Le Pauvre Rothschild / Épisode 4

Où l’on découvre qui sont les véritables parents du Pauvre Rothschild

 

« Alef Bet », Issachar Ber Ryback (c) mahJ

 

Vendredi arriva, mais le rabbin Hillel vint aux bains seul. À l’expression de son visage, Itsik comprit aussitôt que quelque chose n’allait pas, mais, par politesse, ne posa aucune question.

Le rabbin Hillel caressa pensivement sa barbe, puis enleva, à contrecœur et avec une lenteur inhabituelle ses vêtements, mit de longues minutes à choisir minutieusement un balai et, le souffle douloureux, chuchota enfin une prière à peine audible. L’oreille fine du Pauvre Rothschild saisit que son maître et tuteur demandait au Seigneur de protéger Sa maison du petit lieu des impies et des mécréants.

— Je sens, Itsik, les questions frétiller sur ta langue comme des perches sur une poêle, mais laisse-moi du temps, je répondrai à tout ce que voudras savoir, quand j’aurais pris un bain.

Le rabbin Hillel prenait patiemment et avec soin son bain de vapeur, tandis que le Pauvre Rothschild l’attendait gentiment dans le vestiaire, avec des serviettes.

— Les temps cléments pour les Juifs ont pris fin, Itsik, commença le rabbin Hillel en reprenant haleine. Adviennent des temps barbares et mauvais, et si le Seigneur ne s’en mêle pas, les malheurs vont tomber sur nos têtes, l’un après l’autre. Tu vis à l’écart du monde et tu ne sais encore rien. Ils ont amené Zalman, hier.

— Où ça ?

— Là où sont amenés tous les indésirables, comme on disait sous les tsars, où d’autre ? En Sibérie. Là où il gèle sous les quarante. Demain, ils peuvent même fermer la synagogue. Et ne me demande pas pourquoi.

— Pourquoi, rabbi ? demanda quand même le Pauvre Rothschild. Il n’arrivait pas à comprendre ce que disait le rabbin Hillel, le premier à avoir inscrit son nom dans le livre des vivants. Il fut un temps où Itsik pensait que le monde était juste et qu’il tournait rond : lui, il coupait du bois et faisait chauffer les bains, Zalman Amsterdamskii vendait des poudres et des pilules, le rabbin Hillel enseignait la bonté et la droiture, le soleil brillait le jour et, la nuit, le ciel était parsemé d’étoiles. Pourquoi amener Zalman en Sibérie, une région dont, lui, le Pauvre Rothschild, n’avais jamais entendu parler – là-bas, ils ont certainement leurs propres pharmaciens, qui se tiennent derrière le comptoir en blouse blanche et qui parfois, eux non plus, ne font pas payer les médicaments aux pauvres et aux infirmes ? Pourquoi fermer la synagogue ? Le Tout-Puissant, s’Il n’a aidé personne, n’a fait de mal à personne au petit lieu non plus.  Que tout demeure comme hier, comme aujourd’hui, comme demain.

— Pendant plus de quarante ans, depuis que, encore sous le tsar, j’ai commencé mon service ici, j’ai moi-même essayé de trouver une réponse. Pourquoi les temps mauvais prennent pour longtemps le pas sur les bons ? Et voilà où j’en suis arrivé. Sans doute parce que les hommes ne choisissent pas le Seigneur pour guide, mais un satané pécheur, qu’ils suivent comme un troupeau obéissant. Les Allemands, n’ont-ils pas choisi cet Autrichien fou, et les Russes, un Georgien sans racines ?

Le rabbin Hillel se tut, puis, soudain, se tourna vers Itsik avec une prière :

— Si les Russes en venaient à nous chasser du temple, ce « nid d’obscurantistes » comme l’appelle désormais le remplaçant du bourgmestre Itkis, aurais-tu peur d’abriter chez toi les rouleaux de la Torah ? Pendant plus de quarante ans, je les ai portés dans mes bras comme des enfants bien-aimés. Les bains ne seront pas fouillés, j’espère.

