Vichy et les Juifs, revisité

Il y a quarante ans parut, en français et anglais simultanément, le grand livre d’histoire Vichy et les Juifs, de Michael R. Marrus et Robert O. Paxton. Réédité en 2015, le livre connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, alors que certaines déclarations remettent en cause la responsabilité de la France dans la politique persécutrice à l’égard des Juifs sous l’occupation allemande. En 2015, à l’occasion d’une journée en hommage à celui qui fut à l’origine de son écriture, Roger Errera, Robert O. Paxton, qui nous autorise aujourd’hui à reproduire ce texte, est revenu sur le difficile processus de production de ce livre qui a si violemment mis à mal le mythe de la France résistante.

 

Robert O. Paxton le 14 juin 2015, lors de l’hommage à Roger Errera au mahJ, crédit Sandra Saragoussi

 

Mon aventure avec Roger Errera commença en 1971. Le 2 juillet 1971, il m’a envoyé une lettre qui a retenu mon attention. Évoquant la série Diaspora qu’il avait fondée chez Calmann-Lévy peu avant, et dont les premiers titres allaient paraître au mois d’octobre suivant, il m’a proposé d’écrire un essai sur le régime de Vichy et les Juifs.

« Les bons livres sur Vichy, écrivit-il dans cette lettre, sont, en France, inexistants. »

Roger Errera ne me connaissait pas, mais il savait, par mes maîtres à Harvard, Stanley Hoffmann et Nicholas Wahl[1] , que j’avais déjà écrit deux livres sur Vichy. Le deuxième, sous presse à New York au moment précis de l’invitation de Roger, allait paraître en France deux ans plus tard sous le titre La France de Vichy, aux éditions du Seuil. Roger n’avait donc pas pu lire ce livre-là. Mais il m’indiquait dans sa lettre qu’il avait bien lu mon premier livre sur Vichy, ma thèse de doctorat sur l’armée de l’armistice, publiée aux États-Unis en 1966 (et traduite en français sous le titre L’Armée de Vichy, seulement 38 ans plus tard).

Il faut signaler qu’en 1971 mon premier livre sur Vichy était quasiment inconnu en France. S’il avait bien figuré sur une liste de « livres reçus » dans un numéro de la Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, aucune publication française n’en avait publié de recension, à ma connaissance, sauf huit lignes dans la Revue française de science politique (février 1967). Le livre était, après tout, en anglais. J’ai dû en offrir moi-même un exemplaire à la Bibliothèque nationale. Il est vrai que la bibliothèque de Sciences Po en a acheté un exemplaire – c’était, je crois, la seule bibliothèque en France à faire cela.

Roger Errera appartenait donc à un club extrêmement exclusif : le petit cercle très restreint de Français qui, à cette époque-là, connaissait mon premier livre, celui sur l’armée de Vichy. Je voyais immédiatement que j’avais affaire à quelqu’un d’une curiosité et d’une énergie intellectuelle hors du commun, quelqu’un qui lisait tout, en plusieurs langues. Cette première impression positive n’a jamais été démentie par la suite.

Je dois dire que j’ai hésité devant l’invitation de Roger. Je n’avais pas envisagé de tourner mon attention dans cette direction-là. Je viens d’une famille protestante américaine qui, établie en Virginie depuis le début du dix-septième siècle, n’avait jamais eu le moindre contact avec le monde du judaïsme. Je pensais plutôt orienter mes recherches ultérieures sur Vichy vers le monde des affaires et la collaboration économique.

Ce qui m’a persuadé d’accepter l’invitation de Roger Errera, au-delà de l’intérêt intrinsèque du sujet, était que je soupçonnais à ce moment- là que mon deuxième livre sur Vichy allait suivre en France le même chemin vers l’oubli que le premier. Roger m’offrait en effet un moyen garanti de m’exprimer sur la France de Vichy face au public français. De plus, sa façon de présenter le sujet m’attirait. Il cherchait quelqu’un qui savait exploiter les archives allemandes, dont il comprenait bien l’importance. Nous étions entièrement d’accord sur ce point.

Voici comment, en juillet 1971, il envisageait mon carnet de route :

« Parts respectives de Vichy et des Allemands dans l’élaboration des lois raciales ; collaboration aux mesures de persécution et de déportation – attitude des différents responsables à cet égard ; bilan final. Autant d’aspects qui attendent toujours leur historien. » Le livre qui est né de notre collaboration a bien correspondu à cette perspective initiale.

Je ne peux pas vous dire que la préparation du livre a suivi un chemin droit et sans heurts. Elle a été plutôt compliquée par des diversions et des interruptions. D’abord, j’étais obligé de terminer un autre projet, déjà en chantier. Je m’étais engagé à écrire un manuel pour les étudiants universitaires américains sur l’histoire de toute l’Europe au vingtième siècle. Ce projet a pris plus de temps que prévu. Une fois Europe in the Twentieth Century (L’Europe au vingtième siècle) sorti, en 1975, j’étais prêt à commencer Vichy et les Juifs.

