Jours d’affliction : Le pogrom de Kichinev de 1903

C’est le 6 et 7 avril 1903 qu’eut lieu le premier pogrom de Kichinev[1] qui, parmi des dizaines et de dizaines de pogroms ayant été commis à l’est de l’Europe entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, conserve une signification particulière. Son retentissement fut immédiat et mondial, et, encore aujourd’hui, il vaut comme un symbole[2]. En cette date d’anniversaire du massacre, nous publions, grâce à la traduction inédite d’Elena Guritanu, les extraits choisis du récit capital – Jours d’affliction, qui mériterait d’être publié en France dans son intégralité – de Moisei Borisovitch Slutskii (1851 – 1934), témoin direct et, en tant que médecin et directeur de l’hôpital de Kichinev, acteur de l’événement.

 

Le soir de Pâques, lendemain de massacre de Kichinev (avril 1903) par Vaclav Hradecky. Publié dans L’assiette au beurre, N°114 – 6 juin 1903

 

Le pogrom de Kichinev de 1903 prend dans le cours de l’histoire mondiale une importance particulière. Considéré comme annonciateur de la Shoah, cet événement assombrit l’horizon du XXᵉ siècle, non seulement des territoires de l’Empire russe mais aussi de toute l’Europe. Il sonne le glas de l’Ancien Monde, annonçant l’avènement des nationalismes agressifs et la destruction des juifs d’Europe.

Dans les semaines qui suivirent, le pogrom de Kichinev eut un écho retentissant dans la presse internationale. Un des premiers chroniqueurs de ces sanglantes fêtes de Pâques 1903 fut Haïm Nahman Bialik ; journaliste, prosateur, poète et cofondateur de la maison d’édition Moriah à Odessa. Au lendemain du pogrom, mandaté par la Commission historique juive d’Odessa, Bialik se rendit à Kichinev pour recueillir les témoignages des survivants. Ce qu’il découvrit sur les lieux du carnage le révolta au point qu’il publia non pas un rapport éditorial mais un long et émouvant poème, intitulé « Dans la ville du massacre » :

Dans le fer, dans l’acier, glacé, dur et muet,

Forge un cœur et qu’il soit le tien, homme, et viens !

Viens dans la ville du massacre, il te faut voir,

Avec tes yeux, éprouver de tes propres mains,

Sur les grillages, les piquets, les portes et les murs,

Sur le pavé des rues, sur la pierre et le bois,

L’empreinte brune et desséchée du sang… [3]

Si l’opinion mondiale s’y montra sensible et si l’on peut encore trouver des documents, des mémoires ou des œuvres littéraires évoquant les événements du 6, 7 et 8 avril 1903, rares sont les chroniques consacrées à cet événement. En ce sens, Jours d’affliction est un témoignage capital dans l’historiographie de l’événement, dont Slutskii demeure le principal témoin non seulement pour y avoir assisté, mais aussi pour avoir porté secours aux victimes, en tant que médecin, directeur de l’hôpital juif, et en tant qu’homme.

Moisei Slutskii est né près de Kiev, dans la commune de Vasilkovo, le 1er janvier 1851, mais c’est à la ville de Kichinev que son destin fut lié. Il nous faut savoir que la Bessarabie de l’époque – sous gouvernement russe depuis 1812 et dont Kichinev était la capitale – comptait parmi les territoires nouvellement annexés par Alexandre I, dans le but d’y installer et d’y « éduquer » une population loyale au pouvoir impérial. En outre, la Bessarabie avait ceci de particulier qu’elle devait servir d’exemple aux autres territoires balkaniques afin de prouver la supériorité de l’Empire tsariste sur l’Empire ottoman.

À la fin du XIXᵉ siècle, en partie suite à cette politique migratoire, la Bessarabie abritait une importante population juive (elle était de 46% pour Kichinev, qui devint ainsi un lieu majeur du judaïsme ashkénaze avec plus de 70 synagogues et 16 écoles juives, et de 11,6% pour l’ensemble de la province), population qui représentait, par ailleurs, une part conséquente de la bourgeoisie locale.

C’est, notamment, la classe sociale à laquelle appartient Slutskii. Orphelin de père, il est élevé par son grand-père paternel, Léon Efrussi, dans la plus pure tradition de ce que Zweig qualifiait de « libéralisme éclairé ». Le jeune Moisei est ce qu’on appelle un yiddish kind (un enfant juif), davantage encore en termes d’éducation classique, caractéristique de la bourgeoisie mitteleuropéenne, qu’en termes de judaïté. Après un bref et plus qu’infructueux séjour de son petit-fils au heder (école juive religieuse), Léon Efrussi, commerçant de métier et proche parent de rabbins réputés, l’inscrit dans une école juive publique, au mépris de l’orthodoxie de son entourage qui, de fait, ne manqua pas de lui en faire lourdement le reproche.

