Motl, fils du chantre

Motl, fil du chantre est le dernier roman de Sholem-Aleikhem, né en 1857 dans l’oblast de Kiev, à Pereiaslav – ville dont on peut se demander, aujourd’hui que paraît notre numéro, si elle ne sera pas demain un nouveau lieu de la résistance ukrainienne à l’invasion russe. Les éditions de l’Antilope font paraître cette semaine une nouvelle traduction en français de cette œuvre parmi les plus célèbres du grand conteur yiddish. Elle raconte l’histoire d’un enfant juif d’Ukraine du début du XXe siècle qui rêve de quitter l’Europe pour l’Amérique. En exclusivité, après une courte présentation par ses traductrices, nous publions le chapitre 15 du roman, situé à Lemberg. Lviv aujourd’hui…

 

 

Une des couvertures originales de Motl Peysi dem khazns

 

Ils fuient un pays — l’Ukraine — où ils ne connaissent que misère ou persécutions, voire les deux. Seuls, ou par familles, par villages entiers, ils vont affronter les dangers, les balles des gardes-frontières, les couteaux des passeurs mafieux. À lire ces descriptions, dans le journal du jour comme dans ce roman du siècle passé, comment ne pas être d’accord avec l’immense Sholem-Aleikhem (Ukraine 1859, New-York 1916) : « Je vous le dis, ce monde est moche et méchant, mais par esprit de contradiction, il ne faut pas pleurer ! Si vous voulez savoir, c’est là la véritable source, la véritable cause de ma bonne humeur, de mon “humour” comme l’appellent les autres. Ne pas pleurer, exprès. Rire, exprès, seulement rire ! »

Pour faire rire sans être cynique sur un sujet tel que l’émigration, Sholem-Aleikhem a trouvé une solution dans ce roman qui est une des pièces maîtresses de son œuvre : il a choisi de conter les tribulations des émigrants par la voix d’un enfant dont la joie de vivre et la soif de découvertes tiennent le tragique à distance. La création de Motl entraîne le lecteur à sa suite, dans un voyage intérieur vers l’enfance aussi dépaysant que celui qui mènera les personnages du shtetl à l’Amérique.

Comme un paradigme de la langue-monde qu’était le yiddish, les aventures de Motl ont commencé d’être publiées en feuilleton en 1907 dans un journal de New York, Der Amerikaner. Parallèlement, les feuilletons paraissent dans des journaux de Vilna et de Londres. La publication se poursuit dans Der fraynt de Saint-Pétersbourg jusqu’en février 1908. En 1914, dans Di yiddishe velt de Vilna, une nouvelle série est interrompue après un seul épisode par l’éclatement de la guerre. C’est de février à novembre 1916 que l’auteur la reprend dans Di vorheyt de New York, les deux derniers chapitres étant publiés à titre posthume.

Sous forme de livre, les aventures de Motl paraissent d’abord dans une traduction russe en 1910, suscitant l’admiration entre autres de Gorki, puis en yiddish en 1911, sous le titre Motl Peysi dem khazns (Motl, fils du chantre Peyssi).

Nadia Déhan-Rotschild et Evelyne Grumberg[1]

 

Sholem-Aleikhem

 

 

Cracovie et Lemberg à la fois[2]

 

A

Lemberg, vous voyez, c’est déjà bien autre chose que Brody. La ville elle-même, d’abord. Propre, spacieuse, coquette, jolie, elle flatte l’œil. Enfin, à Lemberg aussi on trouve des rues comme à Brody, où il faut en plein été enfiler des caoutchoucs montants et se boucher le nez. Mais au beau milieu de la ville il y a un jardin où tout le monde a le droit de se promener, même les chèvres. On est dans un pays libre. Le shabbat, des Juifs en shtrayml se promènent bien tranquilles dans les rues, personne ne leur dit rien. Et puis les gens ! Des gens en or !

