Un nouveau pacte pour les Juifs de Hongrie

Quel type de coexistence Viktor Orbán envisage-t-il comme fonctionnel pour les juifs hongrois et comment ceux-ci considèrent-ils la politique qui en découle ? Le journaliste János Gadó répond à cette question pour K., dressant un panorama dans lequel il évoque à la fois la lourde question de la mémoire de la Shoah en Hongrie, les rapports d’Orban avec Israël, et les clivages qui existent au sein du judaïsme hongrois.

 

Viktor Orbán, Wikimedia Commons

 

Nous vivons une nouvelle séquence de contre-révolution en Hongrie. Le rideau de fer, qui est tombé à la fin des années 80 en même temps que la domination soviétique sur les pays satellites d’Europe centrale et orientale, est en train de se relever – au sens métaphorique du terme. L’Europe se divise à nouveau en deux camps : d’un côté, l’Ouest, qui a péniblement réélaboré sa vie démocratique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; de l’autre, une Europe de l’Est, où, au cours de la dernière décennie, de nombreux pays ont connu d’alarmantes régressions en matière de démocratie. Le refus par ces pays d’en passer par un auto-examen critique de leur histoire récente, dans lequel le courant politique dominant en Europe occidentale s’est pour sa part résolument engagé, a largement contribué à ce phénomène.

L’Europe post-soviétique évite de faire face aux crimes du passé

Si les pays de l’Ouest cherchent à dévoiler et éliminer toute structure oppressive dans leur société – les plus radicaux allant jusqu’à considérer toutes les institutions traditionnelles, telles que la religion, la nation, la famille, comme étant elles-mêmes des structures oppressives – il n’en va pas de même dans la plupart des nations de l’ancien bloc soviétique. Celles-ci, effrayées par ces évolutions, s’engagent dans une voie opposée qui les tournent vers un passé mythologique peuplé d’idées chrétiennes archi-conservatrices et nationalistes. Ainsi, nourrie par cette nostalgie, une colère grandit envers les institutions démocratiques et les valeurs de tolérance qui seraient, selon elles, devenues les fossoyeuses de leur vieux monde idéalisé.

Il est cependant remarquable que, bien qu’un gouffre se creuse entre les courants politiques « progressistes » d’un côté et les courants « réactionnaires » de l’autre, tous deux insistent fermement sur leur rejet de l’antisémitisme et prétendent chacun à leur manière être des protecteurs des Juifs. Ce qui n’empêchent pas les radicaux des deux camps de considérer les Juifs comme des ennemis : l’extrême gauche exprime sa haine en utilisant le nouveau langage antisioniste du XXIe siècle, lequel passe par la rhétorique de la défense des droits des minorités et de l’antiracisme, tandis que l’extrême droite continue d’incriminer les Juifs en utilisant les termes des théories du complot que l’on connaissait au siècle dernier. De leur côté, les islamistes d’Europe occidentale parlent ces deux langues, même s’ils préfèrent publiquement adopter le langage largement accepté des droits de l’homme contre les « sionistes ».

La plupart des nations de l’Europe post-soviétique rejettent pour leur part toute idée d’une politique prenant pour fondement les droits de l’homme parce qu’elles ont en horreur toute introspection et les conséquences qui en découleraient. Les blessures et les lamentations des nations qui assoient cette partie du continent sont trop profondes pour être oubliées, de même que sont trop graves pour être affrontés les crimes commis par ces mêmes nations. Pour éviter de se confronter à nos crimes passés, il n’y a pas de meilleur moyen que d’insister sur notre statut de victime : en effet, les nations de l’Europe post-soviétique se considèrent généralement comme des martyres du fascisme et du communisme. Et en même temps, elles comprennent cependant qu’elles doivent faire face à la mémoire du pire génocide de l’histoire, lequel a principalement eu lieu sur leurs terres : il n’y a aucun moyen d’échapper à la culture de la Shoah dans l’Europe à laquelle ces nations appartiennent désormais. Par conséquent, pour tenir le tout, c’est l’impossible qui est proposé : inviter les Juifs à partager un même statut de victime. « Nous avons tous été les victimes des régimes totalitaires du XXe siècle ! », tel est le discours ambiant. Nous assistons alors à ce phénomène singulier : des régimes chauvins, nationalistes et antidémocratiques qui – pour interpréter le passé – souhaitent avoir les Juifs comme partenaires. Cette aspiration connait son exemple le plus fameux avec la législation du Parlement polonais, ordonnant la sanction de toute personne accusant la « nation polonaise » de crimes commis contre les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. En Hongrie, la façon dont le gouvernement de Viktor Orbán a géré les commémorations de la Shoah est également une très bonne illustration de ce processus.