À la sortie de l’école publique, en 1869, Moisei Slutskii entreprend des études de médecine à l’Université de Kiev, études qu’il termina brillamment en 1875. Deux ans plus tard, il fut admis comme médecin à l’hôpital juif de Kichinev. Fondé entre 1810 et 1820 par un rabbin de Tchernowitz (Haïm Tirer, qui fit également construire la grande synagogue de Kichinev, aujourd’hui disparue), l’hôpital juif est alors le plus grand et le plus ancien de la capitale. Slutskii y entame sa carrière en tant que médecin-junior, pour devenir médecin-senior en 1889, et enfin, dix ans plus tard, médecin-chef. Sous sa direction, l’hôpital juif de Kichinev connaîtra son âge d’or. Moisei Slutskii lui consacrera cinquante-sept années de son existence.

C’est donc en tant que responsable de l’hôpital juif de Kichinev que Slutskii vécut le pogrom d’avril 1903. Mission sacerdotale s’il en est, puisque l’établissement fut non seulement le lieu où l’on porta une assistance médicale aux victimes mais aussi le principal refuge de tous ceux qui fuyaient le massacre.

Or, l’engagement de Slutskii à l’égard de la population juive de Bessarabie ne s’arrêta pas là. Personnalité notoire dans la Kichinev tsariste, élu plusieurs fois député de la ville, Slutskii était reconnu et estimé dans tous les milieux sociaux de la capitale.  En 1917, il figure parmi les fondateurs du département municipal du parti russe Groupement populaire juif.

Conscient de l’utilité de son témoignage et de l’importance d’un travail de mémoire sur le sujet, Slutskii entame à la fin des années 1920 l’écriture d’un récit : ce sont à la fois ses mémoires personnelles, étroitement liées à l’histoire de l’hôpital juif de Kichinev, et une chronique du pogrom. Moisei Slutskii y consacrera les dernières années de sa vie. Il n’en terminera que deux parties, réunies sous le titre Jours d’affliction et publiées pour la première fois en 1930 : une édition au tirage limité, destinée à un cercle restreint d’intellectuels et historiens. Slutskii décède en 1934, quelques années après leur parution.

Bien que le récit de Slutskii restât inachevé, ses chroniques du pogrom de Kichinev de 1903 ne perdirent rien de leur pertinence ni de leur qualité. Si Haïm Bialik parvint à en restituer l’émotion pure à travers son poème « Dans la ville du massacre », Moisei Slutskii offre une radiographie précise du pogrom. Son témoignage est de ce fait la première source documentaire pour tout chercheur, historien ou simple lecteur qui souhaite maintenir vive la mémoire de ces « jours d’affliction ». — Elena Guritanu

 

Moisei Borisovich Slutskii

Jours d’affliction : Le pogrom de Kichinev de 1903 par Moisei Borisovich Slutskii (1851 – 1934) / Extraits choisis

Préface

Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis le premier pogrom de Kichinev, en 1903.

De nombreuses victimes et des témoins de ce terrible événement ne sont plus de ce monde. Une nouvelle génération a grandi. Certains en ont conservé un vague souvenir, d’autres ne connaissent les faits que par ouï-dire. Des années s’écouleront encore… Et le temps — ce prodige souverain qui peut tout lisser, tout guérir et tout faire tomber dans l’oubli — effacera la moindre trace de la tragédie qui s’était jouée à Kichinev, de cet ouragan qui s’y était abattu, tuant, mutilant et ruinant de nombreux innocents.

Ce chapitre sanglant ne doit pas être arraché des pages de l’histoire. En tant que témoin direct de ce terrible événement — qui a bouleversé le monde civilisé, provoquant de vives protestations et l’indignation la plus extrême — il me paraît nécessaire d’en immortaliser les faits, d’autant plus qu’il n’existe, à ma connaissance, aucune description plus ou moins complète du pogrom de Kichinev. Peut-être, mon modeste travail ci-présent servira-t-il de matériau pour un futur historien.

Les générations futures — lesquelles, je l’espère, vivront dans de meilleures conditions politiques et sociales — pourront ainsi connaître l’un des plus tristes épisodes de ces temps obscurs, disparus dans l’éternité.

Ma conviction profonde, forgée pendant le pogrom et inchangée jusqu’à présent, plus de vingt-cinq ans plus tard, est que le peuple russe n’est pas coupable des pogroms antisémites qui ont eu lieu avant et après celui de Kichinev. Les masses ignorantes n’ont fait que servir d’arme aveugle entre les mains des agents du gouvernement tsariste, lequel voyait dans le peuple juif un ennemi du régime politique en place.

Tout au long de ma vie, depuis le gymnase et l’université et jusqu’au demi-siècle de mon activité médicale et communautaire, j’ai été confronté aux différentes couches sociales et j’ai acquis la certitude que le peuple russe, tout comme nos Moldaves de Bessarabie, étaient débonnaires et étrangers à la haine religieuse ou nationaliste. Mais la persécution et l’humiliation constante du peuple juif inspiraient à la plèbe le sentiment que celui-ci était de race inférieure, ennemi de la nation et détesté par le tsar. La masse ignare crut donc facilement aux propos des agitateurs malintentionnés, qui clamaient que le tsar avait non seulement permis mais ordonné de « battre les juifs à Pâques ». Je dois rappeler, tout comme je l’avais dit dans mes Souvenirs, que l’élite du peuple russe – la fine fleur des sciences, de la littérature et de la pensée philosophique – s’est toujours indignée face à la répression des juifs et particulièrement face aux pogroms et que la plupart des intellectuels ont toujours manifesté à l’égard des juifs de la probité et même de la bienveillance. Seuls empoisonnaient leur existence une presse corrompue et des agents du pouvoir véreux, lesquels, pour satisfaire le gouvernement, dressaient la plèbe contre les juifs.

