Le nihilisme de ‘Free Palestine’

Free Palestine. Le slogan à la traduction ambigüe fait florès dans les manifestations en soutien à la population de Gaza. Que sous-tend-il ? Dans ce texte d’une clarté déconcertante, l’essayiste Hussein Aboubakr Mansour revient aux sources du slogan et propose une archéologie de la volonté politique qu’il porte.

Montecruz Foto (2021) Creative Commons: Attribution Share Alike

 

« Free Palestine[1] » – qu’il s’agisse du slogan, du fantasme ou de la politique – a toujours impliqué le meurtre de masse des Juifs dans leurs villes, leurs rues, leurs magasins et jusqu’à leurs salons. Peu sont prêts à l’assumer publiquement, mais dans de nombreux cercles intellectuels, professionnels et populaires au Moyen-Orient et en Occident, l’idée de la libération nationale palestinienne a de longue date été formulée en des termes qui cautionnent ou exigent le massacre aveugle de juifs. Pour des acteurs plus transparents, tels que le Hamas et la République islamique d’Iran, la libération de la Palestine signifie tout simplement, et sans aucune réserve, l’éradication totale d’Israël. Il ne s’agit pas d’un point polémique, mais d’une réalité fondamentale qui exige un examen approfondi.

Prenons l’exemple du climat idéologique dans lequel de nombreux Arabes et musulmans ont été élevés, moi y compris. En tant que musulman ayant grandi en Égypte, le concept de Palestine n’a jamais été affaire de géopolitique ; il s’agissait d’un élément profondément ancré dans notre identité morale collective, l’élément unificateur des tendances religieuses et séculières de notre nationalisme arabe. C’était, et c’est toujours, une cause qui trouvait en nous une résonance politique, sociale et spirituelle, souvent à la limite d’une ferveur défiant toute rationalité. Cette charge émotionnelle imprègne les récits politiques et religieux d’une grande partie du monde arabo-musulman, et invalide l’idée que l’antisionisme dont se réclame la cause palestinienne n’aurait rien d’antisémite.

Ce climat n’est cependant en rien constitutif de ce que signifie être arabe ou musulman. Il s’agit d’un phénomène typiquement moderne, principalement tributaire de l’influence des idéologies révolutionnaires européennes sur les intellectuels et les activistes politiques arabes. Parmi ces schémas de pensée importés figure une version de l’antisémitisme révolutionnaire faisant du juif l’ennemi éternel non seulement des Arabes, mais aussi de tous les êtres humains. Bien entendu, tous les Arabes et tous les musulmans ne souscrivent pas à ces conceptions, mais lorsqu’elles se conjuguent aux préjugés religieux et culturels préexistants, elles finissent par contaminer la quasi-totalité des institutions, des courants de pensée et des aspects de la vie dans le monde arabo-musulman. La littérature politique et religieuse arabe moderne est remplie d’affirmations selon lesquelles les Juifs sont hostis humani generis, les ennemis de l’humanité – une calomnie classique dans l’Europe moderne, et un cri révolutionnaire français.

Les écueils de ce courant de pensée pernicieux sont encore aggravés par l’idée que la « libération de la Palestine » est une forme de résistance contre les colonisateurs étrangers, une révolution fanonienne dans laquelle la violence contre les civils est défendue comme étant un moyen légitime de parvenir à la justice raciale. L’étiquetage systématique des Juifs israéliens – dont la grande majorité sont des réfugiés ou des descendants de réfugiés des dictatures arabo-musulmanes et du totalitarisme soviétique – en tant que colons et impérialistes est en fait une sorte de punition ethnique collective, absurde même dans ses propres termes tordus. Il y a là comme un écho de la manière dont, dans la chrétienté médiévale, les Juifs, le groupe aussi bien que les individus, étaient condamnés en tant qu’abominations morales. Vous avez peut-être remarqué ces derniers jours que les partisans de la libération de la Palestine ne semblent pas pouvoir éviter la déshumanisation abjecte des Juifs en tant que peuple, et que leur objectif n’est pas simplement que les Palestiniens vivent dans la paix, la dignité et la liberté aux côtés des Israéliens, mais plutôt l’établissement d’un nouvel État sur les ruines d’Israël. Le Hamas est explicite dans son intention d’assassiner la population juive d’Israël et de réduire en esclavage les survivants ; ses partisans au Moyen-Orient et en Occident sont plus hypocrites sur ce point.

