Festival de Cracovie : Disneyland juif ou culture authentique ?

Le festival annuel de la culture juive de Cracovie se développe année après année. Parti à la rencontre de ses participants et organisateurs, le journaliste Joe Baur se demande si l’on assiste là à la preuve que la vie juive en Pologne se maintient et peut-être même prospère, ou si Cracovie se transforme simplement, le temps du festival, en parc d’attraction sur le thème de la culture juive, symptôme d’un impossible retour.

 

Meydad Eliyahu, Paweł Kowalewski et Yael Sherill, commissaires de Maiseh, une série de projets artistiques qui se sont déroulés pendant le Festival de la culture juive de Cracovie. EDYTA DUFAJ

 

C’est dans la chaude soirée du 24 juin dernier que s’est ouvert le 31e Festival de culture juive de Cracovie, dans le quartier juif historique de Kazimierz. Une foule de touristes y assiste, bien qu’il soit difficile de déterminer lesquels sont là à dessein, pour le festival, et lesquels s’y trouvent par hasard, simples visiteurs d’un centre-ville miraculeusement épargné par les bombardements et inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Pour ma part, je suis ici exclusivement pour le festival, un événement dont j’ai entendu parler pour la première fois en Allemagne. J’ai organisé mon voyage comme une forme de retour aux sources, car j’avais envie d’aller à Cracovie, plus particulièrement à Kazimierz. Mais le quartier est-il encore juif aujourd’hui ? Nombreuses sont les critiques qui parlent de « Disney-isation ». Concept qui suscite ma curiosité. Cette musique klezmer que j’entends sur la place Szeroka, est-ce du kitsch ou un écho sincère émanant du cœur historique, de l’âme de Kazimierz ?

*

Klementyna Poźniak, experte en communication auprès du Centre communautaire juif de Cracovie (CCJ), me donne rendez-vous à l’arrêt de tramway Miodowa, à la lisière de Kazimierz. Le CCJ de Cracovie est un partenaire local du festival. Il organise (entre autres activités) une course cycliste annuelle de 100km – la Ride of the Living – qui part du camp d’Auschwitz-Birkenau pour rejoindre, comme point d’arrivée, le siège du CCJ de Cracovie à Kazimierz.

Klementyna, âgée de 25 ans, me raconte son parcours : elle a quitté la Pologne dans son enfance pour les États-Unis. Là-bas, elle est allée à l’école dans la banlieue de Cleveland avant de revenir, jeune adulte, à Cracovie : « La Pologne a toujours été ma maison, et pendant des années, j’ai eu l’impression de vivre en exil, en attendant d’y retourner », dit-elle. « Maintenant que je suis de retour et que je peux faire partie d’un projet aussi incroyable, je sais que j’ai fait le bon choix. »

Il ne nous a pas fallu marcher longtemps ensemble avant de tomber sur des graffitis salissant une grande affiche faisant la promotion du festival. Le mot « Palestyna » y est écrit et une étoile de David mal dessinée : sans même parler polonais, le message est facile à comprendre.

« Malheureusement, cela arrive », me dit Klementyna.

« Qu’est-ce que cela dit ? ».

« ‘Palestine libre’ et ‘le sionisme est un fascisme’. »

À travers la ville, j’ai remarqué quelques tags similaires sur plusieurs affiches du Festival. Ailleurs, dans le quartier, j’ai repéré une autre étoile de David mal dessinée à côté d’un signe égal et d’une croix gammée dessinée de travers.

Ces marques d’antisémitisme semblent trouver dans ces gribouillages hâtifs leur unique forme d’expression. Car tout le monde ici, du fondateur du festival Janusz Makuch aux participants de longue date, comme l’auteur et spécialiste de l’héritage juif Ruth Ellen Gruber, me déclarent n’avoir jamais connu d’incident durant le festival. Certaines mesures de sécurité ont bien été renforcées, notamment lors des concerts, mais pas plus que ce qui semble être la pratique courante lors des rassemblements juifs en Europe.

La vie juive de la ville me paraît manifeste. Quelques minutes seulement après notre conversation, Poźniak aperçoit le rabbin Avi Baumol faisant sa promenade de Shabbat. Il fait visiter le quartier à quelques touristes. Baumol porte un costume-cravate, mais il me semble se comporter comme le leader d’un groupe de blues : séducteur, il lance des piques sarcastiques à droite et à gauche.

Depuis neuf ans, le rabbin participe au festival en tant que conférencier. Je lui demande ce qu’il en pense. « Je soutiens ! », répond-il succinctement avec un sourire en coin, avant d’adopter une allure plus sérieuse. « Je pense que c’est incroyable de voir des non-juifs s’intéresser autant à ce festival, le plus grand au monde ».

