Les deux mères de Freud – Deuxième partie

Après Amalia, Joel Whitebook nous présente la seconde mère de Freud : la nourrice catholique qui s’occupa de lui durant les premières années de sa vie et lui apporta le soutien émotionnel qui lui manquait. A posteriori, c’est aussi à cette fréquentation infantile que Freud fera remonter sa découverte de la sexualité. D’une mère à l’autre, ces deux portraits éclairent puissamment la place problématique que Freud a ménagé aux femmes dans la science psychanalytique ; et les enrichissements qu’elle appelle aujourd’hui en passant la vie de l’homme Freud au tamis de sa propre théorie.

 

Léonard de Vinci, Sainte Vierge, Sainte Anne et l’enfant (wikipedia commons)

Voir la première partie des « Deux mère de Freud » : ICI.

La catastrophe originelle

La représentation que Freud se faisait de l’image maternelle était rendue encore plus complexe, par le fait qu’il avait une « deuxième mère » : une nourrice catholique tchèque, la Kinderfrau qui s’est occupée de lui pendant les deux premières années et demie de sa vie. Nous ne savons pas avec certitude à quel point Amalia s’est appuyée sur la Kinderfrau avant la mort de Julius, bien que l’on puisse supposer, étant donné le stress qu’elle a dû subir et son manque d’expérience dans la prise en charge d’un nourrisson, qu’elle ait beaucoup eu recours à elle. Cependant, après la mort de Julius, il est clair que la nourrice tchèque est devenue la « seule gardienne » de Sigmund – une position qu’elle a conservée jusqu’à sa disparition brutale six mois plus tard.

La Kinderfrau de Freud ne s’est pas seulement occupée de ses besoins physiques. Après la mort psychologique de sa mère, elle est également devenue sa principale source de soutien émotionnel. Elle est devenue, en d’autres termes, ce que les psychanalystes appellent « un objet de substitution ». Il est important de noter que les souvenirs oubliés de la Kinderfrau sont apparus au début de la phase critique de l’auto-analyse de Freud qu’il avait officiellement entreprise en réponse à la mort de son père Jacob. Il était entré dans une période de deuil intense, au cours de laquelle de nombreuses pertes significatives de son enfance étaient réactivées par la mort de son père. Le moment de la découverte de ces souvenirs refoulés indique la position importante que la Kinderfrau occupa dans le développement psychique de Freud. Bien que peu abondant, ce que Freud dit d’elle est tellement chargé de sens que ça nous donne une idée de la signification qu’elle avait pour lui.

Freud a déplacé beaucoup de sentiments négatifs, dont il a préservé sa représentation d’Amalia, sur la description extrêmement ambivalente qu’il a fait de sa Kinderfrau. L’image qui se dégage de ses remarques est celle d’une femme qui combine à l’extrême les caractéristiques de la « bonne mère » et de la « mauvaise mère » : nourricière et effrayante, gratifiant et réprimandant, élogieuse et dévalorisante. Comme ses héros – Œdipe, Léonard de Vinci et Moïse – Freud avait « deux mères » et la représentation de chacune d’elle était en elle-même profondément divisée. La description que Freud fait de la Kinderfrau utilise une terminologie qui généralement s’applique à ce qui est la quintessence de la mauvaise mère, à savoir la sorcière. Outre le fait qu’il s’agit d’une « femme laide, âgée mais intelligente », il écrit que « la vieille nourrice préhistorique » était aussi une « disciplinaire stricte » qui le traitait durement s’il « n’atteignait pas la norme de propreté requise ». En outre, comme la mère archaïque avec ses traits phalliques effrayants, elle excitait la sexualité du garçon pré-pubère sans se soucier de son immaturité ni de son désarroi. Un biographe psychanalytiquement informé aurait souhaité que Freud fournisse plus de détails lorsqu’il écrit qu’elle était son « professeur dans les choses sexuelles » et qu’elle « se fâchait parce qu’il était maladroit et ne pouvait rien faire[1] ».

