dès demain matin, nous nous retrouverons dans les locaux de l’Institut d’études européennes de l’Université Jagellone pour le dernier jour de formation de ce week-end. La nuit tombe vite en cette saison et déjà, nous roulons dans le noir. Certains élèves se sont endormis, d’autres chuchotent comme à l’aller, sur les mêmes sujets, aller-retour. Markowa et les Justes sont derrière nous. Une parenthèse se ferme.


Ewa Tartakowsky

 

Ewa Tartakowsky est docteure en sociologie. Ses travaux portent sur les usages publics du passé ainsi que sur représentations collectives liées aux judéités. Elle est notamment l’auteure de Les Juifs et le Maghreb. Fonctions sociales d’une littérature d’exil (PUFR, 2016) et a codirigé Jewish Europe Today: Between Memory and Everyday Life (Austeria, 2020).

En coopération avec la Fondation Heinrich Böll

Notes

1 Geneviève Zubrzycki, The Crosses of Auschwitz. Nationalism and Religion in Post-Communist Poland, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 2006.
2 Ewa Tartakowsky, « L’enseignement de l’histoire de la Shoah en Pologne depuis la réforme de l’Éducation de 2017 », dans Audrey Kichelewski, Judith Lyon-Caen, Jean-Charles Szurek et Annette Wieviorka, Les Polonais et la Shoah. Une nouvelle école historique, Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 259-273.
3 J. Grabowski et D. Libionka, « Bezdroża polityki historycznej… », op. cit.
4 Police polonaise durant la Seconde Guerre mondiale, force auxiliaire de la gendarmerie allemande.
5 Robert Szuchta est enseignant d’histoire dans un lycée de Varsovie. Il est également éducateur d’enseignants d’histoire de la Shoah et auteur ou coauteur de nombreux outils pédagogiques dans ce domaine.
6 Wladyslaw Bartoszewski (1922-2015) est historien et homme politique polonais, décoré de la médaille des « Justes parmi les nations » et coauteur avec Zofia Lewinówna, de l’ouvrage Celui-ci est de la Patrie. Polonais aidant les Juifs 1939-1945 (Ten jest z Ojczyzny mojej. Polacy z pomocą Żydom 1939-1945, Cracovie, Znak, 1967).
7 Marek Kochan, « Zbudujmy szybko Muzeum Polokaustu », Rzeczpospolita, 19.02.2020.
8 Ibid.
9 Piotr Gociek et Jarosław Sellin, « Jarosław Sellin o polskiej polityce historycznej », Sygnały dnia, Polskie Radio 1, 20.02.2018.
10 J. Grabowski et D. Libionka, « Bezdroża polityki historycznej…  », op. cit., p. 622 et 623.
11 Andrzej Duda, discours d’inauguration du Musée, 17.03.2016.
12 Jan Żaryn dans l’entretien de Joanna Miziołek, « Żydzi i Polacy to sojusznicy », Wprost.pl, 16.04.2016
13 Célébrée dans les églises gréco-catholiques et orthodoxes à la mémoire du baptême du Christ dans le fleuve Jourdain, la fête consiste à baptiser le fleuve le plus proche, ici Bug.
14 Ewa Tartakowsky, « Le Juif à la pièce d’argent », La Vie des idées, 10.01.2017.
15 Elżbieta Janicka et Tomasz Żukowski, Philo-semitic violence. New Polish narrative about Jews after 2000, trad. du polonais par P. Chojnowska, K. Kaszorek et K. Stoll, Varsovie, IBL PAN, 2016.

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