C’est un texte hors-norme que l’ouvrage collectif Traces de vie à Auschwitz. Un manuscrit clandestin – coordonné par Philippe Mesnard et récemment paru aux Éditions du Bord de l’eau – fait sortir de sa pénombre mémorielle et nous invite à découvrir. Hors-norme parce qu’il est le reste fragile, sous la forme de sa seule Introduction, d’un projet éditorial engagé à Auschwitz par des déportés juifs qui ont pensé, voyant leur destruction en cours, une anthologie de témoignages pour le futur. Hors-norme parce que l’anthologie conçue devait rassembler « toutes sortes de textes et de traces de vie, de la vie, y lit-on, à Auschwitz […] ; des textes clandestins dont l’écriture même exprime la volonté de dépasser l’anéantissement auquel le système concentrationnaire nazi vouait les Juifs. » comme l’écrit dans son avant-propos Philippe Mesnard. Hors-norme enfin parce qu’il est écrit, depuis le temps de la prise de conscience de la destruction radicale, avec l’ironie mordante et douloureuse de ceux qui critiquent déjà avec lucidité, au cœur même de l’événement, une réception mémorielle qu’ils anticipent : « Nous tous qui mourons dans l’indifférence polaire des nations, oubliés par le monde et la vie, nous éprouvons le besoin de laisser quelque chose pour l’éternité, même si ces documents sont incomplets, des miettes de ce que nous, cadavres vivants pensons et éprouvons. Sur les tombes dans lesquelles nous sommes enterrés vivants, le monde se livre à une danse diabolique, et piétine nos lamentations et nos appels à l’aide. Quand nous serons étouffés, à ce moment on nous déterrera, nous ne serons plus là et nos cendres dispersées sur toutes les mers et le monde entier, alors tout homme respectable et cultivé considérera comme son devoir de nous regretter et de prononcer des éloges funèbres. Quand nos ombres apparaîtront sur les écrans et sur les estrades des synagogues, alors des dames charitables porteront à leurs yeux leurs mouchoirs parfumés et nous plaindront : ah les malheureux ! » Hier, l’indifférence de l’Histoire en cours et aujourd’hui le pathos larmoyant d’une réception institutionnalisée ? Pour toutes ces raisons, nous sommes heureux, de faire paraître cette semaine dans K. des extraits de l’Introduction au Recueil Auschwitz, ainsi que l’étude précurseure qu’en avait fait David Suchoff, et nous remercions Philippe Mesnard et les Éditions du bord de l’eau de nous en avoir offert l’occasion.
Freud et ses deux mères ? La première partie du texte de Joel Whitebook évoquait la semaine dernière Amalia, la mère biologique, idéalisée et que la mythologie freudienne a retenue comme aimante, mais qui était surtout dépressive, souffrant du « syndrome de la mère morte ». La suite de l’essai sur « les deux mères de Freud » introduit aujourd’hui la figure la Kinderfrau, la nourrice catholique tchèque qui s’est occupée de Schlomo Sigismund durant deux premières années de sa vie, l’objet de substitution qui joua un rôle considérable dans l’enfance du fondateur de la psychanalyse. Ce dernier a parlé de cette femme qui le traînait dans les églises catholiques de Vienne et le sermonnait sur le « Dieu tout-puissant et l’enfer » comme de celle qui lui aurait fourni « les moyens de vivre et de continuer à vivre… » Ce double portrait achevé, Whitebook réfléchit à l’influence indirecte du rapport de Freud à ses mères dans la théorie psychanalytique.
Puisque le festival de Cannes bat son plein, nous avons décidé de remettre en une le texte de Jean-Baptiste Thoret sur Monsieur Klein. La première mondiale du chef d’œuvre de Joseph Losey a justement eu lieu lors du festival de 1976 où il n’obtint aucun prix. 1976 fut l’année de Taxi Driver, de Cria cuervos et de La marquise d’O… , de José Luis Gomez, qui reçut le prix d’interprétation masculine, et non pas de Monsieur Klein, ni d’Alain Delon, pourtant génial dans ce qui demeure l’un de ses plus beaux rôles. Robert Klein fournit une des plus puissantes figures, à la fois juive et non-juive, de personnage perdu dans le doute qui constitue son identité. Comme l’écrit Jean-Baptiste Thoret : « Au fond, toute identité, nous dit M. Klein, est un cas douteux. Au cours de la première partie, Klein s’échine à trouver des preuves qu’il est un non-juif mais peu à peu, la frontière entre lui et l’autre vacille, s’obscurcit, flirte même avec les territoires du fantastique et de l’absurde. Le scénario du film construit une identification forcée entre Klein et son homonyme juif (…) L’ultime geste du personnage, suicidaire à bien des égards, est celui d’un homme qui se projette littéralement à l’intérieur d’une identité qui lui a été imposée et qu’il choisit, in fine et contre toute attente, d’embrasser. » Histoire d’une métamorphose jusque dans la mort.