Maman dit que Lemberg et Brody, c’est le jour et la nuit. Mon frère Elyè regrette qu’à la frontière il y ait d’abord Brody, et après, Lemberg. Ça devrait être le contraire, il dit. Notre ami Pinyè lui explique que si Lemberg est mieux que Brody, c’est parce que la ville est plus loin de la frontière et plus près de l’Amérique. Elyè lui rétorque : « La porte à côté ! Il n’y a qu’à voir où est Lemberg et où est l’Amérique ! » Pinyè lui dit qu’en la matière, il peut encore lui donner des leçons car lui, il a étudié la géographie. Elyè lui répond :

– Puisque tu connais la géographie, dis-moi donc où est le comité ?

– Quel comité ?

– Le comité des émigrants !

– Quel rapport ? Qu’est-ce que ça a à voir avec la géographie ?

– Celui qui connaît la géographie doit tout savoir.

Voilà ce que lui dit mon frère et nous nous renseignons sur le comité. Aucun de ceux que nous interrogeons ne sait. Drôle de ville.

– Ils savent mais ils ne veulent pas le dire !

Ainsi en juge ma belle-sœur Brokhè. Rien ne lui plaît jamais. Lemberg, elle lui trouve aussi un défaut : rues trop larges. La mariée est trop belle. La femme de notre ami Pinyè, Taybl, reproche autre chose à Lemberg. À savoir ? Chez nous on a cette expression : « Cracovie et Lemberg à la fois. » Quand on a mangé quelque chose d’acide, par exemple, on dit qu’on en a vu Cracovie et Lemberg à la fois. Ou bien, quand on a collé une bonne gifle à quelqu’un, on dit, là encore : « Il en a vu Cracovie et Lemberg à la fois. »

Bref, les femmes ont cette tendance : c’est rare qu’elles aiment quelque chose !

 

B

Nous avons enfin déniché le comité. C’est une maison haute avec un toit rouge. Il faut d’abord attendre un petit peu dehors. Enfin, pas qu’un petit peu, beaucoup. Après, la porte s’ouvre et il faut monter l’escalier. Quand on arrive en haut, on rencontre un tas de gens. Surtout des nôtres venus de Russie, des émigrants on les appelle. Ils sont presque tous affamés et ont des nourrissons qui tètent. Ceux qui n’ont pas de nourrissons sont affamés aussi. On leur dit de revenir le lendemain. Le lendemain, on leur dit à nouveau de revenir le lendemain.

Maman lie connaissance avec plein de femmes. Chacune a son malheur. Finalement, elle dit, en comparaison elle a encore de la chance ! Beaucoup d’entre elles ont échappé à des pogroms. Ce qu’elles racontent est terrible ! Elles partent toutes en Amérique mais aucune n’a de quoi. Beaucoup ont été réexpédiées chez elles. Certaines, on leur donne du travail. D’autres, on les envoie à Cracovie. C’est là-bas, on dit, qu’il y a un vrai comité. Et ici, alors, qu’est-ce que c’est ? Elles ne savent pas. On leur demande de revenir le lendemain, alors elles reviennent. Où est le comité ? Mais c’est ici, le comité. Qui est le comité ? Si elles pouvaient en savoir autant sur le malheur ! Entre un grand type à la figure grêlée et aux bons yeux rieurs.

– En voilà un, du comité. Il est docteur.

Le docteur aux yeux rieurs s’assied sur une chaise. À chaque instant un nouvel émigrant vient le voir, il lui explique quelque chose en gesticulant. Le docteur l’écoute et lui répond qu’il est tout seul. Il ne peut rien pour lui. Nous avons un comité d’une trentaine de membres, il dit, mais personne ne veut venir. Qu’est-ce que je peux faire à moi tout seul ?

Les émigrants ne veulent pas le savoir, qu’il est tout seul. Ils ne peuvent plus attendre. Ils ont mangé tout ce qu’ils avaient. Qu’on leur donne des billets pour l’Amérique, ils disent, ou qu’on les renvoie chez eux. Le docteur explique qu’il peut les envoyer à Cracovie, s’ils veulent, pas plus. Là-bas il y a un comité. Peut-être que ce comité pourra les aider. Les émigrants écoutent et disent qu’ils n’ont pas de quoi vivre ne serait-ce qu’une journée. Le docteur sort sa bourse et leur donne une pièce. Les émigrants considèrent la pièce et s’en vont. Arrivent d’autres émigrants. Ils le supplient à deux genoux, ils disent.