J’essaierai, dans ma narration du pogrom, de rester aussi objectif que possible, de me départir du sentiment de révolte et de colère, en gardant à l’esprit que l’objectivité est le meilleur moyen d’établir la vérité. Ce pour quoi j’omettrai les récits extraordinaires d’enfants coupés en deux et de viols en public. Le pogrom de 1903 fut suffisamment cruel, nul besoin d’en forcer le trait. Je ne relaterai que ce que j’ai vu de mes yeux, ensuite j’essaierai d’en brosser le tableau d’ensemble en me fondant sur ce que j’ai pu observer après les faits et sur les récits des victimes ou des témoins.

De même, j’ai l’intention de dépeindre dans cet essai les « héros » qui ont préparé le pogrom, ceux qui, de manière directe ou indirecte, y ont participé ou qui ont fait preuve d’inhumanité après les faits ; je souhaite, par la même occasion, évoquer les amis des juifs, ceux qui leur ont manifesté de la bienveillance et de l’empathie.

Que les noms des uns et des autres restent gravés dans la mémoire de la postérité.

 

Kichinev, 1903.
La situation de Kichinev avant le pogrom

Dès le début de l’année 1903, des bruits se mirent à circuler en ville que d’obscurs individus, des sortes d’agitateurs, en partie des locaux et en partie des étrangers, se rassemblaient dans des traktirs, des débits de boissons et autres lieux, pour prêcher au peuple l’influence néfaste des juifs et la nécessité de les combattre. Bientôt se répandit la rumeur plus terrifiante que dans les traktirs et lors des réunions spéciales était lu un oukase du tsar intimant l’ordre de « battre les juifs à Pâques ». La veille de la fête des Pâques, on fit courir le bruit qu’un jeune garçon chrétien avait disparu à Doubossary, lequel, sans aucun doute, avait été enlevé par des juifs afin d’utiliser son sang pour leurs rituels religieux.

Inquiète, la population juive de Kichinev a demandé que des mesures préventives soient prises. Ses représentants ont, à plusieurs reprises, sollicité le gouverneur von Raaben. Celui-ci les rassurait, leur affirmait qu’il n’y aurait aucun désordre et demeurait sans rien faire.

Quelques hommes, dont moi-même, sommes alors allés rencontrer l’évêque Jacob. Le but de notre visite était de supplier le Monseigneur, afin que lui-même et le clergé qu’il représente fassent comprendre au peuple toute l’absurdité de l’« accusation de sang » et, d’une manière générale, et plaide en faveur de la bienséance et l’humanisme à l’égard des juifs.

Notre visite fut assez longue, mais nous repartîmes totalement désappointés. L’évêque fit montre d’une méconnaissance absolue des principaux préceptes de la religion juive. À l’évidence, il ignorait que parmi les aliments interdits aux juifs le sang occupait la toute première place, que, avant de préparer les aliments, le sang était de diverses manières retiré, que nulle part dans les textes consacrés, ainsi que l’ont constaté à différentes époques des centaines de théologiens et la plus haute hiérarchie chrétienne, il n’existe l’ombre d’une allusion à des rituels aussi barbares que l’emploi du sang chrétien. Nous lui apprîmes apparemment une chose nouvelle en lui relatant des faits historiques connus, à savoir que les hérétiques romains accusaient de la même manière les premiers chrétiens d’utilisation de sang humain dans des buts religieux, ce pour quoi ils étaient par milliers « condamnés aux bêtes » dans des cirques.

Les réponses évasives du souverain pontife montraient clairement combien il était peu enclin à prendre la parole en défense des juifs, au contraire, il découlait de ses dires que lui-même admettait le bien-fondé de « l’accusation de sang ». Cette supposition se confirma quelques jours plus tard. Mon ami, le médecin inspecteur Peretiatkovich m’a relaté que, lors du déjeuner de consécration de l’église construite auprès du deuxième gymnase, l’évêque lui avait dit : transmettez à votre docteur Slutskii qu’il nie en vain l’emploi du sang chrétien par les juifs ; bien sûr, sont coupables de ce péché non pas tous les juifs mais exclusivement la secte des hassidim, mais ces derniers le dissimulent scrupuleusement aux yeux des juifs tels que Slutskii et ses comparses.

