Vidéos, cadavres, kibboutz dévastés, témoignages des survivants : un mois et demi après le massacre, ses traces continuent d’être recueillies, analysées, décryptées, dans un effort pour reconstituer l’horreur de cet événement impensable. Alors que la riposte israélienne s’abat toujours sur Gaza, que son bilan humain s’alourdit, et que fleurissent des discours qui n’hésitent pas à remettre en cause la réalité du massacre, on comprend la nécessité de faire savoir au monde ce qui s’est passé, voire de lui rappeler ce qu’il semble bien prompt à oublier. C’est toutefois sur un autre aspect de ce premier effort d’archivage et de documentation que Frédérique Leichter-Flack vient insister dans son texte. Car le travail entrepris s’inscrit en effet dans un imaginaire collectif et un ensemble de pratiques testimoniales que l’on ne peut comprendre sans faire référence à un double héritage mémoriel : celle de la Shoah et des pogroms. Sensible à l’ambigüité de la société israélienne – qui, pour être irriguée de cette mémoire, n’en a pas moins cherché à se construire par l’éviction de la figure du juif victime impuissante – elle interroge les effets d’un entrelacement mémoriel, entre reviviscence traumatique et ressource pour ne pas se laisser sidérer par la Gorgone.
C’est le mérite des périodes de crise que de clarifier le jeu politique, d’amener les positions à se préciser et de rendre effectives les lignes de clivage qui pouvaient jusqu’alors passer inaperçues. Le temps de la crise est donc aussi un temps propice aux révélations — et aux désillusions. C’est ainsi que certains à gauche ont eu la mauvaise surprise de découvrir que ceux qu’ils prenaient pour des alliés, avec qui ils pensaient partager des valeurs et des objectifs politiques, se sont avérés incapables d’émettre une condamnation claire des massacres du Hamas, voire de se retenir de jubiler à l’annonce du meurtre de juifs. Mitchell Abidor est allé interviewer pour K. Adam Raz, un des signataires d’une tribune de progressistes israéliens désillusionnés par la réaction de la « gauche globale ». Dans leur échange, on perçoit la déception et la frustration d’un jeune historien qui a consacré ses recherches à documenter les violations des droits de l’homme commises par l’État israélien, dans l’espoir que sa critique participe de la construction d’une situation plus juste pour les deux peuples, mais qui est en train de réaliser que son travail est aussi instrumentalisé par des idéologues pour qui Israël, étant intrinsèquement coupable, doit être détruit. Au-delà de cette désillusion, on entend aussi le désemparement d’une gauche qui ne sait plus sur quels critères fonder sa critique, et reconnaître ses alliés. Parce qu’à la rédaction de K. nous avons une petite idée à ce sujet, nous avons décidé d’accompagner cette interview par une courte réflexion qui, espérons-le, aidera les désillusionnés à sortir de l’impasse.
Que ce soit sous forme d’hashtag ou sur des pancartes brandies dans des manifestations, on voit aujourd’hui se multiplier les occurrences du slogan « Free Palestine ». Se présentant comme un cri de ralliement pour tous ceux qui se préoccupent du sort des Palestiniens, ce slogan a l’avantage de son équivocité, qui permet d’amalgamer des propositions politiques de valeurs tout à fait différentes. On pourrait chercher à les classifier, ne serait-ce qu’en distinguant selon la manière dont est conçu ce dont il faudrait se libérer, et les moyens par lesquels devrait passer cette libération. Mais il fait peu de doute qu’on s’apercevrait rapidement qu’au milieu des doux agneaux défenseurs des droits humains se sont glissés quelques loups. Cette semaine, puisqu’une bergerie avertie en vaut deux, nous avons décidé de republier un témoignage que Hussein Aboubakr Mansour, initialement paru dans Tablet, nous a autorisés à traduire et publier en français. Évoquant le milieu idéologique de son adolescence en Égypte, Mansour revient sur les ambiguïtés de la vision morale, politique et religieuse qui sous-tend parfois l’idée de la libération nationale palestinienne.