Notre collaboration a été intense et fructueuse. D’abord, Roger a fait ouvrir, par les bons offices de Jean-Claude Casanova[2], une partie importante des archives de l’État français. Cette dérogation a rencontré quelques résistances. Un des présidents de la salle de lecture aux Archives nationales, la vieille salle de lecture sur la rue des Francs-Bourgeois, refusait systématiquement d’honorer la lettre d’autorisation très officielle de M. le Directeur des Archives nationales. J’ai oublié le nom de l’archiviste en question (le docteur Freud dirait que je l’ai refoulé). Avant d’entrer dans la salle de lecture, donc, je regardais par la vitre de la porte à double battant pour voir qui présidait la salle ce jour-là. Si c’était mon adversaire, je n’y entrais pas. Je faisais demi-tour et partais passer la journée à la Bibliothèque nationale. J’ajoute que beaucoup d’archivistes et de bibliothécaires français, en dehors de ce monsieur trop frileux, m’ont très aimablement aidé.

Roger était pleinement engagé dans cette entreprise. J’ai pu mesurer l’intensité de son engagement par le flot de lettres, de livres, et de communications diverses qui sont arrivés chez nous à New York. Nous partagions le même but : celui de produire un livre qui serait irréfutable par le sérieux de sa documentation et par la force de sa démonstration.

Nous voulions montrer la vérité de chaque phrase par une référence aux sources de l’époque. Pour mon premier livre sur Vichy, sur l’armée de l’Armistice, j’avais interviewé une trentaine de généraux et de colonels, à commencer par le général Weygand lui-même. J’ai même interviewé Xavier Vallat, mais au sujet de la Légion française des combattants, et non pas au sujet du Commissariat général aux questions juives. Mais peu à peu j’ai appris que les souvenirs sont moins dignes de foi que les archives, surtout quand le sujet est brûlant. Non pas forcément que les témoins mentent, même si cela peut arriver. Le nœud du problème est ailleurs : la situation et les mentalités ont évolué au point où les témoins deviennent presque incapables de reconstituer le passé de façon authentique. Ainsi, pour préparer le deuxième livre, La France de Vichy, j’ai fait peu d’interviews. Pour le troisième, Vichy et les Juifs, Roger pensait comme moi qu’il ne valait pas la peine de parler aux responsables. On aurait pu parler aux victimes à l’infini, mais notre sujet n’était pas les Juifs sous Vichy mais la politique du gouvernement et de l’administration de Vichy envers les Juifs.

Mon travail a pris rapidement un retard considérable. Mais Roger, qui ne cachait pas son souhait de terminer rapidement notre projet, n’a jamais perdu sa courtoisie habituelle. De mon côté, pourtant, j’étais de plus en plus découragé par la lourdeur de la tâche et par le caractère sordide de cette histoire. Le moment est arrivé en 1976 quand j’ai annoncé à Roger que je voulais abandonner le projet. Roger a fait appel à tous ses talents de magistrat et de diplomate pour trouver une solution. Finalement, nous avons invité Michael Marrus, un jeune historien canadien, à devenir co-auteur. Marrus avait écrit un des premiers livres publiés par Roger dans la série Diaspora : Les Juifs de France à l’époque de l’affaire Dreyfus. L’assimilation à l’épreuve [1972]. Marrus et moi, nous nous connaissions déjà. Marrus était doctorant à l’Université de Californie à Berkeley au moment même où j’y arrivais comme assistant. Marrus a accepté notre invitation. Le livre devient donc le Marrus et Paxton. C’est une tâche ingrate d’écrire un livre à deux, mais je peux affirmer que, Michael et moi, sommes toujours amis.

Le livre est sorti, en 1981, à la fois en France et aux États-Unis. Il n’a pas soulevé la même polémique en France que mon livre précédent, La France de Vichy, qui était sorti huit ans plus tôt. Grâce à notre détermination à tout documenter solidement, il était difficile de nier nos conclusions. Nos adversaires prétendaient – et prétendent toujours – que notre travail donne une image trop noire de la réalité, mais ils ne sont pas parvenus à trouver des erreurs de fait vraiment conséquentes.

Notre première conclusion, à savoir que les premières lois raciales de Vichy ne devaient rien aux pressions directes allemandes, est généralement acceptée aujourd’hui. Il reste difficile pourtant de persuader le lecteur moyen, encore à présent, que les Allemands ne désiraient pas, en 1940, une France « Judenrein ». Au contraire, ils voulaient faire de la zone non-occupée un dépotoir pour leurs propres Juifs. La politique allemande concernant la situation des Juifs en France était donc en 1940 le contraire de celle de Vichy. Au moment même où le maréchal Pétain serrait la main de Hitler dans la petite gare de Montoire-sur-le-Loir, en octobre 1940, les autorités locales de la Rhénanie envoyaient plus de 6 000 Juifs allemands en zone libre dans des wagons de chemin de fer scellés, au grand dam des autorités de Vichy. Les gouvernements successifs de la Troisième République avaient cherché depuis la fin des années 1930 à se débarrasser du trop-plein des réfugiés espagnols et juifs, et le désastre de 1940 avait rendu ce désir encore plus vif. Ceci aide à expliquer pourquoi Vichy a accepté avec tant d’allégresse de participer au transfert des Juifs allemands en 1942, quand les dirigeants nazis ont remplacé leur politique d’expulsion par une politique de récupération des Juifs afin de les exterminer.