Les islamistes articulent le fantasme de l’éradication des Juifs dans le langage du djihad, formulé en termes eschatologiques et imprégné d’un sens de la justice divine et de la guerre cosmique – ce que les Occidentaux reconnaîtraient ordinairement comme un type de fascisme religieux. Mais il suffit apparemment d’envelopper la version islamiste de cette idée, efficace pour mobiliser les masses appauvries et sans éducation, dans le langage de Fanon et de Karl Marx, de l’émancipation humaine, de l’égalité, de l’anticapitalisme et de la justice sociale, pour obtenir une version « de gauche » ou laïque, capable de rallier l’opinion au sein de l’intelligentsia occidentale. Le fait est qu’il s’agit des deux faces d’une même pièce, dont la valeur est fixée dans le sang juif.

Pour ceux qui sont imprégnés d’une telle vision du monde – qu’il s’agisse de la version « de droite » ou « de gauche », religieuse ou athée – le meurtre de civils israéliens innocents, y compris des enfants, des femmes et des personnes âgées, représente l’accomplissement partiel d’une vision morale, et demande donc à être célébré. Lorsque j’étais adolescent en Égypte, je me souviens que presque tous les adultes de mon entourage exprimaient de tels sentiments lorsqu’ils suivaient les nouvelles concernant les attentats-suicides visant des civils israéliens au cours de la seconde Intifada. Les autorités religieuses les plus éminentes d’Égypte ont déclaré que les auteurs de ces attentats étaient des martyrs et des saints. D’une certaine manière, cela n’est pas sans rappeler la valorisation, voire la canonisation, de ceux qui ont détruit des commerces, brûlé des biens et pris pour cible des policiers lors des manifestations qui ont eu lieu aux États-Unis au cours de l’été 2020. Je ne veux pas injecter la politique intérieure américaine là où elle n’a pas sa place, ni suggérer une équivalence morale parfaite, mais il y a une raison pour laquelle les dirigeants du Hamas et de la République islamique d’Iran eux-mêmes insistent sur le fait qu’ils sont engagés dans la même lutte contre le racisme.

Presque tous les musulmans arabes savent que ce que je décris n’est pas une opinion personnelle, mais une réalité objective. Nous pouvons essayer de minimiser ces faits, ou de les rejeter comme les rêves délirants d’ignorants sans éducation sous l’influence de fanatiques religieux et populistes. Mais nous ne devrions pas nier leur réalité.

Je crains que la tentation d’écarter et de minimiser cette réalité soit le sous-produit non pas d’une croyance sincère, mais d’un profond sentiment d’impuissance. Après de nombreuses conversations récentes avec la nouvelle génération de jeunes professionnels et diplomates arabes, intelligents, occidentalisés et hautement éduqués, j’ai constaté une forte tendance à l’évitement de cette réalité. Même parmi ceux qui acceptent sincèrement la légitimité d’Israël d’une manière dont leurs parents n’auraient jamais été capables, j’entends presque toujours décrire la mort d’Israéliens innocents comme étant en quelque sorte de leur propre faute, ou du moins de la faute du gouvernement israélien qui n’a pas unilatéralement fait la paix et mis fin au conflit. Il n’y a rien de plus déprimant que la capitulation des jeunes face à un problème qu’ils considèrent comme trop grand pour être résolu.