Des mémoriaux de la Shoah hongrois parrainés par le gouvernement

Le deuxième passage de Viktor Orbán comme Premier ministre au pouvoir a débuté en 2010. Il n’a cepuis cessé de durcir son emprise sur le gouvernement. En avril 2014, dans le centre-ville de Budapest, sur la Szabadság tér (place de la Liberté), un site qui accueillent d’innombrables monuments commémoratifs se disputant tous la place d’honneur, une statue éloquente a été érigée. Elle a pour nom « Mémorial des victimes de l’occupation allemande ». Au centre de la composition : un ange, représentant la Hongrie, tombé à terre tandis que l’aigle nazi s’apprête à le frapper. Une inscription, « À la mémoire des victimes », peut être lue en plusieurs langues, dont l’hébreu. Le message délivré par le monument est clair : tous les Hongrois, Juifs compris, ont été les victimes de l’Allemagne nazie. Il a été totalement rejeté, tant par Mazsihisz[1], le principal organe représentatif des Juifs hongrois, que par l’opposition politique. Des manifestants ont occupé le site et organisé une série incessante de rassemblements afin d’empêcher l’érection d’un tel monument. Par la suite, en 2014, « Année de commémoration de la Shoah », alors qu’une série d’événements hautement médiatisés avait été organisés par le gouvernement, Mazsihisz a pris la décision hardie de cesser toute coopération avec celui-ci.

La statue a finalement bel et bien été inaugurée mais les manifestants l’ont immédiatement recouverte d’objets divers : photos, documents de leurs proches déportés à Auschwitz par l’État hongrois, textes expliquant l’indécence d’une telle statue. « Mémorial des victimes de l’occupation allemande » est devenue, renommée, « Mémorial vivant », désormais une véritable composition contre-culturelle improvisée. András Heisler, Président de Mazsihisz, a régulièrement participé à ces actions de protestation qui ont réussi à gâcher « l’Année de commémoration de la Shoah » que le gouvernement avait conçu comme un événement prioritaire dans son agenda politique. Cet engagement de Heisler, le gouvernement ne l’a pas oublié…

Le mémorial et le « Mémorial vivant » (Une liste des crimes de guerre commis par les autorités hongroises) à Szabadság tér (Source : Wikipedia).

Autre point visé, le Centre de documentation et de mémoire de l’Holocauste (HDMC) a lui aussi été victime de cette même politique gouvernementale qui cherche à réécrire l’histoire. Loin du centre-ville de Budapest, c’est dans sous-sol d’une synagogue de taille moyenne, qu’une exposition se tenait. C’est dans l’idée de concevoir une version hongroise de Yad Vashem ou du United States Holocaust Memorial Museum qu’elle a été inaugurée en 2006, proposant une représentation de l’histoire de la Shoah en Hongrie qui abordait franchement la responsabilité du régime Horthy d’avant-guerre, de l’élite hongroise ainsi que des Hongrois ordinaires. Aussi, il n’est pas surprenant que le gouvernement Orbán arrivé au pouvoir en 2010 n’ait pas accepté que ce site se présente et puisse donc être considéré comme la principale institution matérialisant la mémoire hongroise de la Shoah. Le régime a donc nourri l’intention de refaire le musée selon sa vision, avant que le tollé provoqué par cette volonté d’ingérence le pousse à faire machine arrière. Bien qu’ayant en façade renoncé à ses projets, la réduction du budget du Centre et la réaffectation d’une partie de son personnel a réussi à le marginaliser. Le nombre de visiteurs du HDMC a chuté (moins de 25.000 visiteurs en 2016) quand plus de 400.000 personnes se ruent désormais chaque année à la « Maison de la Terreur » où, au cœur de Budapest, une grande exposition illustre l’oppression communiste subie par la nation hongroise. Environ 20 % de cette présentation est consacrée au célèbre Parti des Croix fléchée (mouvement nazi hongrois), dans le but de démontrer que le nazisme et le communisme étaient des idées venues de l’extérieur et que toutes deux avaient été imposées aux Hongrois par des puissances étrangères.