Freud rapporte un incident qui a dû être particulièrement déroutant et terrifiant pour un petit garçon, d’autant plus qu’il s’agissait d’une femme qui était à cheval sur l’hygiène : « Elle me lavait avec une eau rougeâtre » – probablement rougeâtre à cause de son sang menstruel – « dans laquelle elle s’était lavée auparavant [2] ». Freud fait ici une déclaration anormale, qui, pour une raison particulière, n’a fait l’objet d’aucun commentaire dans la littérature et qui remet en question l’idée reçue selon laquelle il aurait abandonné la théorie de la séduction en 1897. L’homme qui venait de renoncer, un mois plus tôt, à la théorie de la séduction, qui présentait le père comme le méchant et le séducteur, affirme ici que sa nourrice était sa séductrice. Il écrit : « Je peux seulement indiquer que chez moi le vieil homme ne joue pas un rôle actif, mais […] que me  concernant, l’initiateur principal était une femme laide et plutôt âgée, mais intelligente ». Femme qui lui a révélé les secrets de la sexualité tout en l’éclairant sur le paradis et l’enfer[3].

Madone sur la place centrale de Freiberg, aujourd’hui place Sigmund Freud

A notre grand étonnement, l’apprentissage de Freud sur la vie après la mort a eu lieu lors d’excursions régulières au cours desquelles sa nounou tchèque traînait le jeune Schlomo Sigismund d’une église catholique à une autre (la ville ne comportait pas de synagogue). Lors de ces pèlerinages, elle le sermonnait sur « Dieu tout-puissant et l’enfer », et ses prêches faisaient une telle impression sur le jeune garçon qu’il les rejouait pour ses parents à son retour. Que la famille Freud ait permis à cette femme catholique de trimballer leur fils dans les églises de Freiberg, tout en essayant de lui inculquer un sens de la religion, montre à quel point ils étaient laïques, voire blasés, en matière de religion. Ces expéditions avec sa Kinderfrau ont sûrement eu un impact important sur les opinions ultérieures de Freud sur le christianisme et la religion en général. Il importe donc de s’intéresser à l’expérience de Freud lors de ces premières rencontres avec le catholicisme. Comme l’observe Vitz, Freud aurait été exposé à la sensualité des églises, de la liturgie, et des cérémonies : les peintures et les statues de la Madone et de l’enfant et des différents saints, la distribution de la communion, le latin de la messe, l’odeur de l’encens, les robes richement colorées des prêtres, les bougies, les cloches, l’orgue et la musique instrumentale, ainsi que les chœurs et les chants et les diverses formes de musique. Or, non seulement le catholicisme morave était particulièrement dévot, mais sa dévotion à la Vierge Marie était si omniprésente que la région est connue comme un « jardin marial ». Ainsi, alors que Freud a sans aucun doute constaté l’autorité des prêtres et les références au Pape, les caractéristiques masculines du christianisme catholique n’ont pas été au centre de son expérience. Au contraire, le monde catholique auquel il a été exposé était centré sur la figure de la Madone et était essentiellement féminin et maternel.

L’atmosphère de ces églises était donc à la fois profondément sensuelle et imprégnée d’une présence maternelle. La combinaison de ces deux caractéristiques a dû faire une impression durable sur Freud, car quatre-vingt ans plus tard, il les relia dans Moïse et le monothéisme en en faisant une preuve du caractère régressif du catholicisme par rapport au judaïsme. Mais quel que soit l’impact de ces excursions et quels que soient les défauts de la Kinderfrau, Freud reconnaissait sans équivoque sa gratitude et son amour profond pour elle. Il reconnaissait qu’elle lui avait inculqué, en sus de la peur et du sentiment de ne pas suffire, « une haute opinion » de ses propres « capacités » et, comme Jacob et Amalia, qu’elle avait contribué à former la confiance en soi qui lui a permis de poursuivre ses ambitions.