En signe d’approbation, le Pauvre Rothschild secoua plusieurs fois sa tignasse ébouriffée.

— Je savais qu’on pouvait compter sur toi. Le rabbin Hillel se tut à nouveau, comme s’il puisait dans ce silence forces et ténacité. Quelle chance que tu ne nous aies pas écoutés, moi et le malheureux reb Zalman, et que tu ne sois allé nulle part. Tu serais parti cherchez le bonheur chez des parents ou des non-parents, pour, en chemin, tomber droit dans la gueule du loup. Les Allemands ont pris leurs quartiers à Varsovie. Paris s’est déjà rendu. Des riches Rothschild là-bas, il n’en reste plus trace. Peut-être ont-ils pris leur avion, chargé toutes leurs affaires et filé chez leurs proches en Amérique.  Ou alors, ils n’en ont pas eu le temps et les Allemands les ont… En un geste éloquent, il passa sa main pastorale sur son cou. Car avec tout l’argent du monde, on ne peut soudoyer la mort. Bien sûr, les Russes sont des impies et des salauds, on ne peut rien en attendre de bon, mais, Dieu merci, pour l’instant ils ne tuent pas les Juifs.

— Mais pourquoi ont-ils envoyé monsieur le pharmacien en Sibérie ? De quoi s’est-il rendu coupable ? D’avoir vendu des parfums français et des pommades à leurs épouses sans faire de rabais ?

— De quoi était-il coupable ? D’avoir rêvé d’échanger, au moins sur ses vieux jours, tous ses clients – lituaniens, russes et polonais, contre de seuls juifs – et de finir sa vie ni en Lituanie ni en Russie, mais en Terre sainte, répondit à Itsik son mentor. Je ne l’ai jamais soutenu dans ce désir. J’ai toujours voulu vivre et mourir ici, à la synagogue, rue des Briques.

— Moi aussi, je voudrais passer le restant de mes jours ici… au-dessus de la rivière… sous ces tilleuls épais, à écouter le chant des oiseaux le matin. Je ne veux pas d’une autre terre sainte. Pour moi, rabbi, toute la terre autour de la banya est sainte.

Le rabbin Hillel éclata d’un rire contraint. Que pouvait-on tirer d’un garçon aussi peu instruit ?

— Tu m’as mal compris. Mais allons. Fin des palabres. Il est temps pour moi de retourner rue des Briques. Mais j’ai peur – et si tout y était condamné, cloué avec des planches ? Ce n’est pas bon, pas bon du tout de respirer la peur plutôt que de l’air. Je ne tiendrai pas longtemps de la sorte, avoua le rabbin Hillel, puis il encapuchonna son chapeau par-dessus sa kippa et sortit.

Le vendredi suivant, pour une raison ou une autre, il ne vint pas, et le Pauvre Rothschild fut pris d’inquiétude. Itsik ferma les bains et s’en alla à la synagogue.

Le vieil homme était assis au premier rang, dans une salle vide, et priait avec ferveur.

— Assieds-toi. Prions ensemble. Peut-être le Seigneur entendra-t-Il au moins l’un de nous deux. Le rabbin Hillel attendit que le pauvre Rothschild remue les lèvres et continua : — J’ai le sentiment qu’un grand malheur va bientôt nous tomber dessus. Ce n’est pas sans raison que le sage a dit : « Celui qui se réjouit avant l’heure et en vain, sera le premier à crier de douleur ».

Le pauvre Itsik ne savais pas de qui parlait le rabbin Hillel dans ses prédictions, mais il ne le contredit pas. Et puis comment contredire un sage, quand votre esprit médiocre ne peut comprendre la profondeur de sa sagesse.