Pour remplacer le Centre de documentation et de mémoire de l’Holocauste (HDMC) privé de tout soutien, Mária Schmidt, l’historienne semi-officielle du gouvernement et directrice de la « Maison de la Terreur » a fait une proposition de grande envergure : créer une toute nouvelle institution, qui serait nommée « La Maison des destins », pour raconter l’histoire de la Shoah en Hongrie – en suivant la vision du gouvernement, bien sûr. Sa construction, commencée en 2015, a progressé à grande vitesse. La communauté et le public juifs sont restés sur leurs gardes. Et ce n’est qu’en 2016 que Mária Schmidt a finalement présenté son projet : une série de documents de 300 pages. Considérant que cela ne convenait pas pour juger correctement de l’exposition à venir, Mazsihisz a refusé de prendre part au projet.

Après quelques années de blocage, le troisième gouvernement Orbán a changé de stratégie et s’est alors tourné vers le rival de Mazsihisz, la Communauté unifiée des Israélites de Hongrie (EMIH selon son acronyme hongrois), une branche locale du mouvement Chabad Loubavitch. Le grand rabbin de l’EMIH, Slomó Köves, s’est engagé dans le projet et a annoncé qu’il aboutirait en 2019. Mais après la publication de certains détails la concernant, l’exposition a, elle aussi, connu de vives critiques. Depuis, Köves travaille de préférence sans plus communiquer et le vernissage a été repoussé pour 2022.

Quelques années plus tôt, constatant l’impasse dans laquelle se trouvait la question de la responsabilité hongroise dans la Shoah, les dirigeants de Mazsihisz ont formulé une proposition : puisque les Hongrois ne peuvent pas se mettre d’accord sur la mémoire de cet événement, pourquoi ne pas mettre l’accent, ensemble, sur l’âge d’or du XIXe siècle. Une « Maison de la coexistence » ne pourrait-elle pas présenter l’histoire des Juifs hongrois sous un versant positif ? Le gouvernement a accepté cette proposition et c’est dans le bâtiment entièrement rénové de la synagogue de la rue Rumbach, au centre de Budapest qu’une exposition en ce sens a été pensé. Financée par le gouvernement, écrite et conçue sous les auspices de Mazsihisz, elle raconte l’histoire de la famille Politzer, dont les descendants ont été des rabbins orthodoxes, des écrivains hongrois, des magnats américains, et bien d’autres choses encore… L’exposition est prête, attestent les dirigeants de Mazsihisz. La cérémonie d’ouverture devrait avoir lieu à la fin de la pandémie.

Au terme de cet aperçu des conflits mémoriels hongrois, on peut se demander quel type de discours sur la Shoah est aujourd’hui acceptable pour le gouvernement hongrois. Gergely Gulyás, le « chef de cabinet » d’Orbán, peut nous éclairer à cet égard. Dans son récent discours prononcé lors de la dernière Journée internationale de commémoration de la Shoah, il a reconnu que les « Juifs hongrois n’ont pas été protégés par leur patrie ». Il a honnêtement souligné la responsabilité de l’État hongrois qui, « par la pensée, la parole, l’action et l’omission, a contribué aux horreurs commises ». Ces mots rendent compte d’un compromis finalement acceptable pour le régime, car dire l’« État », c’est désigner seulement quelques dizaines de milliers de bureaucrates, de policiers, de gendarmes et de soldats. Ainsi, l’essentiel est sauvé : le « peuple hongrois », la « nation hongroise » sont pour leurs parts déchargés de toute responsabilité. De son côté, Viktor Orbán a, le même jour que Gulyás abordé lui aussi la question, mais plus brièvement, en envoyant un court message à Ronald S. Lauder, le président du Congrès juif mondial (WJC), dans lequel il déclarait que « les Hongrois avaient tiré les leçons de la Shoah ».