Dans la plus importante de toutes ses déclarations, Freud écrit au plus profond de son auto-analyse que s’il a eu le courage de mener à bien son projet, il « est reconnaissant à la mémoire de la vieille femme qui lui a fourni si jeune les moyens de vivre et de continuer à vivre ». Cette affirmation que sa Kinderfrau lui a fourni les moyens de vivre permet de confirmer l’hypothèse selon laquelle elle est venue remplacer sa « mère morte », laquelle avait succombé à une dépression débilitante. En d’autres termes : en servant d’objet de substitution, cette nounou a permis à Freud de survivre psychiquement à une période profondément traumatisante de sa vie. Dans une lettre à Wilhelm Fliess – le charismatique spécialiste de l’oreille, du nez et de la gorge aux penchants spéculatifs extravagants, avec qui il nouera une relation intense dans les années 1890 – Freud exprime sa gratitude envers sa nounou, et ses sentiments tendres se manifestent : « Tu le vois, le vieux penchant perce de nouveau aujourd’hui. [4]»

De perte en perte

Les traumatismes, cependant, ne se limitent pas à la dépression d’Amalia. A l’âge de deux ans et demi Freud perdit aussi sa Kinderfrau, au moment même où, avec la naissance de sa jeune sœur Anna, il luttait contre l’introduction d’un nouveau rival dans son monde. Pour couronner le tout, cette perte de sa nounou a été brutale et apparemment inexpliquée. Plus tard, pendant son auto-analyse, quand Freud a interrogé sa mère au sujet de la vieille femme, on lui a répondu qu’elle avait été surprise en train de voler pendant la convalescence d’Amalia après la naissance d’Anna. Une fois le délit découvert, son demi-frère aîné Philipp appela la police et la Kinderfrau fut rapidement appréhendée, jugée et emprisonnée. À l’âge de deux ans et demi, Freud avait donc dû être perturbé non seulement par la grossesse de sa mère et l’apparition d’un nouveau bébé, mais aussi par la disparition soudaine – et apparemment inexpliquée – de la nounou qui remplaçait pour lui Amalia, psychiquement absente. On a pu écrire que la déception et la rage provoquées par le fait d’avoir été « abandonné » par sa Kinderfrau ont contribué à l’hostilité de Freud envers le catholicisme ainsi qu’à sa nostalgie de Rome. L’argument n’est pas sans fondement.

En plus de la mort de Julius, de la dépression d’Amalia et de la disparition de la Kinderfrau, Freud subit une autre perte majeure au début de sa vie. À l’âge de trois ans et demi environ, « l’enfant heureux de Freiberg », comme, devenu adulte, il se qualifiait lui-même, a été déraciné de son premier foyer idyllique et, après un an à Leipzig, a été transplanté à Leopoldstadt, le quartier juif surpeuplé et misérable de Vienne.

Synagogue de Leopoldstadt

La raison de ce déménagement n’est pas entièrement claire. Elle peut être due au fait que les demi-frères aînés de Sigmund, Emanuel et Philipp étaient impliqués dans des activités illégales, ou peut-être au fait que l’on soupçonnait Philipp d’entretenir une liaison avec Amalia. L’explication officielle était que l’entreprise de Jacob avait échoué à cause de l’évolution de l’économie locale – des circonstances indépendantes de sa volonté. Cette explication a depuis été contestée par des études ultérieures et par le fait qu’Ignaz Fluss et sa famille, qui étaient des amis des Freud, sont restés dans la région et ont prospéré. Peu importe pour quelle raison la famille a déménagé, une chose est claire : « Les adultes en compagnie desquels le petit Sigmund a quitté Freiberg étaient dans un état d’anxiété, voire de panique, et aucune explication n’a été donnée à Sigmund.[5]» Par conséquent, au moment même où les adultes transmettaient leur agitation au jeune garçon, elles n’étaient pas disponibles pour l’aider à contenir sa propre peur, son chagrin et sa colère. Personne ne l’était. Un autre aspect de l’exode de Freiberg a augmenté davantage encore son impact traumatique, à savoir que Freud a perdu la famille élargie qui lui avait apporté la sécurité dont il jouissait pendant ses trois premières années. Non seulement les demi-frères plus âgés de Freud, Emanuel et Philipp, disparurent de sa vie, mais son compagnon de jeu et meilleur ami John et la sœur de John, Pauline disparurent avec eux, tout comme sa Kinderfrau avait disparu l’année précédente. De plus, si la perte de sa famille élargie a aggravé le traumatisme précoce de Freud, l’agrandissement de sa famille nucléaire n’a pas atténué sa solitude. Freud ne considérait pas comme des alliés sa sœur Anna, ni les quatre autres sœurs et le frère qui se succédèrent rapidement. Au contraire, il les voyait comme des rivaux pour l’affection d’Amalia et comme autant de preuves supplémentaires de la « trahison » de sa mère.