Celui que certains surnomment le Woodstock juif continue de se développer et d’attirer des voyageurs, juifs et non-juifs, du monde entier. Selon les estimations, le festival attire plus de 30 000 personnes par an avec un programme varié, composé d’expositions, de soirées, de visites guidées, de conférences, de films, d’ateliers, de concerts et d’offices religieux.

Klementyna Poźniak m’emmène ensuite près d’un étal du marché et m’indique un homme qui vend des torches et d’autres objets familiaux, à l’origine douteuse. C’est un aspect de Kazimierz dont elle dit qu’elle se passerait bien. À la lumière, ou plutôt à l’ombre, de l’histoire polonaise, il est possible que cet homme ait obtenu ces objets par des voies peu éthiques.

C’est là que, pour certains, la critique de Kazimierz entre en jeu. Le quartier est perçu par des voyageurs juifs comme l’exemple même d’une Disneyfication de la vie juive. On y entend le faux écho omniprésent d’une clarinette klezmer perdue, les petits trains qui conduisent des flots constants de groupes de touristes rebondissent sur les pavés, et les restaurants sont habillés comme la salle à manger d’une « bubbe » du milieu du 20e siècle avec le menu correspondant.

Oui, on trouve tout cela. Mais balayer pour autant d’un revers de main la réalité d’une vie juive contemporaine à Cracovie serait à la fois une insulte et un récit erroné qui viendraient dire que la culture juive n’est rien d’autre qu’une relique de l’histoire, détruite à jamais par les nazis. La vie juive se développe à Cracovie et ses jeunes juifs, comme Klementyna y mettent un cœur immense. Ce sont eux qui s’inscrivent au JCC local et qui participent aux événements communautaires, comme le festival de la culture juive et le Ride of the Living. Des événements qui, dit Klementyna, montrent aux gens que la culture juive est vivante.

Janusz Makuch, le fondateur du festival. EDYTA DUFAJ

Ruth Ellen Gruber est journaliste, auteure, rédactrice et chercheuse. Son travail porte sur le patrimoine juif et les questions juives contemporaines en Europe. Elle est également une habituée du festival et se souvient des premières années, lorsque Kazimierz n’était qu’une « ville fantôme ». Cette année, elle est intervenue lors d’une conférence sur les nouvelles réalités du patrimoine juif.

Je lui demande ce qu’elle pense de la critique de la Disneyification du quartier : « Je rejette cette critique », me répond-elle immédiatement, la main entourant un bagel Bagelmama recouvert de fromage frais. « Disneyland, pour moi, c’est quelque chose qui vient d’en haut sur un modèle descendant. La croissance du tourisme à thème juif qui est en effet parfois critiquée comme une « Disneylandification » est ici un développement organique. »

Avant même la « festivalisation » du quartier, l’événement était déjà devenu une attraction pour une ribambelle d’artistes juifs, toujours plus nombreux au fur et à mesure des années. « C’est devenu la meilleure fête que vous puissiez imaginer », déclare Gruber. D’après elle, le festival a également commencé à influencer la façon dont les Juifs voyaient la Pologne : non plus ce morceau de celluloïd en noir et blanc figé dans le temps, mais un endroit plein de couleurs et de fleurs.

Yael Sherill, 39 ans, est une artiste israélienne installée à Berlin et la commissaire d’exposition de Maiseh, une série de projets artistiques, conçus sur place, qui se déroulent et sont présentés tout au long du festival. À propos des représentations de la Pologne dans le monde juif, elle me fait part de sa frustration quant à la manière dont l’éducation israélienne aborde le sujet. Elle évoque notamment les voyages scolaires au camp de la mort d’Auschwitz-Birkenau, où les élèves ne s’intéressent qu’à la noirceur de l’histoire, ignorant la complexité de la vie juive qui prospérait autrefois et qui se reconstruit à Cracovie, mise en évidence par des événements comme le festival de la culture juive. « Si vous regardez vraiment le format du festival, la profondeur et la complexité des choses qui sont traitées, on assiste vraiment à une approche qui contrarie la marchandisation touristique, la disneylandisation, qui anime le quartier », dit-elle.

Sherill me rejoint au Cheder Café, qui fait office de siège du festival, avec ses collègues curateurs de Maiseh : Paweł Kowalewski, 36 ans, originaire de la région, et Meydad Eliyahu, 39 ans, originaire de Jérusalem. C’est la deuxième année consécutive qu’ils travaillent tous les trois ensemble.