Le rabbin Hillel s’avéra être un prophète – le malheur s’était abattu sur eux pour de bon. Au matin d’un dimanche tranquille, la guerre avait commencé. Deux jours durant, de l’autre côté de la rivière, la canonnade grondait sans répit et les obus éclataient, soulevant des nuages de poussière. Apparemment, les unités disposées aux abords du petit lieu, parmi lesquelles le peloton d’Arkadii Shulman, y tenaient une ligne de défense contre les Allemands.

Vers le soir, le grondement avait cessé et, éprouvés par le combat, les restes du peloton menés par leur commandant étaient arrivés aux bains. S’aspergeant sans arrêt d’eau froide et crachant du sang, celui-ci demanda à Itsik une serviette, puis, la découpant à la baïonnette, banda son bras blessé et, avant de s’en aller, prononça d’une voix enrouée :

— Quels idiots nous avons fait ! À qui avons-nous serré la main ? À des loups berlinois.

Il regardait Itsik avec des yeux d’animal traqué et, en léchant de sa langue rugueuse ses lèvres fendillées de soif et de colère, répétait en un yiddish cabossé :

— Si tu veux prendre encore un bain de vapeur dans ta vie, laisse tout tomber et viens avec nous. On ne sait pas pour les autres, mais les Rothschild et les Shulman, ils ne vont pas leur caresser la tête.

Au petit matin, sans attendre que l’ennemi ait improvisé un passage pour traverser la rivière, l’Armée rouge et leur commandant Arkadii Shulman quittèrent le petit lieu.

Leur départ laissa place à un silence menaçant et irrespirable, que rompit le vrombissement victorieux des motocycles.

Agitant leurs casques et leurs gourdes, les Allemands avançaient vers le petit lieu.

Le premier à qui pensa Itsik fut le rabbin Hillel. Maintenant ils fermeront à coup sûr la synagogue, dans laquelle il avait pendant plus de quarante ans servi le Seigneur et les hommes, maintenant ils brûleront à coup sûr les rouleaux de la Torah, qu’il avait portés dans ses bras comme ses propres enfants, maintenant à coup sûr il n’amassera plus un sou pour le mendiant Avner à l’entrée du tabernacle et n’amadouera personne par des liens de parenté avec des riches de Paris ou de Londres. Le Pauvre Rothschild aurait volé à son secours, mais quelque chose le retenait. Était-ce la peur, le bon sens ? Les deux, sans doute. Que pouvait-il opposer, lui, sans armes, sans défense, face à cette immense force palpitante de haine ? Une bassine en bois ? Un balai en feuillage de bouleau ? De la vapeur ?

Pourquoi – se rongeait-il les sangs – le Seigneur a-t-il fait en sorte que là où il y avait des riches, il y ait inévitablement des pauvres, là où il y avait des alliés, il y ait immanquablement des ennemis, et là où il y avait des forts, il y ait aussi, selon Sa volonté, des faibles. Ne pouvait-Il apparenter tous les hommes et tout répartir avec justesse, pour que, en tout lieu, il n’y ait que des riches, que des forts, et que dans tous les pays, tous – Lituaniens et Russes, Allemands et Juifs, Français et Anglais –, ne soient pas des étrangers mais des parents ? Le Créateur, s’Il existait véritablement, aurait dû faire don aux hommes d’un tel miracle, et alors, peut-être, il n’y aurait jamais eu au monde de discorde ni de haine entre ceux qu’Il a créés pour la fraternité.

Le Pauvre Rothschild ne fut point surpris lorsque, au soir du même jour, les victorieux motocycles à panier entrèrent dans la cour des bains, chargés de quelque chose qui ressemblait à des baluches. Le pharmacien Zalman Amsterdamskii lui avait naguère raconté que, dans toutes les villes et les petits lieux, les Allemands rassemblaient tous les Juifs en un seul endroit, les emmenaient en dehors de la ville et les fusillaient. C’était probablement son tour, à lui aussi.

Bist du hier der Hausherr?[1] demanda à Itsik un Allemand aux joues roses et aux lèvres dodues de jeune fille, un caporal sans doute, manifestement fier de son rang.