Slomó Köves, Mária Schmidt et Gergely Gulyás (d) annoncent que la ‘Maison des destins’ sera réalisée sous les auspices de l’EMIH, le 7 septembre 2018. (Photo : Gegely Botár, Source : www.kormany.hu)
Focus sur Israël

La mémoire de la Shoah s’avérant incompatible avec l’image de soi, à la fois romantique et tragique toute droit venue du XIXe siècle, que les nations d’Europe centrale et orientale veulent aujourd’hui nourrir d’elles-mêmes, il faut trouver un autre terrain d’entente avec les Juifs. Et il concerne le domaine des intérêts politiques mutuels et de la coopération fructueuse qu’il serait possible de construire avec Israël. C’est ainsi que les nations d’Europe occidentale ont pris un nouveau départ dans les années 1950 : au lieu de s’attarder sur la tragédie trop douloureuse qui venait d’avoir lieu, leurs gouvernements ont préféré établir des liens amicaux avec le jeune État d’Israël. « Le passé peut nous diviser » disaient-ils en substance « mais le présent nous lie et l’avenir est assurément prometteur. »

Comme Kaczynski en Pologne, Viktor Orbán, avec sa politique religieuse et nationaliste paranoïaque, s’entend aujourd’hui bien avec Israël, dans un contexte bien particulier que l’on raconte ainsi : après avoir cherché en vain une paix basée sur des idées humanistes universelles et offert la paix aux Palestiniens, Israël a eu comme réponse l’intifada d’Al Aqsa, cet apogée de la haine des Juifs. La plupart des Israéliens, et c’est compréhensible, se sont détournés de ces belles idées pour se tourner vers la droite, qui soulignait l’importance et la pérennité de la religion, de la nation traditionnelle et des valeurs de l’autodéfense. C’est ainsi qu’Israël a trouvé un terrain d’entente avec les nations d’Europe centrale et orientale. Des intérêts mutuels existent : Orbán a besoin d’apparaître comme politiquement « casher », tandis que Netanyahou a besoin d’alliés politiques dans une UE plutôt hostile. Un nationalisme fort et une suspicion envers l’UE constituent un lien solide entre la Hongrie et Israël. S’appuyer sur les traditions religieuses comme le font les régimes rétrogrades d’Europe centrale et orientale peut également constituer un lien entre les Hongrois et les Juifs : le régime d’Orbán encourage fortement les reviviscences religieuses juives et fournit une aide financière aux institutions religieuses juives.

Mais il convient toutefois de souligner une différence fondamentale : contrairement au paranoïaque Orbán, qui n’a pas d’ennemis réels dans sa région, les dirigeants israéliens doivent faire face à de véritables menaces existentielles. Aussi, contrairement à de nombreux nationalistes d’Europe centrale et orientale, les Israéliens n’ont jamais commis de crimes contre l’humanité. Et cela bien qu’aucune autre nation sur terre n’ait été accusée à tort de génocide comme l’a été Israël.

Viktor Orbán and Benjamin Netanyahu (Source: GPO Israel)
L’antisémitisme découragé ; l’antisémitisme encouragé

Il serait faux de dire que le gouvernement Orbán encourage l’antisionisme. Au contraire, les médias contrôlés par le gouvernement hongrois sont plus pro-israéliens que le sont ceux du courant dominant occidental. Faux également de déclarer qu’il encourage l’antijudaïsme traditionnel. Et quand à l’Ouest, politiciens, les médias et les ONG progressistes peuvent être très réceptifs à la « critique d’Israël » et sont, dans une certaine mesure, susceptibles de soutenir des politiques antireligieuses, comme l’interdiction de l’abattage rituel et de la circoncision – en même temps qu’ils rejettent fermement l’antisémitisme des XIXe et XXe siècles et adoubent les Juifs assimilés, progressistes et critiques à l’égard d’Israël -, la politique hongroise à l’égard des Juifs ouvre quant à elle la porte aux Juifs religieux et nationalistes tout en maudissant les politiques occidentales progressistes, universalistes et axées sur les minorités. Et le symbole de cette détestation a un nom : George Soros. Il est l’ennemi public numéro un – « mais pas parce qu’il est juif ».

