« Et la vengeance, alors ? »

L’année dernière, l’écrivain Marianne Rubinstein intervenait dans des classes pour parler avec des élèves de ses livres :Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin (Verticales, 2002) et C’est maintenant du passé (Verticales, 2009). Il y est question des générations nées après la guerre et qui ont hérité du passé de leur parent ayant souffert de la Shoah. Un jour, un élève lui pose une question devant laquelle elle est d’abord prise de court…

 

Nicolas RUBINSTEIN, Tronc bléssé 2021, bois d’if et bronze, 21 x 27 x 84 cm

 

L’année dernière, j’intervenais auprès d’une classe de seconde du lycée Camille Sée. Ils avaient étudié La plus précieuse des marchandises (Seuil, 2019), ce magnifique texte de Jean-Claude Grumberg. Quant à moi, je venais à la suite leur parler de ma génération, celle née après la guerre de parents orphelins, autour de mes deux livres Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin (Verticales, 2002) et C’est maintenant du passé (Verticales, 2009).

Je leur ai raconté l’histoire de mon père, sa fuite en zone libre avec ses parents, leur capture à la ligne de démarcation, la prison, la séparation d’avec sa mère pour être confié à la Croix-Rouge et quelques mois plus tard, la police française qui vient le chercher dans son école parce qu’il n’a pas été déporté avec ses parents : on le fait alors sortir par une porte dérobée et il est envoyé quelques temps à la campagne.

Un lycéen m’a demandé : « Et la vengeance alors ? N’y avez-vous jamais songé ? »

J’ai eu du mal à répondre. Ce qui m’est venu, c’est évoquer Serge et Beate Klarsfeld et combien mon père exprimait souvent le regret de ne pas avoir été capable de faire ce qu’il avait fait (il, puisque s’identifiant à Serge tout en admirant Beate), ce à quoi je lui rétorquais : « mais Serge Klarsfeld n’a pas perdu comme toi toute sa famille, il a gardé sa mère et sa sœur, alors que toi, tu t’es retrouvé seul, absolument seul. Déjà, d’avoir réussi à t’en sortir, à devenir médecin après un apprentissage d’ouvrier ajusteur et des études d’officier de la marine marchande, c’est incroyable ! » « Peut-être, me répondait mon père, mais je m’en veux, j’aurais voulu être capable de faire comme lui. »

Oui, c’est ce que j’ai raconté aux lycéens, ce regret qu’il avait de ne pas avoir pourchassé les nazis comme Klarsfeld, et j’ai ajouté : « D’ailleurs, il ne s’agit pas de vengeance, mais de justice ». Puis je leur ai expliqué qu’il y avait eu une reconnaissance des crimes commis et que c’était important. Par l’Allemagne d’abord, puis par la France à partir de 1995. Comme mon père l’avait dit lors de son audition devant la Commission pour les Victimes de Spoliation (mission Mattéoli), « ce n’est pas une réparation, car rien ne pourra jamais être réparé. C’est au mieux une reconnaissance ». « C’est bien comme cela que nous l’entendons, Monsieur Rubinstein », avait répondu ce jour-là Anne Grynberg, qui présidait l’assemblée devant laquelle mon père était auditionné.

Je suis sortie du lycée. Cette question continuait de me tarabuster, je n’étais pas satisfaite de ma réponse trop policée. J’ai repensé à ma colère. Dans un temps pas si lointain où presque à chaque fois que l’on parlait de la déportation, la discussion en venait à la « culpabilité du survivant », j’étais toujours choquée non qu’elle eut existé — qui étais-je pour en juger ? —, mais que mes interlocuteurs, lorsqu’ils étaient étrangers à cette histoire, semblassent trop souvent la trouver normale, quand je la trouvais terrible et paradoxale : non seulement les deux tiers des Juifs européens avaient été assassinés, et voilà que l’on trouvait normal que les survivants se sentent coupables ! Toujours coupables de quelque chose, les Juifs ?