Cependant, moi-même ainsi que d’autres représentants de la communauté juive avec lesquels j’eus l’occasion de converser, étions convaincus que nos peurs étaient infondées, qu’il était inenvisageable que des pogroms aient lieu au XXᵉ siècle, en présence d’une armée entière de défenseurs de l’ordre public, incarnée par la police apparente et secrète, la direction de la gendarmerie et des services de sécurité, dont la vocation est de prévenir toute sorte de troubles. L’idée que tous ces « gardiens » allaient eux-mêmes organiser le pogrom et y participer ne nous effleurait même pas l’esprit. Mais les larges franges de la population juive, en particulier les habitants des périphéries vivant parmi les chrétiens, ne cessaient de s’inquiéter et de demander que des mesures soient prises. Nous sommes allés, une seconde fois, rencontrer le gouverneur pour obtenir les mêmes assurances tranquillisantes. D’autre part, la plèbe chrétienne était persuadée qu’à Pâques, l’administration les autoriserait à faire du profit sur le compte des juifs. Bien avant le pogrom, des négociants en prêt-à-porter sur le Vieux marché étaient venus me raconter qu’avant la fête de Pâques – période pour eux la plus fébrile -, lorsqu’ils attiraient les acheteurs vers leurs boutiques, ces derniers leur répondaient : « Pourquoi voudrait-on payer vos vieilleries alors qu’à Pâques on pourra prendre les meilleurs habits gratuitement ? »

Tel était le climat à Kichinev dans les jours qui précédèrent le pogrom.

 

‘Dans la ville du massacre’, par Joseph Budko, 1923. Illustration pour le poème éponyme de Bialik (c) mahJ
Le pogrom

Arriva le dimanche 6 avril, premier jour de la Pâque chrétienne et dernier jour de la Pâque juive. Ma journée s’était déroulée de manière habituelle : j’ai été à l’hôpital, j’ai rendu visite à quelques malades et nulle part je n’avais remarqué autre chose qu’une traditionnelle atmosphère de fête. Cependant, tard le soir, installé dans mon cabinet dont j’avais fermé les stores, j’entendis quelqu’un y jeter une pierre. Je sortis aussitôt mais il ne restait plus trace du hooligan. Sans accorder davantage d’importance à cette farce, j’allai me coucher l’esprit tout à fait paisible, me disant que nos peurs étaient bel et bien infondées. Mais, par la suite, j’appris que dès dimanche après-midi des désordres avaient eu lieu, même s’ils étaient relativement bénins : des vitres brisées, des passants frappés au hasard mais sans, toutefois, d’incursion dans les maisons ni de blessés graves ou de morts. J’appris entre autres que mon collègue, le docteur Riss, avait été agressé : des hommes qui s’étaient mis à le frapper quand un jeune inconnu vint à son secours et leur criant entre les larmes : « Comment osez-vous vous en prendre à lui, c’est notre docteur ! » l’avait arraché d’entre les mains des malfaiteurs.

Le lendemain, 7 avril, tôt le matin, j’appris que les habitants de mon immeuble, presque tous des négociants sur le Nouveau marché, étaient très inquiets car on leur avait annoncé que les boutiques qu’ils y tenaient étaient vandalisées au moment même. Je sortis sur le balcon et voici ce que je vis : une foule de hooligans armés de gourdins saccageaient, avec des cris et huées, le débit de boissons de l’immeuble avoisinant. Bientôt, une partie d’entre eux se sont détachés de la foule et ont commencé à casser les portes et les fenêtres de l’immeuble à deux étages en face du mien. Quelques habitants de mon immeuble sont allés au Nouveau marché pour voir ce qui s’y passait, et, à leur retour, nous ont informés qu’il y avait de nombreux blessés et des morts, que l’on transportait à l’hôpital juif. Je sortis de nouveau sur le balcon. Les émeutiers avaient réussi à entrer dans le bâtiment. Des meubles, des draps, des habits et des ustensiles domestiques volaient par les fenêtres. L’autre partie d’entre eux étaient restés dans la rue et cassaient et piétinaient avec acharnement les objets jetés, même les livres juifs étaient déchirés page par page ; certains, plus pragmatiques, emportaient ce qui pouvait leur servir. Je restai stupéfait, me demandant ce que je pouvais faire. J’étais conscient qu’à un moment aussi critique je devais être à mon poste à l’hôpital. Mais comment aurais-je pu abandonner ma famille : mon épouse et mes deux enfants en bas âge, apeurés, inquiets et encore sous le choc du terrible drame qui venait de nous frapper – la mort de notre fils aîné…

Victimes du pogrom, Wikipedia Commons.

Soudain, j’aperçus mes sauveurs : devant mon immeuble s’était garé mon remarquable ami, d’ailleurs non seulement le mien mais ami de l’humanité et de sa part juive, le docteur Nicolaï Antonovitch Doroshevski, accompagné d’un jeune officier d’artillerie que j’avais souvent rencontré ; tous les deux ont insisté pour nous faire quitter notre appartement et aller loger chez Doroshevski. Bien entendu, nous avons acceptâmes cette proposition avec reconnaissance. Nous confinâmes la servante dans la cuisine, en fermant les portes et les volets. Ma femme et les enfants prirent place sur la banquette, Doroshevski, l’officier et moi-même les escortions, et nous prîmes la route. Les émeutiers nous suivaient du regard avec hostilité, mais la vue d’un officier revolver en main les dissuadait de toute action agressive.

