Vienne au tournant du XXe siècle est le lieu d’une fascination qui ne s’épuise pas : scène d’une « apocalypse joyeuse » pour reprendre l’heureuse expression de Hermann Broch qui tenta de dire par là le curieux mélange entre une modernité artistique, scientifique et politique inouïe et le regard que les acteurs de cette modernité jetaient sur la destruction du monde qu’ils étaient en train de créer. En effet, la modernité s’est exaltée à Vienne comme nulle part ailleurs et comme nulle part ailleurs s’y sont révélées les pathologies des différents processus de modernisation qui s’y sont accusés à l’aube de la catastrophe européenne. Aussi n’est-il pas étonnant qu’encore aujourd’hui « La Vienne du tournant du siècle [soit] comme un point d’interrogation logé dans notre passé », ainsi que l’écrit Bruno Karsenti. Pour comprendre ce point d’interrogation insistant, il relit le grand livre de Michael Pollak : Vienne 1900. Une identité blessée (1984, Gallimard). Non pas pour ressasser ce passé « fin de siècle », non pas pour marquer les moments où notre modernité actuelle semble être en train de récidiver, mais parce que le travail de Pollak nous invite à poursuivre une véritable socio-histoire de l’Europe et des blessures que ses processus de modernisations ne cessent d’imposer aux Européens, « de souche » autant qu’aux « nouveaux arrivants ». C’est uniquement en comprenant ce qui fait mal aux identités dans les promesses trahies, mais aussi tenues de la modernité européenne, que l’on comprendra les crises actuelles du continent dont l’antisémitisme, y compris lorsqu’il est décliné en antisionisme, n’est qu’un des symptômes – mais certainement le plus révélateur de l’état global de l’Europe politique.
À l’occasion de la fête de Soukot, Ruben Honigmann nous offre une fois de plus un de ses témoignages intimes dont il a le secret. Comme dans ses textes précédents parus dans K. – « Ton allemand, c’est de l’hébreu ? » et « Krawuri : ma troisième pièce d’identité » – il parvient à raconter des souvenirs les plus apparemment anecdotiques comme des fables savoureuses par lesquelles il réfléchit sur son identité juive. Dans « La souka de mon père », il se souvient de la place de cette fête dans son histoire familiale, les têtes à tête avec son père qu’elle a rendus possibles comme les moments de promiscuité souvent comiques dans la cabane communautaire. Il s’amuse des 50 nuances de pratiques juives que Soukot suscite. « Une cabane qui s’envole sans s’effondrer, fragile mais pérenne, un oignon – le cœur humain – transpercé mais hors de portée, la souka de mon père contient l’essentiel : la condition juive en exil, précaire mais tenace. »
Enfin, reprise d’un reportage dans les Balkans. Le journaliste israélien Benny Ziffer était parti à la recherche des traces qu’aurait laissées Sabbataï Tsevi en Albanie. En suivant son périple, on découvre un pays inconnu, longtemps resté à l’écart de la marche du monde sous la main de fer d’Enver Hoxha. Pourtant, de Gjirokastër à Tirana, en passant par Berat, les traces juives y sont bien présentes : celles du Messie autoproclamé du XVIIe siècle à l’origine du sabbatéisme, celles du sauvetage des Juifs d’Albanie durant la dernière guerre, celles d’une relation privilégiée, aujourd’hui encore, entre l’Albanie et Israël.