Adam Raz est un historien israélien. Il a publié un grand nombre de livres et d’articles condamnant en particulier l’expulsion des Arabes pendant la guerre de 1948 et l’occupation après 1967. Militant de gauche, abasourdi par certaines réactions qui, après le 7 octobre, se sont exprimées aux États-Unis et en Europe au sein de son camp politique, il l’est l’un des auteurs de la lettre ouverte : « Déclaration des progressistes et des militants de la paix basés en Israël. À propos des débats sur les événements récents dans notre région. » Rencontre.
>> Lire dans K. : « Universalisme vs. Décolonialisme. N’y a-t-il vraiment pas de troisième voie pour la gauche ? », par Julia Christ ?
Pour la gauche israélienne, le massacre du 7 octobre a entraîné un choc supplémentaire : elle a vu comment – dans le monde entier, et en particulier aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne ou en France – une partie importante de ce qu’elle pensait être son camp politique avait refusé de se désoler de la mise à mort de près de 1.200 personnes, principalement des Juifs. Au sein de l’extrême gauche, certains ont même exalté le pogrom comme un événement décolonisateur et n’ont exprimé aucune hésitation sur leur soutien objectif au Hamas, une organisation dont les convictions n’ont pourtant rien à voir avec celles de la gauche.
En réponse à ce silence, un groupe de progressistes israéliens a publié une lettre ouverte à la gauche globale, lui reprochant de ne pas respecter ses propres valeurs en soutenant l’assassinat et l’enlèvement de civils par un groupe islamiste, sous prétexte de soutenir la libération de la Palestine. Dans cette lettre ouverte, quelques dizaines de signataires, parmi lesquels d’anciens membres de la Knesset, dont deux Arabes et un juif communiste, déclarent : « À notre grande consternation, certains éléments de la gauche globale, des personnes qui étaient jusqu’à présent nos partenaires politiques, ont réagi avec indifférence à ces événements horribles et ont même parfois justifié les actions du Hamas ». Le désarroi n’est pas la seule émotion exprimée dans leur lettre : « Nous n’avons jamais imaginé que des individus de gauche, défenseurs de l’égalité, de la liberté, de la justice et du progrès, feraient preuve d’une insensibilité morale et d’une inconscience politique aussi outrancières. » Condamner le pogrom, ont-ils précisé, ne signifie pas soutenir la politique de M. Netanyahou : « Nous insistons sur le fait qu’il n’y a pas de contradiction entre le fait de s’opposer fermement à l’assujettissement et à l’occupation des Palestiniens par Israël et le fait de condamner sans équivoque les actes de violence brutaux commis contre des civils innocents. En fait, tout homme de gauche cohérent doit défendre ces deux positions simultanément ».
Adam Raz est un historien israélien. Il a publié un grand nombre de livres et d’articles condamnant en particulier l’expulsion des Arabes pendant la guerre de 1948 et l’occupation après 1967. Il travaille pour une organisation de défense des droits de l’homme, l’Institut Akevot, qui publie des documents trouvés dans les dossiers du gouvernement israélien et assiste les Palestiniens dans leurs tentatives de faire évoluer la politique d’Israël en les aidant à engager des actions en justice. Je l’ai interviewé via Zoom. — Mitchell Abidor
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Mitchell Abidor : Qui a été le principal initiateur de votre lettre ouverte ?
Adam Raz : De gens de gauche — qui écrivent pour le Ha’aretz, des universitaires, des gens qui travaillent dans des ONG, etc. — font partie d’un groupe WhatsApp dont je fais partie. Lorsque nous avons lu quelques-unes des premières réactions [de la gauche] en provenance du monde au massacre du 7 octobre, nous avons été accablés. Nous pensions que notre peuple, nos amis, tous ces intellectuels dont nous nous sentions proches seraient capables de s’arrêter un instant et de verser une larme avec nous… Mais c’est tout le contraire qui s’est produit. Ce fut un moment difficile pour nous en Israël.