Les rues par lesquelles nous passions étaient complètement désertes, les fenêtres de nombreuses maisons affichaient des icônes ; il n’y avait de policiers nulle part, même les sergents de ville n’étaient pas à leurs postes. Une ou deux fois, nous sommes tombés sur des bandes d’adolescents armés de gourdins qui se dirigeaient vers le bas de la ville. Nous arrivâmes sans encombre chez Nicolaï Antonovitch, rue Kupetchesk, non loin de la rue Podolsk, où s’étaient déjà réfugiées plusieurs familles juives. Je m’apprêtais à rejoindre l’hôpital quand les cris et le vacarme venant de l’extérieur nous forcèrent à sortir. Nous vîmes alors ceci : de l’autre côté de la rue, un pâté de maisons plus bas, les émeutiers étaient en train de démolir une boutique. De cris de désespoir en provenaient, mais personne n’y venait au secours. La même chose se produisait rue Podolsk, où l’on vandalisait le grand magasin gastronomique Feldstein. Les émeutiers longèrent bientôt la rue Podolsk, les bras chargés de biens volés, plusieurs d’entre eux buvaient de l’alcool directement de la vaisselle qu’ils transportaient. Soudain, nous nous réjouîmes d’apercevoir, avançant de la rue Alexandrov en notre direction, un détachement de soldats précédés de leur officier. Nous étions persuadés qu’ils allaient mettre fin aux désordres. Cependant, à notre très grande surprise, les soldats sont passés près de l’immeuble rue Kupetchesk, où le pogrom battait son plein, comme s’ils n’avaient rien remarqué, nous ont dépassés, ont traversé la rue Podolsk en croisant des émeutiers qui rapportaient des biens volés de chez Feldstein, et ont continué leur route vers le haut de la ville. Les bras nous en tombèrent et nous comprîmes qu’en ville se déroulait non pas l’émeute d’une foule éméchée mais un pogrom des juifs, organisé par le pouvoir.

Au mépris de l’inquiétude de mes proches et non sans risque, je pris, avec le même cocher qui nous avait amenés, la direction de l’hôpital.

En avançant vers le nord de la ville, je rencontrai deux détachements de soldats qui défilaient, leurs officiers en tête de cortège. Je restai perplexe : pourquoi déployer des troupes si celles-ci ne prenaient aucune mesure pour maintenir l’ordre ? Par la suite, j’appris que cette décision avait été motivée par la crainte que les hooligans, enivrés de vin et de sang, ne s’en prennent aussi aux riches chrétiens. Quoiqu’il en fût, le fait que les militaires défilaient exclusivement dans la partie haute, aristocratique, de la ville ne faisait aucun doute.

En chemin, je croisai une bande de jeunes avec des gourdins : ils s’arrêtèrent et me regardèrent d’une manière fort inamicale. Je dis au cocher d’accélérer. Personne ne nous poursuivit et j’arrivai sain et sauf à l’hôpital.

 

Kichinev aux lendemains du pogrom de 1903, Wikipedia Commons.
Le tableau d’ensemble du pogrom

Ainsi que le laisse entendre le troisième chapitre de ce récit, je n’ai été témoin que du début du pogrom. Ensuite, les victimes ont défilé devant mes yeux, les morts comme les blessés. J’essaierai maintenant de dresser le tableau global des événements, en me fondant sur ce que j’ai pu observer après le pogrom et sur les renseignements recueillis auprès des victimes et des témoins.

Trois jours après le pogrom, j’ai récupéré ma famille chez N.A. Doroshevski et nous avons rejoint notre domicile. Mon immeuble et ses habitants n’ont pas été affectés, seules quelques vitres avaient été brisées ici et là aux fenêtres et aux portes donnant sur la rue. En ouvrant la porte d’entrée, nous avons trouvé sur le sol du vestibule, lancée par la vitre brisée, une missive remplie de fautes, nous informant que son auteur – un « patient magnanime » – avait défendu nos appartements.

Les deux jours suivants, j’ai sillonné la ville : les hauts quartiers étaient quasiment intacts, seule la partie basse, habitée par la classe ouvrière et les pauvres, avait souffert du pogrom. Partout, les arbres étaient couverts de plumes, comme enneigés. Les trous béants des fenêtres et des portes arrachées défiguraient les façades des immeubles. Des débris de meubles et de vaisselle, des draps et des habits déchiquetés, des pages éparses arrachées des livres et des manuscrits hébraïques gisaient par terre. Ces menus débris et morceaux révélaient l’acharnement dont les bourreaux du pogrom avaient fait preuve. J’ai visité des synagogues dévastées dont les rouleaux de la Torah avaient été déchirés et profanés ; j’ai visité des immeubles détruits. Le bâtiment au N° 33 de la rue Schmidt a été entièrement ravagé ; les appartements et les parties communes étaient en ruines, tous les habitants qui n’avaient pas réussi à s’enfuir ont été battus et blessés. Deux personnes ont été tuées dans cet immeuble : Bension Galanter et un adolescent de 16 ans, Benjamin Baranovitch. Voici ce que m’a raconté le père de ce garçon. Quand les émeutiers ont approché le bâtiment, la famille Baranovitch s’était cachée au grenier et le jeune Benjamin s’était réfugié dans les toilettes. Les vandales l’ont tiré de là et se sont mis à le frapper. Du grenier, les parents entendaient ses cris : « Papa ! Au secours, ils vont me tuer ! ». Il n’est pas difficile d’imaginer ce que ressentaient les parents qui restaient cachés au grenier, retenant leur souffle. Ils savaient qu’en sortant de leur cache ils ne sauveraient pas leur fils et mourraient eux-mêmes.

