Fictions

« La discordance entre eux, latente depuis ses années américaines, est devenue manifeste lorsque, l’année précédente, elle a publié dans une « revue juive » – comme il l’avait affirmé sur le ton du reproche – son texte « Mamie-louche » sur sa grand-mère et sa judéité marrane. Une ligne de faille s’est depuis lors creusée, séparant progressivement deux êtres qui croyaient en l’éternité de leur danse ensemble. »

« – Il arrive qu’on traîne des fardeaux plus lourds qu’on ne veut le croire, déclare Moishe. Je lève les yeux sur lui. Je le suis à l’intérieur de la synagogue. Et m’installe sur l’un des bancs en bois. Mes jambes me paraissent lourdes comme du plomb et mes bras se balancent bizarrement lorsque je me relève. Il faut faire ça de temps en temps. Se lever, chanter, prier, lire et se rassoir. La synagogue est dorée et agréable. »

« Avant-hier, j’intervenais auprès d’une classe de seconde du lycée Camille Sée. Je leur ai raconté l’histoire de mon père, sa fuite en zone libre avec ses parents, leur capture à la ligne de démarcation, la prison, la séparation d’avec sa mère pour être confié à la Croix-Rouge et quelques mois plus tard, la police française qui vient le chercher dans son école parce qu’il n’a pas été déporté avec ses parents : on le fait alors sortir par une porte dérobée et il est envoyé quelques temps à la campagne. Un lycéen m’a demandé : ‘Et la vengeance alors ? N’y avez-vous jamais songé ?’ »

« Le Pauvre Rothschild ne fut point surpris lorsque, au soir du même jour, les victorieux motocycles à panier entrèrent dans la cour des bains, chargés de quelque chose qui ressemblait à des baluches. Le pharmacien Zalman Amsterdamskii lui avait naguère raconté que, dans toutes les villes et les petits lieux, les Allemands rassemblaient tous les Juifs en un seul endroit, les emmenaient en dehors de la ville et les fusillaient. C’était probablement son tour, à lui aussi. »

« L’été n’augurait vraiment rien qui vaille. Une armée étrangère s’était établie en Lituanie, dont les unités s’installèrent dans les accueillants bois et bosquets qui ceinturaient le petit lieu. Le président lituanien – auprès duquel le fameux invité, le baron de Rothschild, s’apprêtait soi-disant à racheter le petit lieu avec tous les Juifs qui y habitaient –, avait apparemment décidé de ne pas attendre l’offre avantageuse du banquier et s’était enfui à l’étranger en abandonnant tous ses biens. »

« — Tu es un Rothschild ! s’exclamait Zalman Amsterdamskii avec enthousiasme, se prenant de plus en plus à ce jeu qui lui procurait un étrange plaisir et qui consistait à rechercher ce qui pouvait confirmer ce lien de parenté avantageux pour Itsik. »

« Tous les Juifs du « petit lieu » appelaient Itsik – le fils du préposé aux bains Avigdor – non pas par le nom qui lui fut donné à sa naissance, mais par son patronyme précédé de l’immanquable épithète « pauvre ». Même de la bouche du rabbin Hillel, qui connaissait sur le bout des doigts le nom de chaque Juif que Dieu avait mis sous ses auspices, le sobriquet finissait par s’échapper :
— Comment vas-tu, Pauvre Rothschild ? »

« Nous allons accueillir, Liliane et moi, des réfugiés ukrainiens. Juifs. J’avais laissé mes coordonnées à une association juive qui cherche des lieux d’hébergement pour des familles ayant fui la guerre. Ce matin j’ai reçu l’appel d’une certaine Esther qui voulait des précisions sur le logement que nous proposions. J’en ai donné une description sommaire : un studio indépendant, attenant à notre appartement, d’une trentaine de m2, tout équipé. La première question d’Esther a été de savoir si c’était casher. J’ai répondu sèchement que non, que le studio n’était pas casherisable, qu’il ne pouvait pas l’être et que, de toutes façons, je ne voulais pas de Juifs orthodoxes. »

« Lemberg, vous voyez, c’est déjà bien autre chose que Brody. La ville elle-même, d’abord. Propre, spacieuse, coquette, jolie, elle flatte l’œil. Enfin, à Lemberg aussi on trouve des rues comme à Brody, où il faut en plein été enfiler des caoutchoucs montants et se boucher le nez. Mais au beau milieu de la ville il y a un jardin où tout le monde a le droit de se promener, même les chèvres. On est dans un pays libre. Le shabbat, des Juifs en shtrayml se promènent bien tranquilles dans les rues, personne ne leur dit rien. Et puis les gens ! Des gens en or ! »

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.