Notre deuxième conclusion, à savoir que les mesures antisémites de Vichy ont été appliquées avec rigueur jusqu’au dernier moment, a été validée par toute une suite d’ouvrages scientifiques qui ont été publiés depuis.

Notre troisième conclusion a concerné l’opinion publique. Selon les rapports des préfets, le public français a souvent accueilli les premières mesures de discrimination et d’exclusion de Vichy avec indifférence, parfois avec approbation. Ceux qui cherchent à réfuter ce point sont obligés de croire que les préfets et aussi les services d’écoutes ont falsifié leurs rapports au Ministre de l’Intérieur. Puis l’opinion a connu un revirement frappant : le public français a été révolté par les arrestations de masse et les séparations de familles qui ont accompagné les déportations qui commencèrent au mois de mars 1942. À partir de l’été 1942, des actions de sauvetage se sont répandues en France, suivant un développement que nous n’avons peut-être pas suffisamment souligné dans notre livre. Au dernier moment, pour combler cette lacune, nous avons dédicacé Vichy et les Juifs aux « Français qui, entre 1940 et 1944, ont aidé les Juifs persécutés en France ».

Le sort des Juifs en France sous l’occupation allemande reste encore aujourd’hui un sujet brûlant. Une certaine vedette de la télévision française a écrit l’année dernière [2014] que c’est moi qui ai appris aux Français à se détester. Deux livres récents affirment que Vichy a essayé depuis le début de sauver les Juifs de nationalité française. Il est facile de montrer que cet effort n’a commencé qu’à l’été 1942, et qu’il n’a eu qu’une portée restreinte. Un grand livre récent sur le sauvetage des Juifs pendant l’Occupation pose de nouveau la question : pourquoi tant de Juifs ont-ils survécu en France ? Selon ce livre, un sursaut de la sympathie envers les Juifs, devenue presque universelle en 1942, explique ce résultat relativement positif. Mais ne doit-on pas plutôt poser la question dans l’autre sens ? Pourquoi, étant donné les opportunités de sauvetage multiples en France, tant de Juifs y ont-ils péri ? Le sujet reste d’une grande actualité dans les débats d’aujourd’hui.

Je suis en train de préparer une nouvelle édition de Vichy et les Juifs [publiée en octobre 2015]. La quantité et la qualité des travaux scientifiques parus pendant les trois dernières décennies rendent cette tâche obligatoire. Nous croyons, Marrus et moi, que tous ces nouveaux ouvrages n’ont pas renversé nos conclusions principales. Les nouveaux travaux les renforcent plutôt : le manque de moyens du côté allemand rendant indispensable l’aide de l’administration française ; le rôle majeur de l’administration traditionnelle, et pas seulement le Commissariat général aux questions juives, dans l’application des mesures de discrimination contre les Juifs ; l’effort pour remplacer les mesures antisémites allemandes en zone occupée par des mesures françaises s’appliquant à toute la France.

Roger a soutenu avec enthousiasme le projet d’une deuxième édition de Vichy et les Juifs. Comme autrefois, les messages commençaient à pleuvoir à New York, prenant cette fois une forme électronique. Mais, hélas, il n’a pas pu voir le résultat. Je le remercie encore aujourd’hui pour son inspiration initiale, pour son enthousiasme incessant, pour ses sages conseils, et pour son amitié.


Robert O. Paxton

 

Le titre du texte, est celui, original, de l’hommage de Robert Paxton à Errera prononcé en 2015. 

Notes

1 Stanley Hoffmann (1928-2015). Professeur de science politique à l’université Harvard (Massachusetts), fondateur du Centre d’études Européennes dans cette université, titulaire de la chaire de civilisation française à partir de 1980 et de celle de relations internationales à partir de 1997. Stanley Hoffmann avait préfacé La France de Vichy : 1940-1944, de Robert O. Paxton, paru aux éditions du Seuil en 1973, ouvrage traduit de l’anglais Vichy France. Old Guard and New Order, 1940-1944, Alfred A. Knopf, New York, 1972. Anthony Nicholas Maria Wahl (1928-1996). Spécialiste de l’histoire politique de la France contemporaine, il a enseigné à Harvard, à Princeton et il a dirigé l’Institute of French Studies à New York University, de 1978 à 1996. (NDLR)
2 Jean-Claude Casanova (1934-), professeur agrégé des facultés de droit et de sciences économiques, directeur d’études et de recherches à la Fondation nationale des sciences politiques jusqu’en 1990. Durant la période de rédaction de Vichy et les Juifs, il a exercé les fonctions de conseiller technique notamment au cabinet de Joseph Fontanet, ministre de l’Education nationale, de 1972 à 1974, et de conseiller auprès de Raymond Barre, premier ministre, de 1976 à 1981.(NDLR)

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