L’immeuble voisin, situé également dans la rue Schmidt, présentait le même funeste tableau. Tous les habitants qui s’y trouvaient encore ont été battus et malmenés. Le vieux Sohail Kelman Voliovitch a été mortellement blessé, il est décédé quelques jours après. Ceux qui avaient réussi à s’enfuir pour tenter de se sauver ont été frappés et tués dans la rue.

Mais ce que je viens de décrire fait pâle figure à côté de ce qui s’était déroulé rue d’Asie. Dans cette rue sale et surpeuplée, qui portait ce nom à juste titre, habitait, du fait de son dénuement, la frange la plus pauvre de la population. Pour une mystérieuse raison, le pogrom, en ce malheureux endroit, a pris une forme particulièrement atroce. Au début, les émeutiers s’étaient contentés de démolir quelques pitoyables taudis, détruisant leur triste bric-à-brac et frappant leurs habitants. Il n’y avait pas encore d’assassinats. Mais, revigorés par le vin après avoir dévasté un troquet, les émeutiers se sont jetés sur un immeuble très peuplé, au N°13. Ouzi Berlatski, sa fille Haika et le propriétaire de l’appartement Moishe Makhlin – qui n’y habitait pas mais se trouvait là par hasard -, s’étaient cachés au grenier. En voyant les émeutiers s’y diriger, ils ont retiré, au prix de gros efforts, des tuiles de la toiture et, à travers la brèche ainsi formée, sont montés sur le toit. Mais les émeutiers les ont poursuivis. La scène qui s’y est déroulée ensuite a été épouvantable. Berlatski, sa fille et Makhlin courraient sur le toit tandis que des bêtes féroces à forme humaine les pourchassaient. Bientôt les vandales les ont attrapés et, sous les rires de la foule amassée en bas, se sont mis à les jeter du toit un par un. Haika a survécu, mais Moishe et Ouzi sont décédés.

Haim Nicenson et son épouse s’étaient cachés dans la cave, et peut-être y auraient-ils survécu si, en entendant les cris désespérés de ceux qui se faisaient battre et tuer à l’extérieur, ils n’étaient pas sortis de la cave pour courir, à travers la rue, vers la cour de l’immeuble d’en face. Haim a réussi à l’atteindre, mais en remarquant que sa femme était restée en arrière, il a fait demi-tour pour la rejoindre. Les émeutiers les ont vus et se sont jetés sur eux. En tentant de fuir ses persécuteurs, Haim est tombé dans une flaque. Les assassins l’ont rattrapé et se sont mis à le frapper tandis qu’il se débattait dans la boue. Pensant l’avoir tué, ils l’ont relâché et se sont à nouveau rués sur les appartements. Peu de temps après, Nicenson s’est réveillé et a commencé à donner des signes de vie : il gémissait et agitait ses mains comme pour demander de l’aide. Les juifs habitant l’immeuble d’en face s’en sont aperçus, et, au péril de leur vie, se sont précipités vers lui, en espérant pouvoir le tirer de la flaque de boue et l’amener chez eux. Les assassins ont vu la scène. Les sauveurs juifs se sont enfuis et Nicenson fut à nouveau roué de coups, cette fois-ci à mort.

Rescapés du pogrom, réfugiés à l’hôpital de Kichinev de Moisei Slutskii, lequel apparaît sur l’image : l’homme avec un chapeau en haut de l’escalier à gauche, Wikipedia Commons.

Le quatrième était Mordko Grinshpun. Avec sa famille, il s’était caché dans la grange. Les assassins y sont entrés et un voisin moldave que tous les habitants de l’immeuble, y compris Grinshpun, connaissaient bien, a donné à Mordko un coup de couteau, après quoi les émeutiers l’ont achevé à coups de gourdins devant sa femme et ses enfants.

Fait curieux, près de l’immeuble N°13, un sergent de ville était à son poste et non loin se tenait un détachement de soldats. Malgré les nombreux et désespérés appels au secours, ils sont demeurés spectateurs passifs de l’horreur qui se déroulait devant leurs yeux, se justifiant du fait de n’avoir reçu aucun « ordre ».