– Que voulez-vous de moi ? se défend le pauvre docteur.

– Nous voulons manger ! répondent les émigrants.

– On m’a apporté à manger, tenez, mangez.

Voilà ce que dit le docteur aux bons yeux rieurs en leur montrant la nourriture : du café et des petits pains blancs. Il dit qu’il est sérieux, il leur donne. Qu’est-ce qu’il peut faire, tout seul ? Les émigrants le remercient.

Ce n’est pas pour eux qu’ils demandent, ils disent, c’est pour leurs enfants, les pauvres.

– Bon, amenez vos enfants ici ! dit le docteur puis il nous fait signe de ses bons yeux rieurs.

– Et vous, que voulez-vous ?

 

 

C

Maman s’avance vers le bon docteur et entreprend de lui raconter l’histoire depuis le début. Elle avait un mari. Il était chantre et il a été malade très longtemps. Puis il est mort, la laissant veuve avec deux enfants, l’un déjà grand, l’autre pour ainsi dire un bébé (c’est de moi qu’on parle). Elle a marié l’aîné. Elle lui avait déniché une mine d’or, l’or s’est évaporé, il est resté le trou. Le beau-père a fait faillite et Elyè devait se présenter à la conscription…

– Maman, tu sors du sujet !

Voilà ce que dit mon frère et il se met à raconter la même histoire mais à sa façon. Il commence :

– Conscription ou pas, nous partons, en Amérique donc. C’est-à-dire, moi, ma mère, ma femme, mon petit frère (c’est de moi qu’on parle) et puis ce jeune homme (il désigne Pinyè), il part aussi, avec nous, donc. Il nous fallait passer la frontière. Donc, nous arrivons à la frontière. Mais des passeports, donc, nous n’en avons pas, étant donné que nous devions tous deux nous présenter à la conscription…

– Attends, laisse-moi parler ! intervient notre ami Pinyè en poussant de côté mon frère Elyè et il raconte la même histoire, mais un peu autrement. Elyè a beau être mon frère, je dois reconnaître que Pinyè parle beaucoup mieux que lui. D’abord, avec lui il n’y a pas tous ces « donc ». Et puis il parle très bien le russe. Il emploie beaucoup de mots russes, et des mots jolis, tout simplement, un vrai plaisir. Il y en a un tas que je ne comprends pas mais ils sont jolis. Voici comment notre ami Pinyè a commencé :

– Je vais vous donner un rapide vzglyad de toute cette polozhenye, ainsi vous pourrez vous faire votre totshke zrenye. Nous partons en Amérique pas tant à cause du voinske povinost qu’à cause de la Samostoyatelnost et de la Civilisation car en Russie on nous maintient très styesnitelnyy non seulement question progrès mais même en vozdukh, comme dit Tourgueniev. Surtout depuis que chez nous a commencé la yevreyskiy vopros avec les pogroms, la constitution et caetera, comme dit Buckle dans son Historya tsivilisatsya[3].

Quel dommage, les jolis mots commençaient juste à sortir. Notre ami Pinyè se balançait déjà comme à la synagogue. Il venait de s’échauffer pour un long discours. Et voilà que le docteur siffle une gorgée de café et le coupe en plein milieu avec un petit sourire :

– Dites-moi, qu’est-ce que vous voulez ?

Elyè intervient de nouveau :

– Pourquoi cette manie de discourir à tort et à travers ? fait-il à Pinyè.

Sûrement que ça vexe notre ami, car il s’éloigne en s’emmêlant les pieds et lance avec colère :

– Tu parles mieux ? Eh bien, à toi !

Et mon frère Elyè s’approche de la table et résume à nouveau l’histoire.

 

D

– Donc, nous sommes arrivés à la frontière. Là, nous avons entrepris de négocier avec les passeurs, donc. Les passeurs, comme vous savez, sont de grands filous. Ils se sont empressés de se doubler les uns les autres, de manigancer, moucharder, se mettre les bâtons dans les roues, jusqu’à ce que se présente une femme, donc, une femme comme il faut, sérieuse, pieuse, honnête, qui s’est arrangée avec nous pour le prix, donc, et s’est chargée de nous faire tous passer, d’abord nous et ensuite nos affaires. Elle nous a donné, la femme donc, deux incirconcis, comme guides, donc…

– Si vite ? Voyez-moi ça ! Il en a déjà terminé avec les incirconcis.