Les conséquences des premiers traumatismes de Freud

C’est dans l’article si bien nommé Souvenirs d’écran que Freud aborde le fait que les trois premières années et demie de sa vie ont été marquées par un important traumatisme. Dans cet article autobiographique, lorsque Freud parle de « la catastrophe originelle » qui a « engagé toute son expérience », timide et circonspect il ne fait référence qu’au départ de Freiberg. En ce qui concerne la vie à Vienne, il poursuit : « Des années longues et difficiles suivirent dont rien, me semble-t-il, mérite que je m’en souvienne.[6] »

Les années à Vienne ne sont cependant pas la seule chose dont Freud ne veut pas se souvenir. Qu’il ait été arraché à la bucolique Freiberg et installé dans les bidonvilles de Leopoldstadt a certainement été traumatisant, mais « la catastrophe originelle » était bien plus importante que Freud n’a pu l’admettre. La perte de son foyer morave était en fait une expression en langage codé – un « écran » pour utiliser le terme qu’il introduit dans l’article – pour toutes les pertes traumatiques qui l’avaient précédée : la mort de Julius, la dépression d’Amalia, la disparition de sa nounou, et la dispersion de sa famille élargie. En se limitant au déménagement et à ses suites, Freud pouvait éviter de se souvenir des catastrophes et des traumatismes qui l’avaient précédé.

C’est un principe fondamental de la psychanalyse que tous les phénomènes psychiques importants sont « surdéterminés » : ils sont le résultat d’une concaténation de multiples facteurs qui incluent généralement des éléments adaptatifs et défensifs, qui doivent être départis au cas par cas. La réponse de Freud aux expériences traumatiques de ses premières années ne fait pas exception.

Amalia, la mère de Freud

Comme il ne pouvait pas compter sur les adultes de son monde pour le protéger et s’occuper de lui de manière adéquate, Freud a été obligé de prendre en charge leurs tâches, et forcé de développer son moi prématurément, c’est-à-dire avant l’heure. Comme Freud le reconnaissait lui-même à l’âge adulte, il n’avait pas été autorisé à se livrer pleinement aux expériences « immatures » des « années magiques » qui sont une condition nécessaire au développement d’un moi véritablement mature, c’est-à-dire un moi fort, flexible et richement intégré. Le développement précoce du moi de Freud a eu des avantages indéniables ; il lui a procuré des forces psychologiques exceptionnelles qui lui ont permis non seulement d’accomplir les réalisations monumentales associées à son nom, mais aussi d’endurer un assaut incessant d’épreuves qui auraient abattu la plupart des mortels. Dans le même temps, cependant, il a payé un prix élevé pour acquérir ces forces. La stratégie employée par Freud, non seulement pour s’adapter, mais aussi pour survivre, a entraîné des restrictions significatives dans la structure de son caractère, et, en conséquence, dans la portée et la flexibilité de sa pensée, aussi remarquables que soient par ailleurs ses immenses qualités. Ces restrictions, à leur tour, ont eu de sérieuses conséquences sur le développement de la psychanalyse.