Je suis entré dans la maison au N°7 de la rue Podolsk. La bâtisse et son mobilier étaient dévastés. Dans la rue, près des débris de meubles, des cadres de fenêtres, des morceaux de vaisselle et autres décombres, gisait une caisse métallique disloquée. Le propriétaire de la maison et de cette caisse, Rudi, m’a assuré que les émeutiers s’étaient acharnés sur cette caisse pendant plus d’une heure, à coup de pied-de-biche et de marteaux, à la vue des voisins chrétiens, des passants et même de la police, mais personne n’avait empêché leur œuvre.

Deux banlieues de la ville ont été particulièrement touchées : les environs de l’abattoir et l’ainsi nommée bretelle de Sculeny. Le quartier de l’abattoir était habité essentiellement par des chrétiens. Avant le pogrom, ces derniers entretenaient avec les juifs des relations de bon voisinage, ou même, peut-on dire, d’amitié.

Jusqu’à l’après-midi du 7 avril, le quartier était resté calme, malgré les nouvelles des horreurs qui se déroulaient en ville, apportées en permanence par ceux qui la fuyaient, et qui inquiétaient, bien entendu, les juifs. Dans l’après-midi, un sergent de ville arriva à son poste près de l’abattoir et s’entretint avec les Moldaves. S’était-il contenté de les « informer » de ce qui se passait en ville, leur aurait-il suggéré de ne pas rester à la traîne ou sont-ils arrivés à cette conclusion par eux-mêmes, nul ne le sait. Le fait est que, après la venue du sergent, un petit groupe de hooligans s’y était rassemblé et le pogrom avait commencé. Au début, la plupart des chrétiens ne participaient pas au pogrom, beaucoup d’entre eux avaient même caché dans leurs maisons des juifs ayant abandonné les leurs aux mains des émeutiers. Mais ces derniers ont commencé à pousser les portes de ces maisons et, sous la menace, ont obligé les chrétiens à chasser les fugitifs dehors, où ils se faisaient tabasser. Dans une de ces maisons chrétiennes, des femmes avaient caché plusieurs enfants. Le maître de maison est arrivé, les a engueulées et il a mis à la porte les enfants éplorés. Le mauvais exemple eut des imitateurs, le nombre d’émeutiers s’accrut, et plusieurs dizaines de blessés furent transportés de cette lointaine – et jusqu’alors paisible – banlieue à l’hôpital. Parmi les victimes, un certain Meer Vaisman en a particulièrement pâti. Avant le pogrom, il était aveugle d’un œil, les émeutiers lui ont arraché le second.

Dans l’autre banlieue, la bretelle de Sculeny, la journée entière du 7 avril s’était déroulée « sans incident » : les salauds qui y résidaient sont partis « travailler » en ville, en escomptant en tirer plus de profit que dans les alentours, et n’ont tabassé des juifs que sur le chemin. En apprenant les atrocités qui se déroulaient en ville, une partie de la population juive s’était réfugiée chez leurs voisins chrétiens, une autre s’était abritée au cimetière juif, aux abords de la commune, mais la majorité restèrent chez eux. Tard le soir, les hooligans sont rentrés dans le village et, depuis l’hôpital, durant toute la nuit du 7 au 8 avril, nous avons très clairement entendu des cris et des hurlements en provenance de cette « bretelle » – le pogrom, cruel et absolu, y battait son plein.  Le matin du 8 avril, de nombreux morts et blessés étaient encore transportés à l’hôpital, alors qu’en ville le pogrom avait pris fin. Une tragédie semblable à celle qu’avait connue l’immeuble au N°13 de la rue d’Asie a eu lieu dans la maison de Dovid Koval. Koval, le propriétaire de la maison, y habitait avec son épouse et sa fille, et quelques autres locataires juifs. S’y trouvait également, en tant qu’invité, le fiancé de sa fille, tout juste rentré de son service militaire. Les résidents ont fermé les portes et les fenêtres et, par précaution, se sont armés de ce qu’ils ont pu trouver. Cependant, en voyant une foule d’émeutiers forcer les portes, ils ont cassé le mur qui séparait leur maison de celle de leur voisin, Shtirbu, en espérant y trouver refuge. Mais Shtirbu braqua sur eux son fusil chargé, en déclarant que celui qui franchirait le seuil de sa maison prendrait une balle. Entre-temps, les émeutiers ont fait irruption dans la maison et les malheureux se sont retrouvés entre deux feux. Leurs tentatives de défense n’ont fait qu’enrager les assassins et Dovid, sa femme, sa fille et son fiancé, ainsi que trois autres juifs périrent – sept personnes ont ainsi été tuées.

La rue Nikolaev à Kichinev, au lendemain du pogrom, Wikipedia Commons.

Ceux qui ignoraient les circonstances exactes du pogrom ont sans doute dû se poser la question : pourquoi les juifs, dont la population dans certains quartiers de la ville était majoritaire, n’avaient-ils pas opposé de résistance face aux émeutiers ; pourquoi n’avaient-ils pas organisé leur défense ? Les étrangers et les habitants des autres villes venus à Kichinev recueillir des informations après le pogrom, ont reproché aux juifs leur inaction, voire même les ont accusés de lâcheté.