Désigner George Soros comme bouc émissaire en Hongrie est à l’origine l’idée de deux spin doctors conservateurs américains : Arthur J. Finkelstein et George Birnbaum. Bien que les deux conseillers en communication aient quitté la scène politique hongroise, le mythe noir que représente Soros bouc émissaire idéal a subsisté et s’est même transformé en monstre omniprésent. Partout où des forces anti-hongroises sont, croit-on détectées, Soros est suspecté d’en être la force motrice, tapie derrière elles. Certes, le gouvernement d’Orbán a souligné à plusieurs reprises qu’« il n’a aucun problème avec l’origine ethnique de Soros », certes il promeut une enquête selon laquelle les personnes interrogées n’associeraient pas le nom de Soros à quoi que ce soit de juif, décréter qu’un milliardaire juif cosmopolite est le principal ennemi de la Hongrie constitue une décision politique hautement irresponsable, et c’est un euphémisme que de le dire. Sans pouvoir l’ignorer, c’est au plus fort de la campagne anti-Soros qu’András Heisler, le président de Mazsihisz, a adressé une lettre ouverte au Premier ministre Orbán pour lui demander de cesser sa campagne contre Soros. La réponse d’Orbán fut ferme : c’est non.

« Ne laissez pas Soros avoir le dernier mot »- Affiche anti-Soros de 2017 sponsorisée par le gouvernement.

D’une part, les Juifs qui n’aiment pas la politique d’Orbán

À la lumière de tous ces rappels, on peut dire qu’un pacte tacite a été proposé par le gouvernement hongrois à la communauté juive du pays. Comme on l’a vu, il porte sur la politique mémorielle, le récit historique à tenir et le lien avec Israël. Les principaux axes de ce traité tacite consistent à souligner les éléments communs aux nationalismes hongrois et israélien ; à encourager le caractère religieux des Juifs hongrois et à minimiser la dimension politique de la « question juive » en dévaluant les valeurs d’universalisme, forcément « subversifs » à la Soros, que pourraient entretenir les Juifs. Orbán n’est pas obsédé par les Juifs, il essaie de gérer les problèmes dont il a hérité. Et il est suffisamment cynique pour essayer d’utiliser la situation à son propre avantage. Ainsi, c’est avec opportunisme qu’on parle régulièrement des atrocités anti-juives commises en Europe occidentale dans les médias gouvernementaux.

La plupart des Juifs hongrois considèrent la politique d’Orbán avec une profonde amertume, abhorrant son nationalisme paranoïaque rétrograde et le refus de tout auto-examen critique dont il est une des incarnations dans cette région de l’Europe. Ils considèrent la voie de la repentance prise par les Allemands comme celle que les Hongrois devraient suivre.

Parmi tous les Juifs européens, ce sont ceux de Hongrie qui auraient le plus haut niveau de confiance dans les institutions de l’UE[2]. Pour eux, l’Union Européenne fait figure d’alliée, permettant de contrer les dangers des nationalismes du siècle passé. Aux prises avec une politique rétrograde, ils ne sont d’ailleurs pas toujours sensibles à la dégénérescence de l’extrême gauche ou de l’antisionisme islamiste en Europe occidentale. En lisant la presse gouvernementale, ils peuvent même avoir le sentiment que ces thèmes relèvent de la propagande d’Orbán.

Selon les estimations démographiques, quelque 138 000 personnes d’ascendance juive vivraient en Hongrie. Ces mêmes données indiquent toutefois que seuls 10 % de ces personnes sont affiliées de quelque manière que ce soit à des institutions juives. Les Juifs hongrois sont une des communautés les plus assimilées d’Europe. Pas plus de 5 000 personnes assistent régulièrement à des événements juifs. Selon l’étude du sociologue András Kovács, environ 3 200 personnes ont par exemple assisté à l’office de Rosh Hashana dans les vingt synagogues en activité à Budapest en 2016.