Voilà comme ma belle-sœur Brokhè a bondi, poussé de côté mon frère Elyè pour raconter l’histoire mieux que lui. Tout à fait la même histoire mais légèrement différente. La bonne femme nous a dit de marcher longtemps longtemps jusqu’à voir une colline. Puis de prendre à droite et de marcher marcher jusqu’à une autre colline. Là, il fallait prendre à gauche, marcher longtemps longtemps, jusqu’à une taverne. L’un de nous devait y entrer, il verrait deux incirconcis en train de boire de l’eau-de-vie. Il fallait les accoster et leur dire un seul mot, « Khaymova », alors ils sauraient qu’ils devaient nous faire traverser un petit bois. « Heureusement que j’ai tendance à me trouver mal », Brokhè a ajouté…

Le docteur intervient :

– Vous savez ce que je vais vous dire, mes chères dames ? Moi aussi, j’ai tendance à me trouver mal. Dites-moi en deux mots ce que vous voulez.

Maman s’avance une nouvelle fois et voici la discussion entre elle et le docteur.

Maman – Vous voulez en deux mots ? On nous a volé nos affaires.

Le docteur – Quelles affaires ?

Maman – La literie : deux édredons, quatre gros oreillers, et encore deux grands et trois petits bâtards réunis en un seul.

Le docteur – C’est tout ?

Maman – Et puis trois couvertures, deux vieilles, une neuve, et des vêtements, et un fichu de soie, et…

Le docteur – Ce n’est pas ce que je vous demande. Vous n’avez pas eu d’autre malheur ?

Maman – Quel malheur vous voudriez encore ?

Le docteur – Je voulais dire, de quoi manquez-vous ?

Maman – De literie.

Le docteur – C’est tout ?

Maman – Ça ne vous suffit pas ?

Le docteur – Et des billets, vous en avez ? Et de l’argent, vous en avez ?

Maman – Faut pas se plaindre. Nous avons des billets pour le bateau, nous avons de quoi pour les tickets de train.

Le docteur – Donc ça va, à la bonne heure ! Je vous envie. Échangeons nos places. Je ne plaisante pas, croyez-le bien ! Ce n’est pas une blague. Prenez mon en-cas, prenez mes émigrants, prenez mon comité, et donnez-moi vos billets de bateau, vos tickets, et je pars aujourd’hui même en Amérique. Qu’est-ce que je peux faire, moi tout seul face à cette multiplication, grâce à Dieu, de pauvres gens ?

Ce docteur est un peu… nous ne savons pas même quoi ! Voilà notre sentence, et nous ne voulons pas traîner longtemps ici. Mon frère Elyè dit que c’est dommage de faire des frais, il vaudrait mieux partir pour Cracovie. Beaucoup d’émigrants vont là-bas, faisons comme si nous étions des émigrants.

– Puisque nous sommes déjà à Lemberg, autant aller aussi à Cracovie, dit notre ami Pinyè.

– Histoire de voir Cracovie et Lemberg à la fois, sans doute ! saisit au bond Taybl.

Au revoir, nous partons pour Cracovie.


Sholem-Aleikhem

Traduit du yiddish par Nadia Déhan-Rotschild et Evelyne Grumberg

 

Notes

1 Nadia Déhan-Rotschild et Evelyne Grumberg sont les traductrices de la première version française du dernier roman de Sholem-Aleikhem, qui paraît cette semaine aux Éditions de l’Antilope.
2 Il s’agit là du quinzième chapitre du roman
3 Vzglyad : aperçu, en russe comme les mots suivants. Polozhenye : situation ; totshke zrenye : point de vue ; voinske povinost : service militaire ; Samostoyatelnost : liberté ; styesnitelnyy : à l’étroit ; vozdukh : air ; yevreyskiy vopros : question juive.

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