On peut affirmer que les expériences traumatiques des quatre premières années de la vie de Freud et la panoplie d’émotions qui y sont liées étaient dissociées, non intégrées. Elles existaient dans un compartiment séparé de sa personnalité, ce qui le protégeait de leurs effets perturbateurs. Bien que cette dissociation défensive protégeât Freud et lui permît de fonctionner à un niveau exceptionnellement élevé elle l’a aussi coupé du domaine des premières expériences préœdipiennes. Et parce que le monde de l’expérience archaïque était trop dangereux à explorer pour Freud – il contenait en effet le risque de le replonger dans l’anxiété et le sentiment d’impuissance qu’il avait ressentis dans son enfance – il ne pouvait pas être intégré dans sa théorie. Le monde préœdipien dans lequel Freud avait du mal à entrer est principalement de nature préverbale, affective, sensorielle et motrice. Il est centré sur la relation précoce du nourrisson à la mère. Parce que la principale tâche de développement de l’enfant au cours de cette phase est de se séparer de manière satisfaisante de la mère symbiotique et d’établir des représentations adéquatement différenciées de lui-même et de l’objet, son thème central est évidemment celui de la « séparation ». D’autres thèmes étroitement liés – y compris le « désarroi » et la « perte », ainsi que la « toute-puissance » et la « magie » – émergent dans la lutte de l’enfant pour nier la profonde douleur psychique qu’entraîne la séparation.

En raison de la façon dont il a réagi à ses premières expériences traumatiques, Freud a développé un caractère phallo-logocentrique, c’est-à-dire masculiniste et hyper-rationnel. L’anxiété écrasante dont nous pouvons supposer qu’il l’a éprouvée pendant ses trois premières années et demie et son incapacité à faire quoi que ce soit pour y remédier, lui ont inculqué une haine profonde de la passivité, de l’impuissance et de la dépendance qui durera toute sa vie (il n’est donc pas surprenant que l’impuissance soit devenue un thème central de sa théorie de la nature humaine). L’aversion de Freud pour la passivité et l’impuissance a d’ailleurs produit une contre-réaction compréhensible : une valorisation de l’autosuffisance et de l’indépendance qui impliquait un investissement dans l’activité, le contrôle de soi, la rationalité, l’objectivité, la rectitude morale, le courage et une éthique du travail et de la discipline. En effet, selon Ernest Jones, associé, partisan et premier biographe définitif de Freud, « la grande aversion de Freud pour l’impuissance et son amour de l’indépendance » étaient deux de ses « traits de caractère » les plus connus. En étudiant la biographie de Freud, cependant, une question se pose souvent à laquelle il est difficile de répondre : quand est-ce que son éloge de l’autonomie se transforme-t-elle en une idéalisation – voire une fétichisation – de l’autosuffisance narcissique et crée un mépris contre-phobique pour la passivité et de la dépendance ? Il y a des moments importants où se permettre d’être passif et dépendant n’est pas seulement « permis » mais est en fait nécessaire pour mener une vie épanouie – par exemple, lorsqu’on est amoureux ou en psychanalyse. Malheureusement, l’attitude craintive et méprisante de Freud à l’égard de la passivité l’a empêché de l’analyser en lui-même, ce qui l’a empêché d’explorer de manière adéquate l’importance de ce sujet pour la théorie psychanalytique en général – une incapacité qui est responsable d’une limitation importante de sa pensée.

Nous pouvons décrire le caractère de Freud comme phallocentrique et phallo-logocentrique non pas parce que l’autonomie et l’indépendance – et les autres attributs que Freud associait à ces caractéristiques – sont en fait « masculins », mais parce qu’il pensait qu’elles l’étaient. Il a glorifié ces attributs aux dépens d’autres traits de personnalité qu’il dévalorisait comme « féminins », par exemple, l’impuissance, la passivité, la dépendance, l’émotivité, l’irrationalité, le manque de discipline et un sens moral irrésolu. En plus des préjugés misogynes de la culture de la fin du siècle, des facteurs personnels ont servi à engendrer la « répudiation de la féminité » de Freud, qui commença dès sa quatrième année et qui a imprégné ses relations personnelles et sa pensée jusqu’à l’une de ses dernières publications.

Freud et sa mère, Amalia

Pour citer un exemple évident : le fait que sa mère tempétueuse était la personnification de l’émotivité, de l’irrationalité, de la dépendance et du manque de contrôle de soi, l’a conduit à supposer que ces traits étaient « féminins » et à les investir négativement. Il y a, en outre, un lien plus profond entre la « répudiation de la féminité » de Freud et sa relation à Amalia. Pris dans un mécanisme psychique, à savoir l’inversion, qui est à l’origine d’une grande partie de la misogynie masculine, Freud a pris la passivité et l’impuissance qu’il a ressenties face à sa mère, puissante, incontrôlable et effrayante, et les a projetées sur les femmes en général. Ce n’était pas lui, le petit garçon effrayé, qui était passif et sans défense, mais les membres féminins de l’espèce. En effet, parce que ce sont deux des attributs qui définissent l’être féminin selon lui, les filles et les femmes méritent d’être dénigrées.