Si l’on devait dresser un portrait de valeurs, on dirait que la véritable religion de la plupart des Juifs hongrois est l’antifascisme, l’antiracisme, les droits des minorités, l’admiration devant la tradition de la culture libérale hongroise, la lutte contre l’antisémitisme et – surtout – la mémoire de la Shoah. Ces sont ces deux derniers facteurs qui constituent le véritable lien entre les Juifs libéraux assimilés et les membres de l’establishment religieux juif.

Les Juifs hongrois laïcs ont du respect pour la tradition juive mais ils sont peu observants et se méfient souvent du particularisme juif. Par conséquent, ils ne sont pas fortement représentés en tant que Juifs. Mettre l’accent sur l’universalisme signifie souvent aller dans le sens de l’assimilation – car il n’est pas nécessaire d’être juif pour condamner le racisme, l’antisémitisme et voter pour les partis libéraux. Les organisations juives laïques sont marginales dans le paysage comunautaire. Des institutions comme le CRIF en France ou le Board of Deputies en Grande-Bretagne n’existent pas en Hongrie. Le principal organe représentatif des Juifs hongrois est la Mazsihisz, une fédération religieuse dont l’ancêtre a été créée en 1867. Cet organe, qui représentait les Juifs hongrois pendant la législation antisémite (1938-1944) et l’oppression communiste (1949-1989), a été fortement malmené par les tempêtes de l’histoire. Il est divisé par des luttes intestines et résiste en général mal aux pressions extérieures.

András Heisler, président de la Fédération des communautés juives de Hongrie (Mazsihisz)
De l’autre, les Juifs qui sont satisfaits de la politique d’Orbán

La majorité des Juifs hongrois et leurs organes représentatifs ne sont pas réceptifs à l’offre d’Orbán, lequel désire plutôt prendre pour partenaires des Juifs conservateurs, religieux et nationalistes en mesure de coopérer avec une politique Hongroise elle-même conservatrice, religieuse et nationaliste. C’est donc la branche hongroise du mouvement Loubavitch, avec sa vision du monde, qui occupe une place de choix, conforme aux besoins du régime. Les Loubavitchs intègrent la Shoah dans une dimension théologique qui lui est propre (la Shoah annonce, selon eux, la venue du Messie « dans la vie de cette génération ») et ils sont rompus à la fois aux traditions juives et à la vie moderne. Année après année, lls ont réussi à développer une institution importante qui rivalise avec celle de Mazsihisz.

Le premier représentant des Loubavitchs ayant développé le mouvement en Hongrie est le rabbin Baruch Oberländer. Il est arrivé à Budapest juste après la chute du rideau de fer. Au cours de son mandat, il a mis en place une infrastructure modeste – yeshiva, jardin d’enfants, école élémentaire –  qui s’est avérée suffisante pour les besoins des quelques centaines de personnes intéressées par ce mode de vie juif « authentique »[3]. Bien qu’il n’ait pas attiré les foules, il était très estimé et reconnu, avec la réputation d’être un rabbin à la fois engagé et fin connaisseur de la tradition. Dans la Hongrie post-soviétique de l’époque, les rabbins n’avaient pas tous ces qualités…

C’est après l’entrée en scène, en 2003, du disciple d’Oberländer, le jeune, énergique et talentueux rabbin Slomó Köves, que le mouvement Loubavitch hongrois a changé. Köves a inversé la logique d’Oberländer. Il a estimé, en vue d’attirer davantage de personnes, qu’il fallait ouvrir et développer la structure qu’Oberländer avait maintenu dans des proportions limitées. Son activisme a d’abord suscité beaucoup de sympathie, comme lorsqu’il a rénové la shul d’Óbuda, parvenant à faire revivre cette grande synagogue moribonde et à y attirer suffisamment de personnes pour lancer une nouvelle communauté. Mille personnes se sont pressées à la cérémonie de réouverture, en 2010. Les hauts dignitaires comme les gens ordinaires étaient enthousiastes : une ruine avait été transformé en une synagogue dynamique.

