À quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle, l’extrême droite, tous votes confondus, approche, à en croire les sondages, des 35%. La France est désormais habituée à voir un candidat d’extrême droite, issu de la famille Le Pen, accéder au second tour de la présidentielle. Mais cette fois le vote de « barrage républicain » de raison, sur lequel pouvait encore massivement miser Chirac en 2002, et, dans une moindre mesure, Macron en 2017, semble moins certain : les sondeurs annoncent un second tour extrêmement serré. La lassitude n’est pas seule responsable de cette situation, ni même la répugnance des électeurs de gauche ou issus des classes populaires devant l’obligation dite démocratique du vote pour un candidat qui n’a répondu en rien aux crises sociales de grande ampleur des cinq dernières années. Un pur vote de protestation nourri de toutes les frustrations est alors à redouter. Or ce qui pèse sur ce risque du second tour, c’est aussi la conséquence d’une campagne présidentielle marquée dès l’automne par l’émergence d’une figure nouvelle qui a transformé le sentiment latent d’impuissance politique d’une large couche de la société en attaque verbale ouverte contre ceux, minoritaires, sur lesquels une coercition, et par là un sentiment de puissance retrouvée, peuvent être fantasmés. Car c’est bien cela que Zemmour a fait : galvaniser en prônant l’idée qu’une prise en main du destin politique commun est possible, non pas dans tous les domaines qui comptent (l’économie, la politique sociale, ou encore l’Europe, restent hors de portée de ce discours), mais dans celui du voisinage immédiat et quotidien, face au minoritaire avec lequel on cohabite et auquel, si le rêve devenait réalité, on pourrait enfin ordonner ce qu’il doit faire et ne pas faire.
Il faut bien le constater. Zemmour a renforcé l’extrême droite en rendant socialement acceptables les désirs les plus simplistes d’homogénéisation de la société française au nom de la France éternelle ; c’est lui qui a imposé les mots d’ordre discriminatoires que la droite classique a été amenée à reprendre ; c’est Zemmour enfin qui a réussi à mobiliser un électorat pour lequel Marine Le Pen elle-même était trop corrompue par le « système », mais qui désormais, là où sa victoire semble possible, va certainement tenter cette chance plutôt que de s’abstenir. Et de surcroît, c’est Zemmour, juif berbère, qui a réussi l’attraction aberrante qui fait que des juifs français puissent dorénavant imaginer voter pour un candidat d’extrême droite.
Ces deux transformations du paysage électoral ne sont pas sans lien, mais ne se superposent pas non plus simplement. Elles sont pourtant symptomatiques de l’évolution de la société française dans son ensemble. Dit autrement, sans comprendre le phénomène Zemmour dans toutes ses dimensions, la situation politique actuelle reste illisible. Et elle risque de se perpétuer sous la surface lisse d’une énième victoire in extremis du candidat républicain, comme elle se perpétuerait si Le Pen l’emportait. C’est pour cette raison que la rédaction de K., à quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle, publie une analyse, collectivement menée, du phénomène politique qu’est Zemmour et de l’importance de sa judéité dans son succès auprès des Français dits de « souche », autant qu’auprès d’une partie de juifs français. Le mince espoir étant que le voile épais qui, depuis des années, recouvre le sens de la politique dans la société française, et qui se traduit par la montée croissante du nationalisme le plus agressif, s’en trouve un peu levé.
À cette occasion, nous republions le texte de Robert Paxton dans lequel le grand historien américain honni par Zemmour revient sur les enjeux de la commande de ce qui allait devenir Vichy et les Juifs et les difficultés rencontrées lors des dix années de travail mouvementées qui allaient permettre sa réalisation.
Enfin, nous publions en cette semaine anniversaire du pogrom de Kichinev – commis le 6 et 7 avril 1903 – quelques extraits du récit, inédit en français, de Moisei Borisovitch Slutskii (1851 – 1934) qui en fut le témoin direct, le rescapé et un des acteurs. Médecin, il fut le premier à porter secours aux victimes du massacre repliées dans l’hôpital de Kichinev dont il était le directeur. Elena Guritanu a traduit du russe ce témoignage capital auquel l’auteur consacra les dernières années de sa vie : « En tant que témoin direct de ce terrible événement (..) il me paraît nécessaire d’en immortaliser les faits, d’autant plus qu’il n’existe, à ma connaissance, aucune description plus ou moins complète du pogrom de Kichinev. Peut-être, mon modeste travail ci-présent servira-t-il de matériau pour un futur historien. Les générations futures — lesquelles, je l’espère, vivront dans de meilleures conditions politiques et sociales — pourront ainsi connaître l’un des plus tristes épisodes de ces temps obscurs, disparus dans l’éternité. »