Ceux d’entre nous qui appartiennent à la classe professionnelle cosmopolite des Arabes, qui sautent d’un pays et d’un style de vie à l’autre, profitant des cultures étrangères qui vivent selon les valeurs morales du libéralisme et de la tolérance, ont, dans bien des cas, secrètement honte. Nous voyons l’antisémitisme, la soif de sang, la folie, et nous grimaçons – mais nous espérons que cela disparaîtra. Il est plus facile pour nous de nous projeter dans un avenir hypothétique où les choses se passeraient autrement. Il est plus facile de s’intégrer dans le nouveau monde social auquel nous voulons appartenir, plutôt que d’affronter les échecs de celui que nous avons laissé derrière nous. Nous rejetons, nous déprécions, nous expliquons, nous disons « Et Shireen Abu Akleh ? » – et nous continuons à faire semblant.

Mais il faut reconnaître que nous ne sommes pas aussi frais et jeunes que nous aimons à le penser. Nous marchons sur les traces des générations précédentes d’Arabes modernisateurs, laïcs et intellectuels. Eux aussi ne voulaient rien savoir de leur pays d’origine, qu’ils considéraient dépourvu du pouvoir, du prestige et du respect dont ils rêvaient. Dans leur égoïsme et leur narcissisme intellectuel, ils ne voulaient pas appartenir à des sociétés « arriérées ». Ils ont donc cherché dans des idéologies étrangères, principalement occidentales, un refuge et une cachette contre l’arriération. Ils ont rejoint les mouvements laïcs progressistes et les révolutions à la mode parce qu’ils leur offraient une échappatoire à la pénibilité d’un changement lent, marginal et local. Ils sont devenus révolutionnaires parce qu’ils avaient peur et n’étaient pas sûrs d’eux. Comme Edward Said, ils se sont faits « humanistes » antisionistes et antiaméricains parce qu’ils ne voulaient pas, ou ne pouvaient pas, être « arabes ». Leur chauvinisme culturel évident n’était qu’une envie de s’anéantir, de disparaître dans l’universalisme. Leur vie n’était qu’une quête désespérée pour se débarrasser de leur propre peau.

Aux Arabes de ma génération, je dis que nous avons besoin d’une approche totalement différente. Je ne vous demande pas d’aimer Israël ou le sionisme, ni d’accrocher un poster de Herzl dans votre chambre. Si vous critiquez Israël et pensez qu’il devrait y avoir une Palestine, continuez à le faire. Tout ce que je vous demande, c’est d’être authentiquement courageux, d’admettre que le massacre dont nous avons tous été témoins ces derniers jours est la représentation exacte et la conséquence logique d’un système moral catastrophique, celui que nous connaissons tous intimement. L’heure est à l’introspection collective. Il est temps d’affronter les pans les plus sombres de notre héritage idéologique et de remettre en question les idées et les croyances que nous avons absorbées sans les critiquer. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons espérer contribuer par nous-mêmes à un monde plus positif et plus humain.


Hussein Aboubakr Mansour

 

Merci à l’auteur de nous avoir autorisé à traduire et publier en français ce texte initialement parue en anglais dans Tablet.

 

Hussein Aboubakr Mansour est le Directeur du programme EMET for Emerging Democratic Voices from the Middle East.

Notes

1 Nous avons hésité quant à la pertinence de traduire en français ce slogan, récurrent dans les manifestations propalestiniennes. Si nous avons décidé de le laisser en version originale, c’est non seulement car il a été importé tel quel, maifs surtout dans la mesure où sa traduction exigerait de trancher une ambiguïté que la langue anglaise entretient. Devrait-on dire « Palestine à libérer » ou « Palestine libre » ? S’agit-il de militer pour un mouvement qui, par la libération, ferait exister la Palestine, ou de célébrer une entité nationale déjà existante (et éventuellement capable d’exercer sa liberté) ?

Écrire à l’auteur

    Soutenez-nous !

    Le site fonctionne grâce à vos dons, vous pouvez nous aider
    Faire un don

    Avec le soutien de :

    Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

    Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.