Köves a réorganisé le mouvement Loubavitch hongrois de fond en comble : il a lancé d’énormes investissements et  a fait en sorte qu’il soit reconnu par l’État. Il a entrepris de faire revivre d’autres synagogues, il a mis en place un système éducatif complet, de la maternelle à l’université (lequel comprend un institut de recherche historique), il a investi dans différents médias, il a pris le contrôle de la « Maison des Destins », il a créé un organisme de surveillance de l’antisémitisme, il a annoncé la création d’un théâtre. Et afin de financer tous ces projets sur la durée, Köves a pris le parti de créér une entreprise : un abattoir casher destiné à fournir de la viande dans un grand nombre de régions de l’UE.

Pour commencer, c’est un milliardaire américain qui a apporté les premiers fonds, suivi par des banques hongroises. Cette donnée indique que c’est coopération féconde qui a vu le jour entre la Communauté unifiée des Israélites de Hongrie (EMIH) et le gouvernement hongrois, les deux partis en retirant chacun du bénéfice.

Même cela n’a jamais été accepté ouvertement, Köves, visionnaire dans son genre, a aussi proposé au gouvernement de l’aide pour gérer tous les problèmes que la société hongroise pouvait rencontrer face à sa population juive, parmi lesquels on compterait les accusations d’antisémitisme répétées ou les conflits autour de la mémoire de la Shoah. En échange, Köves se trouve pouvoir obtenir toute l’aide nécessaire afin de construire le réseau qui lui est indispensable pour diffuser sa version du judaïsme. Cette coopération, de dix ans, s’est développée sans heurts. En témoigne les divers forums dans lesquels on a pu voir les rabbins et les alliés de l’EMIH prendre la défense du gouvernement Orbán tout en soulignant la vulnérabilité des Juifs en Europe occidentale. Le message : la Hongrie est l’un des pays les plus sûrs pour les Juifs. Köves, avec sa Fondation d’action et de protection (chargée de surveiller et de combattre l’antisémitisme) répétait aussi que la campagne anti-Soros d’Orbán n’avait rien d’antisémite. Comme on le rappelait plus haut, Köves a aussi engagé le mouvement dans le projet d’une exposition dont le but est de raconter l’histoire de la Shoah tout en évitant de nuire gravement à l’image de la Hongrie.

Avec réussite, en utilisant le solide réseau international des Loubavitchs, Köves a donc jeté des ponts entre le monde juif orthodoxe et le gouvernement hongrois. Dans ce cadre, des grands rabbins ashkénazes d’Israël ont visité la Hongrie à plusieurs reprises – une relation très utile pour contrer les accusations d’antisémitisme portées contre le gouvernement d’Orbán[4]. L’EMIH de Köves a obtenu, pour ses services rendus au régime, un statut officiel qui le place désormais sur un pied d’égalité avec Mazsihisz, d’une part, et avec les grandes églises chrétiennes (catholiques, calvinistes et luthériens) d’autre part. Ce qui signifie que le mouvement Loubavitch a désormais droit aux plus grands avantages de l’État. Et cela malgré sa taille réduite et sa représentativité limitée.

Pour exemple, selon les statistiques du sociologue András Kovács, 284 personnes ont assisté à l’office Erev Rosh Hashana dans les deux synagogues Loubavitch en 2016, alors que 2 962 étaient présentes à la même cérémonie dans la douzaine de synagogues Mazsihisz. Autre chiffre représentatif : 2 859 contribuables ont offert 1 % de leurs impôts à l’EMIH en 2019 (comme les contribuables hongrois en ont le droit) alors que 11 072 ont donné à Mazsihisz.

Shlomó Köves, rabbin responsable de la Congrégation juive hongroise unifiée (EMIH).
En guerre médiatique ouverte contre Mazsihisz

La ferveur politique et les aspirations de Slomó Köves peuvent rappeler les préceptes de certains mouvements révolutionnaires : plus nous acquérons de pouvoir matériel, plus nous avons la possibilité d’éduquer les gens (les Juifs hongrois dans ce cas) pour les mettre sur le bon chemin.