En très peu de temps, une cinquantaine de personnes ont rejoint notre groupe WhatsApp et nous avons écrit à propos de ces réactions. Chacun avait son propre point de vue. Je m’efforce toujours pour ma part de mettre l’accent sur ce qu’est réellement le Hamas : un mouvement théocratique et fasciste qui tue les homosexuels et qui, lorsqu’il a pris le contrôle de Gaza, a jeté les membres de l’OLP du haut des immeubles, tuant près de deux cents personnes en 2007. Le Hamas est un mouvement qui, lorsqu’on lit sa déclaration, affirme qu’il n’est pas seulement contre le sionisme ou Israël, mais qu’il est contre les Juifs. Alors, quand on lit les commentaires de personnes issues de grandes et célèbres universités qui affirment que le Hamas pratique le « décolonialisme » et qu’il lutte contre « l’apartheid », on se demande ce qu’il se passe ! Il n’y a pas de différence entre le Hamas et ISIS ou Al-Qaïda : ce sont tous des mouvements fondamentalistes. Et eux, ils les considèrent comme des amis, des partenaires. Le mouvement mondial auquel nous appartenons veut parler de démocratie, de droits de l’homme, de libéralisme et certains y font ce genre de déclarations !
Notre réaction, d’abord émotionnelle à ce qui se disait alors, a été la suivante : « Peut-être devriez-vous vous arrêter un moment avant de tweeter, pour réfléchir un jour ou deux ». Dans un deuxième temps, notre réponse intellectuelle a consisté à demander : « Mais savez-vous ce que c’est que le Hamas ? » En effet, comment une professeure lesbienne de Cornell peut-elle soutenir quelque chose de positif sur le Hamas alors que si elle en rencontrait un membre sur son territoire, il la massacrerait ! Ils ne savent par ailleurs rien des positions du Fatah, ils ne savent rien des critiques d’Abou Mazen[1] qui, chaque jour depuis quinze ans, déclare que le Hamas est un obstacle à la paix. Et puis on entend des gauchistes, en Allemagne ou aux États-Unis, crier : « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre ». En tant que juif, je ne peux que demander : que signifie être juif dans cet État « de la rivière à la mer » ? Il n’y a pas de place pour un juif dans un État du Hamas qui irait « de la rivière à la mer ». J’ai vraiment éprouvé des sentiments mitigés en constatant qu’il n’y avait aucune volonté de me soutenir en tant que juif, en tant qu’activiste politique, en tant que militant des droits de l’homme qui a critiqué Israël au cours des vingt dernières années. Et puis que dire de cette catégorie intellectuelle bizarre de « décolonisation » et toute cette rhétorique post-moderniste et anti-universaliste qui accompagne ces discours…
Dans ce contexte, nous avons donc rédigé ce document d’une page : « Statement on Behalf of Israel-based Progressives and Peace Activists. Regarding Debates over Recent Events in Our Region » [Déclaration des progressistes et des militants de la paix basés en Israël. À propos des débats sur les événements récents dans notre région.]. Nous avons recueilli des signatures et nous avons envoyé cette lettre ouverte. Je ne pense pas que cela ait tout changé. Mais au cours des dernières semaines, il y a eu des commentaires sur le pogrom et nous nous sommes expliqué avec eux, avec ceux de la gauche globale, avec des gens comme [l’économiste grec de gauche] Yannis Varoufakis par exemple…
Qu’est-ce qu’il avait dit ?
Raz : Il avait essayé d’établir une symétrie bizarre entre le Hamas et Israël… La plupart des gens, dans cette gauche dont je parle, sont ignorants, ils ne connaissent pas les détails. Ils ne savent pas qu’Israël a quitté Gaza, ils ne savent pas la différence entre la Cisjordanie et Gaza. Quand je suis engagé dans une discussion avec eux, je demande : « Qui est le premier ministre des territoires occupés ? Citez-moi les noms de quelques personnes là-bas ? » Ils ne savent rien, ils ne savent pas combien de personnes vivent à Gaza. Ils appellent « colonies » les kibboutzim proches de la bande de Gaza. Ils ne savent pas qu’en 1949, après la guerre, après la Nakba, un accord a été conclu entre l’Égypte et Israël à leur sujet et que ceux-ci se trouvent à l’intérieur des frontières d’Israël et ne sont pas des colonies.
Il est impossible d’essayer d’expliquer les choses à ces gauchistes occidentaux. Le kibboutz Be’eri n’est pas une colonie. Les personnes qui vivent à Be’eri, qui a été attaqué, sont mes amis. La plupart d’entre eux sont des gens de gauche qui essaient de vivre dans des conditions invraisemblables, et le Hamas est venu les massacrer dans leurs lits. Aussi, lorsque vous entendez des personnes que nous avons soutenues parler du Hamas comme s’il était légitime, comme s’il essayait d’apporter les droits de l’homme ou la démocratie en Palestine, les bras vous en tombent…
J’ai toujours été, et je suis toujours, solidaire des Palestiniens et de tous ceux qui luttent pour la démocratie en Israël/Palestine afin que nous puissions vivre ensemble. Et puis ce pogrom a eu lieu. Je ne critique pas seulement ces organisations de gauche, ce que les gens appellent la « gauche progressiste », bien qu’elles ne soient pas progressistes et qu’elles ne soient pas vraiment de gauche. Il y a aussi les dirigeants palestiniens en Israël, qui ont choisi de rester silencieux, de ne pas agir, de ne pas verser une larme et de ne pas se tenir à nos côtés dans ce moment très difficile.