Après une représentation de sa pièce L’Atelier, une jeune femme demande [à Jean-Claude Grumberg] ce qu’il fait de la vengeance. « Je ne compris pas très bien sa question », écrit-il…

Le lendemain, je participais au Grand atelier de Jean-Claude Grumberg sur France Inter[1]. Dans le recueil de trois de ses pièces (Dreyfus, L’Atelier et Zone libre), Grumberg raconte une anecdote semblable à ce qui m’était arrivé la veille : dans un débat en Belgique, après une représentation de sa pièce L’Atelier, une jeune femme lui demande ce qu’il fait de la vengeance. « Je ne compris pas très bien sa question », écrit-il[2]. Alors quand Vincent Josse, du Grand Atelier, me demande ce que j’aime tant dans les pièces de Grumberg, la réponse est évidente : ce que j’aime, c’est qu’elles nous font rire et pleurer ; ce que j’aime, c’est qu’il a su parler avec justesse d’un monde, et lui rendre justice ; ce que j’aime, enfin, c’est qu’il est parvenu à faire entendre la colère : Leon dans l’Atelier, Simon dans Zone libre sont des hommes qui ne cherchent pas à se venger (Simon ne tue pas le jeune allemand prisonnier qu’il trouve chez Maury), mais qui sont en colère. On entend leur colère, même si on en rit parfois. Grumberg parvient à la faire partager sans la raboter, sans concession, sans allégeance au public, et ça, c’est essentiel.

Je l’ai bizarrement compris à travers une histoire qui n’a rien à voir avec la Shoah : dans le roman Americanah, Chimananda Ngozi Adichie met en scène une soirée, à Londres, où le nigérian Emenike raconte aux amis blancs de sa femme blanche, à la demande de celle-ci, qu’un soir, il a hélé un taxi londonien dont la lumière allumée indiquait qu’il était libre, mais lorsque le taxi s’est approché et a vu qu’Emenike était noir, il a éteint sa lumière pour la rallumer deux cent mètres plus loin et prendre deux femmes blanches. Une histoire de racisme ordinaire en somme, qu’Emenike narre d’un ton léger, devant sa femme, les amis de sa femme, et son ami nigérian Obinze à qui il a déjà raconté l’histoire, et qui s’étonne de voir cette fois-ci Emenike taire sa rage et sa colère, et qu’il était resté sur place, secoué de tremblements, effrayé par la violence de ses sentiments.

Il y a la douleur de la perte pour mon père, pour tous ceux qui ont perdu leurs proches et pour lesquels rien ne sera jamais réparé. Il y a l’assassinat d’un peuple, d’une culture, d’une littérature, d’une musique, d’une langue. Il y a, pour ceux nés après dans des familles à la colonne vertébrale brisée, la difficulté de marcher. Enfin, il y a la colère, une colère qui n’est pas vengeance, mais une colère qui exige qu’on ne les oublie pas et qu’on leur rende justice, à défaut de réparer quoi que ce soit. C’est cela que j’ai voulu tresser ensemble, dans Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin et dans C’est maintenant du passé.


Marianne Rubinstein

Marianne Rubinstein est une écrivaine française. Elle a notamment publié ‘Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin’ (Verticales, 2002, préface de Serge Klarsfeld) enquête sur les enfants des orphelins juifs de la Shoah et ‘C’est maintenant du passé’ (Verticales, 2009) récit sur sa famille paternelle décimée. Parmi ses romans, ‘Nous sommes deux’ (Albin Michel, 2016) est la chronique d’un mariage mixte précédé d’une conversion et ‘Le journal de Yaël Koppman’ (Sabine Wespieser Editeur, 2007) met en scène les questions existentielles de la trentenaire Yaël Koppman, personnage que l’on retrouve dans ‘Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel’ (Albin Michel 2012).

Notes

1 Le grand atelier, de Vincent Josse. Première diffusion le 19 décembre 2021.
2 Jean-Claude Grumberg, Dreyfus…L’Atelier, Zone libre, Babel, Actes Sud, p. 245.

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