Bien qu’il ait pris acte du fait que les concepts de « masculinité » et de « féminité » étaient largement conventionnels, l’assimilation de la féminité à la passivité est devenue presque axiomatique dans la pensée de Freud, et, sauf en de rares occasions, il n’y a pas réfléchi. De plus, il a fait deux autres hypothèses relativement dogmatiques en lien avec ce présupposé. En plus d’identifier la féminité avec la passivité, il a également assimilé l’homosexualité masculine à la position « femme passive ». De surcroît, il considérait comme une évidence que tous les hommes trouvent la position « passive-féminine » intrinsèquement effrayante et dégradante. Ceci est en fait une source primaire de la misogynie : en répudiant la « féminité » en eux, les hommes la répudient aussi chez les femmes.

A part quelques exceptions notables, Freud pensait aussi que parce que les hommes trouvent la position « féminine passive » si menaçante, le sujet de l’homosexualité est l’un des problèmes les plus dangereux et les plus difficiles qu’un homme puisse affronter. Jusqu’à récemment, cela a pu être empiriquement le cas pour beaucoup d’hommes, sinon pour la plupart. Et bien que le « côté androphile » de Freud soit un sujet compliqué, il se peut que cela ait été vrai pour Freud également. Néanmoins, même si c’est vrai, il a dogmatiquement arrêté sa pensée sur le sujet. Plutôt que d’élever cette situation empirique en un fait universel – comme une évidence – il aurait dû le soumettre à un examen analytique. Le fait que Freud n’ait pas réussi à le faire met en évidence l’une des principales limites de sa pensée.

Enfin, le logocentrisme de Freud est un corrélat de son phallocentrisme et complète son phallo-logocentrisme. En plus des autres traits de caractère qu’il exalte – la rationalité, la capacité d’expression verbale – l’objectivité, qui présuppose une séparation relativement nette du sujet et de l’objet, figure parmi ses valeurs les plus chères. Et encore une fois, Freud considérait que ces attributs, qui étaient si essentiels à la formation de sa vision « scientifique » du monde, étaient typiquement masculins. On peut supposer que le logocentrisme de Freud était en partie une réponse à « tous ces bébés de sexe féminin », les sœurs qui arrivaient rapidement l’une après l’autre et qui n’avaient pas ses compétences verbales. En contraste avec leur grand frère rationnel et « civilisé », ces petites filles ne pouvaient pas se contrôler, c’étaient des créatures infantiles qui cédaient à leurs impulsions, des « femelles » incapables de renoncer au plaisir.

Il est presque trivial de souligner que sans sa prodigieuse capacité de raisonnement, ainsi que son pouvoir quasi-obsessionnel de contrôle de soi, Freud n’aurait pas pu produire son œuvre monumentale. Mais il faut aussi souligner qu’en se coupant d’une grande partie du domaine préverbal de l’expérience archaïque, il a acheté ces forces à un prix considérable.


Joel Whitebook

Joel Whitebook est un philosophe et un psychanalyste. Il fait actuellement partie de la faculté du Centre de formation et de recherche psychanalytique de l’Université de Columbia où il est directeur du programme d’études psychanalytiques de l’Université. Il est l’auteur de ‘Perversion and Utopia‘ (1995), de ‘Freud: an intellectual biography’ (2017) et de nombreux articles.

Notes

1 Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, Edition complète, Paris, PUF, 2006, lettre du 3 octobre 1897, pp. 340sq
2 Ibid., p. 341
3 Ibid., p. 339.
4 Ibid., p. 340.
5 Krüll, Freud and his father, p. 143.
6 Sigmund Freud, « Souvenirs d’enfance et souvenirs d’écran », in, id. Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 2007, p. 157.

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