Y a-t-il autre chose en jeu ici, dans ce manque de sympathie ?
J’ai bien entendu une idée derrière la tête à propos de ce que l’on appelle l’antisémitisme…. Lorsque vous parlez aux gens qui ne connaissent pas vraiment les problèmes, qui ne connaissent pas les détails, et qui ne peuvent pas être convaincus lorsque vous leur présentez les faits, vous êtes amené à vous demander si ce ne sont pas les banquiers juifs, les impérialistes juifs qu’ils ont à l’esprit. Ces personnes ne sont pas vraiment attachées aux valeurs de la gauche. Michel Foucault est allé en Iran en 1979 et il a écrit des articles dans lesquels il essayait de dire que l’ayatollah Khomeini allait établir un régime « authentique » qui apporterait un nouveau type de démocratie, différente de la démocratie occidentale et libérale. Quand on lit Foucault, on peut tracer une ligne droite entre lui et une certaine gauche d’aujourd’hui. Rien n’a changé.
Tout cela fait penser au Parti communiste palestinien qui, en 1929, a d’abord qualifié le massacre d’Hébron de pogrom, puis, sur ordre du Komintern, l’a défini comme un acte de libération nationale. Les groupes communistes juifs du monde entier ont fait de même.
Ces gauchistes progressistes ne sont pas vraiment des militants de gauche. Il s’agit d’une actualisation-répétition de cette gauche qui, en 1939, a changé d’avis en quelques secondes à propos d’Hitler après le pacte germano-soviétique. Aujourd’hui, lorsque je lis les réponses des jeunes de 19, 20 ou 21 ans sur Twitter, je les vois comme des victimes de l’idéologie moderne. Mais quand j’entends des gens comme Varoufakis, c’est différent, et j’essaie de mesurer l’écart entre l’ignorance et l’antisémitisme. Ce n’est pas facile pour nous, la gauche en Israël, pour nous qui nous battons pour les droits de l’homme… Il y a quelques mois, j’ai écrit un article qui sera publié dans un magazine allemand, sur des Palestiniens et des chrétiens allemands qui critiquent Israël, et je disais que cette critique n’était pas de l’antisémitisme. Il y a récemment eu une exposition itinérante en Allemagne sur « 1948 » pour les 75 ans de la naissance d’Israël. Des millions de personnes l’ont vue, or ce n’est que de la propagande israélienne. Même en Israël aujourd’hui, personne ne parle de 1948 comme on le fait dans cette exposition. Certaines personnes ont critiqué l’exposition et ont été accusées d’antisémitisme. J’ai écrit que c’était une mauvaise exposition et que les personnes qui la critiquaient n’étaient pas des antisémites. Je pensais que les personnes qui m’avaient demandé d’écrire cet article pour les défendre m’appelleraient [après le 7 octobre]. Mais ils ne l’ont pas fait. Et je me demande pourquoi…
Pour la gauche en Israël, la vraie gauche, le mouvement des droits de l’homme, c’est un moment pénible. Je parle en ce moment avec beaucoup d’amis, des gens qui ont perdu des proches, et j’ai vraiment très envie de réfléchir avec eux à la suite. Parce la guerre va finir par se terminer, dans un mois ou dans un an, et nous allons continuer à nous battre pour la démocratie et la fin de l’occupation. Mais je pense aussi à la manière dont nous pourrons continuer à travailler avec la gauche globale. Je suis un homme de gauche et je me considère comme faisant partie d’un mouvement mondial. Je me vois comme un soldat dans cette bataille où je fais mon travail ici, en Israël et en Palestine. Il y a quelques heures, j’ai reçu des appels téléphoniques de Berlin. La police y arrête des gens, uniquement parce qu’ils manifestent contre ce qu’Israël fait à Gaza. Ils m’ont demandé si je pouvais écrire un article. Et bien sûr, j’écrirai un article. Mais je n’oublierai pas que lors de ces manifestations, des personnes ont hurlé la propagande du Hamas. Et pourtant, je l’écrirai. C’est mon travail et je continuerai à le faire.