Pour arriver à leurs fins respectives, l’EMIH et le régime d’Orbán ont un intérêt commun : écarter la direction actuelle de Mazsihisz et la remplacer par des personnes loyales, qui ne s’opposent pas à l’interprétation de la Shoah auquel tient le gouvernement. C’est en ce sens qu’une campagne coordonnée contre le président de Mazsihisz, András Heisler, s’est développée au cours des six derniers mois : les médias gouvernementaux comme ceux dirigés par l’EMIH ont abondé en faveur de l’opposition à Heisler dans les rangs de Mazsihisz et ont amplifié les accusations contre la direction actuelle. Ils les ont diffusé à l’échelle nationale.

Peu résistant face aux pression extérieures on l’a dit, le Mazsihisz, avec son passé tumultueux, a du mal à s’adapter aux défis du XXIe siècle. Et il n’est pas épargné par de déchirantes luttes intestines que se livrent diverses factions en son sein. On peut citer parmi les mesures de modernisation prises par le président Heisler ayant crée du conflit l’acceptation du mouvement réformiste dans le cadre du Mazsihisz. C’est une résistance acharnée de la part de certains grands rabbins traditionalistes que les réformateurs ont rencontré.

Cependant, on notera aussi que le Mazsihisz a toujours réussi à aller de l’avant et à maintenir une sorte d’unité vis-à-vis du monde extérieur. La campagne récente du gouvernement et de l’EMIH contre Heisler a enhardi les critiques internes et on a vu fleurir un blog anonyme, qui a attaqué Heisler et ses fidèles sur un ton très vulgaire – semblable à celui des médias gouvernementaux contre leurs adversaires. Ces critiques d’un Mazsihisz troublé serait souvent justifiée si elle servait à l’amélioration de l’organisation. Mais il est évident que les attaques grossières et malveillantes, répétées ne servent qu’à assassiner le personnage de Heisler et son équipe.

Servir inconditionnellement le régime en place est une chose bien connue des Juifs hongrois : dans toutes les mémoires, on se souvient du prédécesseur de Mazsihisz, le MIOK[5], qui était gouverné par une direction civile et qui travaillait avec le régime communiste entre 1949 et 1989. Plusieurs décennies plus tard, voir émerger à nouveau un leadership de ce type ne pourrait que constituer une grave régression en Hongrie[6].

 

Note de la rédaction : János Gadó, après ce texte d’avril 2021, a continué de nous apporter son regard sur la situation politique de son pays dans un article paru dans K. le 30 mars 2022 : « Hongrie : la sérénité, à quel prix ? »

 


János Gadó

János Gadó est sociologue et essayiste. Il est l’éditeur de « Szombat« , revue juive hongroise généraliste couvrant aussi bien la culture, l’histoire, la société et la politique.

Notes

1 Fédération des communautés juives de Hongrie
2 Sergio DellaPergola – L. Daniel Staetsky : Jews in Europe at the turn of the Millennium -Population trends and estimates, 2020 October, JPR Demography Unit, P 7.
3 Son périodique mensuel – Egység/Unity – a été envoyé à plusieurs milliers de personnes, qui ne s’y sont jamais abonnées.
4 Dans le domaine des relations internationales, les Loubavitchs de l’EMIH sont très proactifs, leurs médias sont fortement pro-israéliens, tandis que Mazsihisz semble n’avoir aucune vision ou intérêt réel au-delà de la Hongrie.
5 MIOK : Magyar Izraeliták Országos Képviselete / Représentation nationale des Israélites hongrois, actif de 1950 à 1991.
6 Note de János Gadó : « J’ai achevé le texte ci-dessus il y a quelques semaines, et depuis, la situation de tension décrites ne cesse d’évoluer : des gestes de réconciliation ont pu être observés entre Mazsihisz et le gouvernement, gestes qui ont été suivis d’une offensive de Slomó Köves qui a déposé une plainte contre Mazsihisz auprès du rabbinat de Jérusalem, pour lui demander la réaffectation des subventions de l’État hongrois (soit des millions de dollars…) Pour l’instant, il est impossible de donner un aperçu distancié des événements politiques en cours, il nous faudra donc y revenir lorsque les tensions s’apaiseront. »

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