#62 / Edito

C’est un texte hors-norme que l’ouvrage collectif Traces de vie à Auschwitz. Un manuscrit clandestin – coordonné par Philippe Mesnard et récemment paru aux Éditions du Bord de l’eau – fait sortir de sa pénombre mémorielle et nous invite à découvrir. Hors-norme parce qu’il est le reste fragile, sous la forme de sa seule Introduction, d’un projet éditorial engagé à Auschwitz par des déportés juifs qui ont pensé, voyant leur destruction en cours, une anthologie de témoignages pour le futur. Hors-norme parce que l’anthologie conçue devait rassembler « toutes sortes de textes et de traces de vie, de la vie, y lit-on, à Auschwitz […] ; des textes clandestins dont l’écriture même exprime la volonté de dépasser l’anéantissement auquel le système concentrationnaire nazi vouait les Juifs. » comme l’écrit dans son avant-propos Philippe Mesnard. Hors-norme enfin parce qu’il est écrit, depuis le temps de la prise de conscience de la destruction radicale, avec l’ironie mordante et douloureuse de ceux qui critiquent déjà avec lucidité, au cœur même de l’événement, une réception mémorielle qu’ils anticipent : « Nous tous qui mourons dans l’indifférence polaire des nations, oubliés par le monde et la vie, nous éprouvons le besoin de laisser quelque chose pour l’éternité, même si ces documents sont incomplets, des miettes de ce que nous, cadavres vivants pensons et éprouvons. Sur les tombes dans lesquelles nous sommes enterrés vivants, le monde se livre à une danse diabolique, et piétine nos lamentations et nos appels à l’aide. Quand nous serons étouffés, à ce moment on nous déterrera, nous ne serons plus là et nos cendres dispersées sur toutes les mers et le monde entier, alors tout homme respectable et cultivé considérera comme son devoir de nous regretter et de prononcer des éloges funèbres. Quand nos ombres apparaîtront sur les écrans et sur les estrades des synagogues, alors des dames charitables porteront à leurs yeux leurs mouchoirs parfumés et nous plaindront : ah les malheureux ! » Hier, l’indifférence de l’Histoire en cours et aujourd’hui le pathos larmoyant d’une réception institutionnalisée ? Pour toutes ces raisons, nous sommes heureux, de faire paraître cette semaine dans K. des extraits de l’Introduction au Recueil Auschwitz, ainsi que l’étude précurseure qu’en avait fait David Suchoff, et nous remercions Philippe Mesnard et les Éditions du bord de l’eau de nous en avoir offert l’occasion.

Freud et ses deux mères ? La première partie du texte de Joel Whitebook évoquait la semaine dernière Amalia, la mère biologique, idéalisée et que la mythologie freudienne a retenue comme aimante, mais qui était surtout dépressive, souffrant du « syndrome de la mère morte ». La suite de l’essai sur « les deux mères de Freud » introduit aujourd’hui la figure la Kinderfrau, la nourrice catholique tchèque qui s’est occupée de Schlomo Sigismund durant deux premières années de sa vie, l’objet de substitution qui joua un rôle considérable dans l’enfance du fondateur de la psychanalyse. Ce dernier a parlé de cette femme qui le traînait dans les églises catholiques de Vienne et le sermonnait sur le « Dieu tout-puissant et l’enfer » comme de celle qui lui aurait fourni « les moyens de vivre et de continuer à vivre… » Ce double portrait achevé, Whitebook réfléchit à l’influence indirecte du rapport de Freud à ses mères dans la théorie psychanalytique.

Puisque le festival de Cannes bat son plein, nous avons décidé de remettre en une le texte de Jean-Baptiste Thoret sur Monsieur Klein. La première mondiale du chef d’œuvre de Joseph Losey a justement eu lieu lors du festival de 1976 où il n’obtint aucun prix. 1976 fut l’année de Taxi Driver, de Cria cuervos et de La marquise d’O… , de José Luis Gomez, qui reçut le prix d’interprétation masculine, et non pas de Monsieur Klein, ni d’Alain Delon, pourtant génial dans ce qui demeure l’un de ses plus beaux rôles. Robert Klein fournit une des plus puissantes figures, à la fois juive et non-juive, de personnage perdu dans le doute qui constitue son identité. Comme l’écrit Jean-Baptiste Thoret : « Au fond, toute identité, nous dit M. Klein, est un cas douteux. Au cours de la première partie, Klein s’échine à trouver des preuves qu’il est un non-juif mais peu à peu, la frontière entre lui et l’autre vacille, s’obscurcit, flirte même avec les territoires du fantastique et de l’absurde. Le scénario du film construit une identification forcée entre Klein et son homonyme juif (…) L’ultime geste du personnage, suicidaire à bien des égards, est celui d’un homme qui se projette littéralement à l’intérieur d’une identité qui lui a été imposée et qu’il choisit, in fine et contre toute attente, d’embrasser. » Histoire d’une métamorphose jusque dans la mort.

 

Durant les derniers jours de fonctionnement du camp d’Auschwitz, Abraham Levite et un groupe de déportés Juifs ont conçu le ‘Recueil Auschwitz’. Ne nous est parvenue que l’introduction de ce projet d’une anthologie visant à regrouper un ensemble de textes clandestins rédigés, envers et contre tout et tous, par des déportés juifs dans le camp. K. publie des extraits de ce témoignage inouï, traduit du yiddish par Rachel Ertel ainsi qu’un essai de David Suchoff. Ce dernier a rassemblé des informations biographiques sur Levite, reconstitué le parcours du manuscrit et en a analysé le projet.

Après Amalia, Joel Whitebook nous présente la seconde mère de Freud : la nourrice catholique qui s’occupa de lui durant les premières années de sa vie et lui apporta le soutien émotionnel qui lui manquait. A posteriori, c’est aussi à cette fréquentation infantile que Freud fera remonter sa découverte de la sexualité. D’une mère à l’autre, ces deux portraits éclairent puissamment la place problématique que Freud a ménagé aux femmes dans la science psychanalytique ; et les enrichissements qu’elle appelle aujourd’hui en passant la vie de l’homme Freud au tamis de sa propre théorie.

Juillet 1942. Robert Klein est un marchand d’art parisien qui profite de l’Occupation pour s’enrichir sur le dos de Juifs contraints de revendre les oeuvres d’art qu’ils possèdent à bas prix. Un jour, il reçoit un exemplaire à son nom d’Information Juive. Mais Klein n’est-il pas un bon Français catholique ? Qui est donc cet homonyme ? S’agit-il d’une méprise ? D’une manipulation ? Klein part à la recherche de cet autre… et par là de lui-même. Jean-Baptiste Thoret revient sur le film de Joseph Losey à l’occasion de sa parution en Blu-ray et d’un livre collectif commentant ce chef d’œuvre de 1976.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.