En réalité, les tentatives d’autodéfense de la population juive ont été nombreuses, mais elles avaient toutes été immédiatement réprimées par la police et l’armée. Nous pouvons en donner ici plus d’un exemple. Ainsi, selon plusieurs témoignages – dont celui d’un certain Krips, un engagé volontaire de l’armée habitant près de la place des Vins -, un nombre considérable de bouchers juifs, armés de leurs outils de travail, haches et grands couteaux, se sont assemblés sur cette place avec non seulement l’intention d’empêcher le pillage de leurs maisons mais aussi de chasser les émeutiers hors des quartiers environnants. Ils auraient indéniablement mis ces lâches maraudeurs en déroute, si la police n’était pas intervenue pour les disperser sous prétexte d’illégalité des rassemblements. Lorsque les bouchers refusèrent d’obtempérer, un détachement de soldats arriva à la rescousse des policiers. Utilisant d’abord des matraques, ensuite des baïonnettes, les soldats ont débarrassé la place de juifs.

Armés de ce qu’ils avaient sous la main, des propriétaires et des gérants s’étaient postés devant leurs boutiques rue Pouchkine, entre les rues Nikolaev et Kharlampiev, et sur une partie de la rue Ekaterinin (où tous les commerces étaient juifs), dissuadant de la sorte les hooligans de s’en approcher. La police, aidée par un détachement de dragons, a dispersé les défenseurs et arrêté les plus obstinés. Après leur départ, les émeutiers ont pillé toutes les boutiques, emportant, à pied ou même en voiture, la marchandise volée. Le grand magasin de prêt-à-porter Landesman, à l’angle de la rue Nikolaev et de la rue Pouchkine, a été dépouillé jusqu’à la dernière paire de pantalons. Beaucoup de hooligans changeaient de tenue directement sur place, enfilant des habits neufs sous les ricanements de la foule. Ainsi, les rumeurs d’avant l’émeute, selon lesquelles il était inutile d’acheter des vieilleries alors que, pendant le pogrom, il serait possible de rafler des habits neufs gratuitement, s’étaient avérées justes.

Des cochers de ma connaissance, avec lesquels j’ai souvent voyagé, m’ont affirmé que nombre de cochers, charretiers et porteurs habitant le quartier, des hommes robustes et courageux, s’étaient rassemblés place du Vieux marché. Armés de haches et de gourdins, ils ont, selon les dires des cochers, décidé que « si certains d’entre eux devaient tomber, les émeutiers allaient morfler eux aussi ». Une importante patrouille de police est intervenue, arrêtant un grand nombre d’entre eux et dispersant les autres. Mais dans les endroits que la police n’a pas pu ou n’a pas eu le temps de « nettoyer » pour laisser du terrain aux émeutiers, il n’y a pas eu de pogrom.

Ainsi, une importante foule de juifs armés s’étaient rassemblés devant les boutiques en bas de la rue Ekaterinin, montant la rue en direction des émeutiers et des boutiques pillées par ces derniers. En apercevant ce cortège avancer vers eux, les émeutiers se sont enfuis par les rues latérales. Feu l’ingénieur Kush, homme généreux et dévoué, avait réuni sous son égide une « patrouille autonome de secouristes » composée de chrétiens et de juifs, l’avait répartie par quartiers entre les rues Kiev et Podolsk, et toute tentative des émeutiers d’approcher les quartiers défendus par la garde de Kush avait été immédiatement réprimée. La même chose se déroulait dans l’autre partie de la ville, rue Kharlampiev, dont la défense avait été organisée par le chef d’une troupe de musiciens, Tchernetskii. Même dans les endroits où des individus isolés avaient manifesté de la résistance et où la police n’était pas intervenue, il n’y a pas eu de pogrom. L’entrepreneur Krips habitait une maison dans la « colonne de fer ». Une partie de la maison était occupée par son magasin donnant sur la rue Schmidt, l’autre partie abritait ses appartements donnant sur la place des Vins. Le 7 avril, les émeutiers avaient plusieurs fois essayé d’approcher sa maison, des deux côtés. Mais il lui a suffi de tirer quelques coups de feu pour que les émeutiers prennent lâchement la fuite.

Ces exemples montrent clairement avec quelle facilité la police aurait pu mater le pogrom si seulement… elle l’avait voulu.

Le tableau, très incomplet, que nous venons de brosser offre une représentation suffisante de ce terrible ouragan qui s’était abattu sur la paisible population juive de Kichinev en ces premiers jours de Pâques de l’année 1903.


Moisei Borisovich Slutskii (1851 – 1934)

Traduit du russe par Elena Guritanu

Notes

1 Un second pogrom eu lieu à Kichinev en octobre 1905.
2 Ce n’est pas un hasard si Pierre Birnbaum donne pour sous-titre aux Larmes de l’histoire (Gallimard, 2022), son dernier livre : « de Kichinev à Pittsburgh ».
3 Traduit du Yiddish par Charles Dobzynski, Anthologie de la poésie yiddish. Le miroir d’un peuple, NRF, Collection poésie/Gallimard, 2000.

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