Mais dans vos livres et vos articles, vous parliez d’ « apartheid » ou de « nettoyage ethnique »… Dans quelle mesure cela n’a-t-il pas contribué à déshumaniser les Israéliens aux yeux d’une certaine gauche ?
Vous pouvez parler avec un gauchiste instruit en Amérique, en Allemagne, et il saura tout sur Tantura, un événement très mineur en 1948, mais rien sur 1948 et la guerre. Cette guerre a duré un an. Il connaît le massacre de Kafr Qasim, mais il ne sait rien de 1956. Il y a cette approche grotesque, en quelque sorte obscène, qui essaie de rassembler tout ce qui concerne les méfaits d’Israël et de parler de Deir Yassin, Tantura, Sabra et Chatila et des divers crimes que l’État israélien – soldats ou civils – a commis. Les livres, articles et films les plus critiques sur la Nakba de ces soixante-dix dernières années ont été écrits ou réalisés par des Juifs et des Israéliens. J’ai cherché et je cherche encore ce genre de travaux critiques sur le côté palestinien, sur leur rôle dans l’histoire. J’ai écrit sur le nettoyage ethnique d’Israël en 1948 et 1967, et j’ai aussi le droit de critiquer ce que font le Hamas et l’OLP.
Vous savez, je ne suis pas un héros, mais j’ai passé les vingt dernières années à lutter contre l’occupation et à travailler pour Akevot, l’organisation de défense des droits de l’homme. Certains me qualifient de professeur spécialiste des massacres perpétrés par Israël en 1948. J’ai écrit des livres sur 1948, sur des crimes israéliens comme Kafr Qasim. Je le fais parce que c’est ce qui est important pour moi. J’ai consacré toute ma vie à lutter contre l’apartheid, l’occupation, les crimes commis par mon pays.
Mais le fait est que, d’une manière perverse, votre noble travail a fini par vous exploser à la figure. Votre langage a permis à la gauche de ne pas verser une larme.
Bien sûr, c’est l’un des problèmes. Il y a un fossé entre être un activiste des droits de l’homme et un militant politique – et il est difficile de concilier les deux. Je continuerai à aider le peuple palestinien ; je continuerai à rechercher des documents lorsqu’ils me le demanderont et je fournirai des documents lorsqu’ils iront au tribunal. Je continuerai à écrire et à faire des recherches sur ce que fait Israël dans les territoires occupés et en Israël. Et je ne fais pas cela pour dire : « Regardez-moi, je suis un intellectuel de gauche ; j’éprouve du plaisir à crier haut et fort les crimes de guerre de mon pays ». Je le fais pour une seule raison : je pense que c’est nécessaire pour comprendre la situation politique, pour comprendre l’histoire, pour parler de notre avenir, d’un avenir meilleur pour les deux communautés qui vivent ici.
Ma grand-mère, qui était dans le Palmach[2], me demande tout le temps : « Pourquoi tu n’écris pas quelque chose de gentil sur les kibboutzim ? Pourquoi dois-tu toujours écrire sur la façon dont des Israéliens ont tué et volé les biens des Palestiniens ? Pourquoi dois-tu toujours enseigner les massacres ? » Je considère mon travail comme un moyen de persuader, d’éduquer les Israéliens sur leur passé. Mais en même temps, je veux vraiment que mes amis palestiniens comprennent leur rôle dans l’histoire. Et c’est beaucoup plus difficile. Vous savez, les Palestiniens d’Israël sont dans une situation très difficile. Ils sont deux millions, et la plupart d’entre eux ont vraiment peur.
C’est une situation tellement bizarre de voir que les gens pensent qu’il faut choisir un camp. Qu’est-ce que cela signifie de choisir un camp dans cette situation ? Les habitants de Gaza – et non le Hamas – sont les victimes, non seulement de l’armée israélienne, mais aussi du Hamas. Le Hamas est un bourreau ! Je ne considère pas les Palestiniens comme les ennemis de l’État israélien ou des Juifs. Je suis solidaire de la population de Gaza ; je veux que la gauche mondiale comprenne qu’en Israël, il y a aussi des gens qui réclament une solution à deux États.
Propos recueillis par Mitchell Abidor
Notes
1 | Nom communément utilisé pour désigner Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne. |
2 | Le Palmach était une organisation paramilitaire juive créée en 1920 à une époque où les Britanniques dirigeaient la Palestine. Leur but était de protéger les Yishouv principalement contre les attaques arabes. |