Le dimanche 25 avril, ont eu lieu partout en France, mais aussi aux États-Unis et en Israël, des rassemblements en mémoire de Sarah Halimi. Ils ont été nommés parfois « rassemblements de la colère ». Il est un fait que l’absence de procès dans le cas de l’assassinat de Sarah Halimi a déclenché non pas seulement l’incompréhension, la perplexité voire la sidération, mais aussi un sentiment de colère inédit, dans la communauté juive française et internationale, comme dans la société française dans son ensemble. La colère est un affect difficile à analyser. Les sages et les philosophes, traditionnellement, la soupçonnent d’empêcher la pensée, et la condamnent parce qu’elle donne libre cours aux pulsions incontrôlées : elle abolit la raison, altère le sang-froid nécessaire pour réfléchir. Les sociologues et les anthropologues, au contraire, affirment qu’elle atteste de l’unité morale intacte d’un groupe et se manifeste lorsque celle-ci est menacée. Ainsi comprise, la colère serait donc elle-même une pensée. Une pensée de ce dont moralement un groupe a besoin pour subsister. Et, en premier lieu, il a besoin de justice. La semaine dernière, Avishag Zafrani évoquait le manque : il n’y aura pas de procès. Il n’y aura ni de lieu ni de temps pour exposer au grand jour ce qui s’est passé cette nuit-là. Voilà qui menace la cohésion d’une société démocratique qui se croit, à juste titre, en droit de savoir. Et voilà qui explique la colère de beaucoup de Français, et pas seulement des juifs.
Au cours de la semaine dernière, on a vu la colère monter. Il semblait qu’elle cherchait son véritable objet comme un missile en quête de sa cible principale. Dans le contexte d’une situation juridique complexe où précisément un tribunal a jugé, et où le jugement lui-même, à savoir qu’il y a eu folie, justifie l’absence de procès, la colère commençait à se diriger contre la justice elle-même et ses institutions, contre la loi. On disait, citant Montesquieu : « Une chose n’est pas juste parce qu’elle est loi mais elle doit être loi parce qu’elle est juste ». Alors, c’est la France elle-même qui est en question, ou plutôt ce qu’on ressent comme son impuissance et qui a poussé les parties civiles à se tourner ailleurs pour trouver la solution : la sœur de la victime a fait savoir qu’elle entendait saisir la justice israélienne afin d’obtenir un procès contre Kobili Traoré. Au-delà de la passion légitime qu’elle suscite, cette affaire interpelle la revue K. qui veut rendre compte de la situation des Juifs en Europe aujourd’hui. L’« l‘affaire Halimi » témoigne sans doute de l’approfondissement d’un sentiment de déliaison entre une partie de la communauté juive française avec leur pays, et dont les répercussions sont européennes et internationales. Nous reviendrons sur ce cas difficile, sans nous précipiter, dès la semaine prochaine.
Cette semaine, K. documente d’autres situations, peut-être moins brulantes, mais tout aussi complexes : d’abord la tentative de Victor Orban d’enrôler la communauté juive dans son nationalisme. János Gadó dresse un panorama où il évoque notamment les conflits autour de la question de la mémoire de la Shoah en Hongrie et les clivages au sein du judaïsme hongrois face à cette politique. Ailleurs, en Allemagne, des penseurs postcoloniaux tentent d’intégrer la Shoah dans une série de crimes européens que ces penseurs jugent comparables et qualitativement égaux. Pourquoi ? Julia Christ déconstruit leur logique étonnante. Et enfin, Macha Fogel – qui nous donnera régulièrement des nouvelles d’un pays yiddish, ce pays quelque peu éthéré qui se crée uniquement à travers l’usage de cette langue désormais sans territoire – nous plonge dans la presse des hassidim américains, comme dans un bout d’Europe projeté hors de son périmètre d’origine.