— Ikh… répondit le préposé aux bains en yiddish, effrayé et désorienté par l’arrivée soudaine des Allemands.

Wie heisst du ?[2]

— Itsik.

Familienname ?[3]

Itsik tardait à répondre. Il ne comprenait pas qu’on lui demandât tous ces détails inutiles, puisqu’à leurs yeux, tous les Juifs portaient le même nom accusateur, jude, mais, sans hésitation, presque avec fierté, il répondit :

— Rothschild.

Habt ihr gehört, Leute ?[4] s’adressa-t-il rigolard à ses coéquipiers. Direkt phantastisch! Holt nun aus euren Bündeln die Wasche heraus, die ihr mitgenommen habt! Herr Rotschild persönlich für uns, deutsche Soldaten, den Dampfbad heizen. Wir werden uns im Dampfbad zur Genüge amüsieren, damit wir den Staub der verflixten litauschen Strassen loswerden[5].

Itsik était persuadé qu’une fois que les soldats se seront lavés de la poussière des batailles et des maudites routes lituaniennes, ils l’emmèneront dans l’épaisse sapinière derrière les bains et, en remerciement pour la vapeur chaude, lui tireront joyeusement dessus.

Beeile dich! Von diesem Städtchen müssen wir bis nach Moskau noch eine ganze Strecke trampeln![6] dit le caporal avec un sourire amical, qui semblait collé à ses joues roses.

— Je vais seulement chercher de l’eau… Il faut beaucoup d’eau… Qu’est-ce qu’un bain sans eau ? On vasser iz a bod nit keyn bod [Un bain sans eau n’est pas un bain], termina-t-il en yiddish.

Ja, ja, Herr Rothschild! Eine Dampfbad ohne Wasser ist doch keinen Groschen wert![7] approuvèrent les vainqueurs d’une seule voix.

Le Pauvre Rothschild enleva la palanche de son clou, y accrocha les seaux, la jeta par-dessus l’épaule et s’en alla à la rivière.

La Vilia, tel le temps, s’écoulait paisiblement vers l’éternité et ses flots miroitaient dans le crépuscule comme de l’argent en fusion.

Quelque part au-dessus des bois, un oiseau égaré s’écria plaintivement et le pauvre Rothschild bénit son vol du regard.

Itsik remplit les seaux d’eau, ajusta la palanche qui avait glissé de son épaule, mais s’en alla non pas vers sa maison, qui avait vu passer en un éclair son enfance sereine et s’envoler sa jeunesse, ni vers la petite banya en bois, où l’attendaient, avec du linge de rechange, les Allemands, épuisés par les maudites routes lituaniennes, mais entra avec les seaux pleins dans la rivière, en son cours tranquille et mystérieux.

Il s’y immergeait de plus en plus profond, en gardant la palanche sur les épaules et en s’approchant lentement du gouffre, jusqu’à ce que le cher à son cœur firmament-parent avec ses étoiles ne s’aplatît au-dessus de sa tête, que l’eau-parente miroitant d’argent fondu ne se refermât sur lui, que l’oiseau-parent égaré ne le recouvrît de ses ailes noires et indomptables et ne s’écriât plaintivement dans le crépuscule :

— Pauvre Rothschild ! Pauvre Rothschild ! Pauvre Rothschild !


Gregory Kanovitch

Traduction originale du russe par Elena Guritanu

Notes

1 C’est toi le maître des lieux ?
2 Comment tu t’appelles ?
3 Nom de famille ?
4 Vous avez entendu, les gars ?
5 C’est incroyable ! Sortez donc votre linge propre de vos baluchons ! Herr Rothschild, Herr Rothschild en personne, va chauffer les bains pour nous, soldats allemands, et nous allons nous laver de la poussière de ces maudites routes lituaniennes !
6 Dépêche-toi ! De votre petit village jusqu’à Moscou ça nous fait une trotte !
7 Oui, oui, Herr Rothschild ! Un bain sans eau ne vaut pas un sou !

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