Assise autour d’une petite table en bois, Sherill explique que la guerre en Ukraine et la présence de réfugiés ukrainiens à Cracovie ont joué un rôle dans leur décision de nommer leur programme Maiseh – un mot yiddish pour dire « histoire » ou « conte ». « Nous cherchions un moyen de réagir à cette situation [en Ukraine] et de rassembler les gens autour de la narration d’histoires », me dit Sherill. « Nous voulions nous pencher sur les contes locaux de Cracovie et sur la façon dont ces contes fusionnent aujourd’hui avec ceux de toutes les différentes communautés qui se retrouvent ici. »

C’est un sentiment que Poźniak évoque également. Depuis le début de l’invasion russe en février, on estime à 50 000 le nombre de réfugiés ukrainiens qui se sont installés à Cracovie. Poźniak et ses collègues en ont accueilli certains, juifs et non-juifs, au Centre communautaire juif. Une bannière jaune s’étend sur le portail métallique de l’entrée du JCC, avec des lettres cyrilliques bleues accueillant les Ukrainiens à côté du drapeau ukrainien.

« Nous sommes devenus des travailleurs humanitaires du jour au lendemain et avons dû tout apprendre sur le tas », me dit Poźniak, qui a passé du temps à faire du bénévolat à la frontière polono-ukrainienne. « Nous avons réussi à harmoniser à la fois nos responsabilités envers la communauté juive et l’accueil des réfugiés ukrainiens ».

*

De retour au Cheder Café, la conversation porte sur la représentation juive au festival. Aucun des commissaires de Maiseh ne se soucie particulièrement de savoir qui est juif et qui ne l’est pas.

Pour Sherill, il y a une grande différence entre un festival juif et un festival de culture juive. « La culture juive n’appartient pas au peuple juif » abonde-t-elle. « La culture juive est une culture qui a existé, qui peut être vécue de différentes manières, et qui a été vécue dans le passé. Et qui était une partie importante de la société locale. »

Elle s’insurge contre toute tentative faite par d’autres d’étiqueter ou de décider qui est autorisé à traiter des thèmes juifs, et ne croit pas que le fait d’avoir plus de personnes juives impliquées donnera au festival plus de légitimité que d’avoir quelqu’un comme Janusz Makuch, son fondateur non juif. « Il en sait probablement 2 000 fois plus que moi sur la culture juive », assure-t-elle. « Et j’ai grandi en Israël, dans une famille juive. »

Je grignote un petit baklava à la rose lorsque Makuch entre dans le Cheder Café. C’est un homme théâtral. Vêtu d’un T-shirt noir sur lequel est inscrit en petit texte « The Macher » (en yiddish, une personne influente, quelqu’un qui fait avancer les choses), il se penche en avant, il se penche en arrière, sa voix s’élève, sa voix s’abaisse, il rentre son menton barbu et égrène quelques lignes de basse d’un vieil air yiddish. Il se lève, imite quelqu’un, agite ses mains comme un météorologue surveillant une tempête, et maudit à pleine gorge, du juron de son choix – tout cela en l’espace de quelques minutes. Son ton me fait penser à la voix d’Orson Welles, avec un soupçon de Werner Herzog.

Ma question, pourtant simple, ne trouve pas de réponse aisée. L’eau est le thème du festival de cette année. Pour le justifier, Makuch a dû se souvenir de son shtetl, comme il l’appelle, de Puławy, dans l’est de la Pologne, où il a découvert la culture juive et l’histoire juive de sa ville.

Son anglais est truffé de plus de yiddish et d’hébreu que je n’en avais jamais entendu auparavant. À quelques reprises, il se qualifie de « alter kaker » (ce qui signifie « vieux con » en yiddish), ou de « meshige shabes goy »[1], bien que dans un autre souffle, il puisse dire qu’il est plus juif que polonais. Difficile à suivre, mais j’assiste peut-être à une incarnation de la nature complexe et évolutive de l’histoire polonaise.

À la fin de son monologue de près d’une heure, sa passion pour le festival et la célébration de la culture juive sont indubitables. « Le festival est un festival culturel juif vivant », insiste-t-il. « Nous sommes les gardiens de cet espace vivant où les Juifs du monde entier peuvent se retrouver. C’est un espace qui est à la fois douloureux et plein d’espoir. »

L’espoir pour certains, c’est celui de construire une nouvelle relation entre les Juifs et des lieux comme Cracovie. « Je ne veux pas que les jeunes générations apprennent seulement comment les Juifs ont été tués », a déclaré Gruber. « Je veux qu’elles apprennent comment ils ont vécu et continuent à vivre. »


Joe Baur

Joe Baur est un écrivain, auteur et cinéaste originaire de Cleveland et basé à Berlin.

Merci à Tablet de nous avoir autorisés à traduire cet article en français. La version anglaise est disponible ici

 

 

Notes

1 Un « shabes goy » désigne celui qui fait les tâches interdites à la place des juifs pendant le shabbat. « meshuggah » signifie fou.

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