Quelques jours après la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990, le grand philosophe Jean-François Lyotard réagissait dans une tribune parue dans Libération. « L’Europe, les Juifs et le livre » est un texte court, radical et frappant comme un uppercut dans la bonne conscience des européens. Après avoir souligné la singularité irréductible de l’antisémitisme qui, selon lui, ne doit pas, comme c’est l’usage, être pensé en même temps que le racisme, l’auteur de La condition postmoderne affirme que « la profanation des tombes et l’exposition sur un pal d’une dépouille arrachée à son cercueil au cimetière juif de Carpentras disent quelque chose de spécifique: c’est qu’après la Shoah, les juifs n’ont pas droit à leurs morts et à la mémoire de leurs morts (…) Je dis que les juifs représentent quelque chose dont l’Europe ne veut ou ne peut rien savoir. Même morts, elle abolit leur mémoire (…) Tout cela se passe dans son inconscient ». Ce fut une des grandes affaires de Jean-François Lyotard, dans la deuxième partie de son œuvre, que de travailler et d’élaborer une pensée sous-jacente à une telle position – « les juifs représentent quelque chose dont l’Europe ne veut ou ne peut rien savoir » ; position, sur laquelle Jacques Ehrenfreund revient dans sa présentation inédite du texte. Comme le montre bien Elisabeth de Fontenay dans son livre Une tout autre histoire. Questions à Jean-François Lyotard (qu’elle envisagea d’intituler « Les questions juives de Lyotard »), Lyotard est un des rares philosophes non-juif qui ait tenté de philosophiquement « s’exposer à l’événement de l’extermination », à affronter Auschwitz comme « point de rupture du destin de l’Occident » et à être « occupé au cœur même de sa pensée par la destruction des juifs d’Europe ». Paru il y a trente ans dans la presse, « L’Europe, les Juifs et le livre » demeure un objet de méditation fascinant, une invitation à se replonger dans les textes juifs de Lyotard. K. est heureux de le remettre au jour.
À la fin de son texte, Lyotard évoque la manière avec laquelle les Juifs peuvent apparaitre comme « pittoresque » : « ils sont mis en état de désuétude, ils deviennent kitsch. » et, ironiquement, il ajoute aussitôt : « Les juifs, on les aime bien, somme toute. » C’est le sujet du reportage de Joe Baur que d’interroger cette possible mise en scène d’une désuétude et d’un anachronisme à travers sa visite du Festival juif annuel de Cracovie : « Cette musique klezmer que j’entends sur la place Szeroka, est-ce du kitsch ou un écho sincère émanant du cœur historique, de l’âme de Kazimierz[1] ? »
Macha Fogel a rencontré Tal Hever-Chybowski. Il a beau être le directeur de la Maison de la culture yiddish – Bibliothèque Medem à Paris, le plus grand centre yiddish d’Europe, c’est d’hébreu dont il sera question avec lui. Non pas de l’hébreu qui est sa langue maternelle, mais d’un hébreu qu’il refuse de circonscrire aux frontières de l’État d’Israël. « Mon éducation typiquement israélienne m’avait caché le rôle de l’Europe dans la modernité de l’hébreu » nous explique-t-il. Aussi, a-t-il fondé une revue, Mikan Ve’eylakh, pour interroger l’histoire et les possibilités diasporiques de l’hébreu. Une réflexion originale et passionnante sur le lieu de cette langue : « [la question linguistique] devient politique lorsque je dis, et cela intéressera la revue K., que notre langue, l’hébreu, a sa place ici, dans une Europe qui doit l’accepter et lui donner la possibilité d’exister sur son sol. »
Notes
1 | Le quartier juif historique de Cracovie. |