Universalisme vs. Décolonialisme. N’y a-t-il vraiment pas de troisième voie pour la gauche ?

Après le massacre du 7 octobre, la gauche israélienne a vu comment, aux États-Unis et en Europe, une partie de la gauche globale avait refusé de se désoler de la mise à mort de 1200 hommes, femmes et enfants, pour la plupart juifs. Au sein de l’extrême gauche, certains ont même exalté le pogrom comme un événement décolonisateur et n’exprimaient aucune hésitation sur leur soutien objectif au Hamas. Adam Raz – interviewé dans K. cette semaine – est l’un des auteurs de la lettre ouverte exprimant sa « [préoccupation devant] la réponse inadéquate de certains progressistes américains et européens concernant le ciblage des civils israéliens par le Hamas, une réponse qui reflète une tendance inquiétante dans la culture politique de la gauche globale ». Julia Christ revient sur la désillusion vécue par la gauche israélienne et formule ce que nous enseigne politiquement le clivage qui s’est révélé entre celle-ci et une partie de la gauche globale.

 

>> Lire dans K. : « Les désillusions de la gauche israélienne. Entretien avec Adam Raz. », par Mitchell Abidor.

 

The Long Leg, Edward Hopper, c.1930, wikiart

 

Adam Raz est un jeune historien travaillant pour l’ONG Akevot, consacrée à chercher dans les archives israéliennes – militaires, gouvernementales et des services secrets – des documents susceptibles d’établir un récit empiriquement fondé sur la création et la construction de l’État d’Israël. Il appartient à son travail de s’intéresser aux crimes de guerre commis par Israël lors de ce processus. Aussi a-t-il voué une grande partie de sa recherche à la Nakba et à la responsabilité que les Israéliens ont dans cet événement. À ce titre, le jeune chercheur, qui se comprend comme faisant partie de la gauche globale, en est venu à collaborer très étroitement avec des mouvements de gauche en Occident luttant pour la cause palestinienne. Être de Gauche, pour lui, veut dire une seule et unique chose : se battre pour les droits de l’homme, y compris, ou peut-être surtout, quand cela signifie critiquer son propre pays.

Il croyait que ses amis de gauche partageaient cette conviction. Puis vinrent le 7 octobre, et les réjouissances d’une grande partie de la gauche globale face à l’acte de résistance accompli par le Hamas dans une guerre de libération contre le colonisateur juif. Adam Raz, avec nombre d’intellectuels israéliens et juifs de gauche, a réagi à ces prises de positions ignobles dans une lettre ouverte où ils expriment leur déception. Antoyshung en yiddish, אכזבה en hébreu, la déception désigne ce moment où l’on est détrompé, où les illusions tombent : l’illusion que la lutte pour les droits humains n’était sincèrement que cela et non pas une manière détournée de s’en prendre à Israël. L’illusion que les Palestiniens qui s’appuient sur les luttes menées par la gauche globale au nom des droits de l’homme appliqueraient conséquemment les mêmes outils critique à leurs propres gouvernement et histoire. L’illusion que la gauche globale souhaite vraiment l’existence d’un État israélien, si seulement il était irréprochable du point de vue des droits de l’homme. Derrière ces illusions tombées pointe l’esquisse d’un nouveau savoir : qu’aux yeux de la gauche globale, Israël ne sera jamais innocent. Que l’anti-universalisme de la pensée décoloniale a pris le pas sur l’universalisme des droits de l’homme. Et Raz en vient même à concevoir désormais qu’il y a une différence entre défense des droits de l’homme et pensée politique. Mais la réflexion s’arrête là. C’est comme une butée insurmontable qui nous renseigne sur les dilemmes de la gauche actuelle. Comme un mantra il répète que le/la “vrai homme/vraie femme de gauche” est celui ou celle qui ancre sa politique dans les droits de l’homme et nulle part ailleurs, et que pour sa part il continuera sa lutte en se ressourçant exclusivement en eux.

Deux gauches semblent alors actuellement disponibles : une gauche morale qui, au nom de l’universalisme des droits de l’homme, essaie de se battre pour la démocratie libérale et, pour cette raison, accepte d’employer des termes lui semblant justes à la vue des faits historiques, pour décrire les atteintes à ces droits par Israël : « apartheid » dans les territoires après 1967, « nettoyage ethnique » en 1948, pour ne nommer que les termes que Raz lui-même était amené à utiliser dans ses travaux. Et, en face, une gauche décoloniale indéniablement plus politique que morale, qui vise partout l’établissement de régimes autochtones et authentiques, fidèles à leur culture et leurs mœurs, régimes dont il n’est nullement attendu qu’ils se plient à l’universalisme des droits de l’homme, ce dernier étant foncièrement étranger à leurs cultures authentiques. Que cette deuxième gauche s’appuie sur les critiques et autocritiques de la première pour promouvoir son projet pour une Palestine libre – libre au sens de sa libération de tout élément étranger – voilà le choc que la gauche universaliste israélienne a reçu en pleine face.

Est-ce là une raison pour abandonner l’autocritique ? Adam Raz a certainement raison de dire que non. Mais peut-être est-ce là une raison pour la fonder sur quelque chose de plus réel que les droits de l’homme, en l’occurrence la vie interne des sociétés politiques d’où émane cette autocritique. Quelle serait une critique sioniste, voire juive, d’Israël ? Et quels seraient les alliés de la gauche israélienne si elle ne parlait pas le langage universel et abstrait des droits de l’homme mais celui de l’universalisme juif ? Enfin, quelle serait une politique de gauche qui choisirait ses partenaires exclusivement parmi ceux et celles volontaires et capables de mener une critique de la réalité depuis la vie interne de leur groupe, que celui-ci soit une nation, une société politique pas encore étatisée ou une communauté religieuse ?

Osons l’utopie, aussi parce que la question d’un après la guerre doit être posée : ce serait là une politique où l’on débattrait avant tout des compréhensions de la justice de chacun de ces groupes. Et peut-être, à partir de là, arriverait-on à une gauche globale où personne n’hésiterait à affirmer que, selon les critères de justice de son propre groupe, massacrer des civils dans leurs lits, violer des fillettes et des femmes, mutiler des corps, les bruler pour rendre impossible leur identification et kidnapper des bébés et d’autres civils innocents est inacceptable. Et peut-être aussi arriverait-on ainsi à une situation où ceux et celles qui ne peuvent pas nommer cette injustice n’appartiendraient pas à la gauche, clairement et aux yeux de tous. Non pas parce qu’ils défendent des “modes de vie authentiques et autochtones” qui ne veulent rien savoir des droits de l’homme, mais parce qu’ils se refusent de faire le travail consistant à chercher les principes de justice qui structurent leurs propres groupes d’appartenance. Or il n’y a pas de groupe sans justice interne.

Raz se plaint que l’autocritique n’est pas menée du côté palestinien. La gauche décoloniale a beau jeu de lui rétorquer que le faire au nom des droits de l’homme serait une acceptation de la pensée occidentale. Dans cette impasse, faire confiance à l’existence d’une pensée de la justice interne aux groupes, et demander aux Palestiniens de critiquer leur société politique au nom de ses propres critères de justice serait peut-être la voie pour reconstruire une gauche globale qui ne doit pas découvrir dans l’épreuve qu’elle n’a jamais existée.


Julia Christ

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