# 162 / Edito

Que reste-t-il du judaïsme polonais ? Environ 10 000 personnes, et quelques cimetières bien entretenus. Nous publions cette semaine la première partie du reportage du journaliste américain Gabriel Rom, consacré à la préservation du patrimoine funéraire des juifs de Pologne, et à l’étrange ambivalence mémorielle dont elle témoigne. Voilà en effet que le gouvernement conservateur polonais avait dédié des sommes importantes à la restauration des cimetières juifs, alors même qu’il s’est attelé pendant des années à l’édification d’un récit national se voulant sans zone d’ombre, allant jusqu’à criminaliser l’idée que la Pologne aurait une responsabilité dans la Shoah. Le souci de la mémoire, une mémoire chargée de culpabilité, y passe par des silences et des dénégations, de sorte que la Pologne peine à honorer pleinement sa participation à une Union européenne qui fait de la lucidité sur son passé une pièce maitresse de son identité politique. Mais la virée de Gabriel Rom entre les pierres tombales ne se limite pas aux allées bien ordonnées et aux grands noms patrimonialisés : derrière la volonté de blanchir l’histoire et de prétendre que judéité et polonité s’articulent sans solution de continuité, on trouve des monuments aux victimes de la Shoah couverts de mousse, et des plaques dont les noms sont déjà presque effacés. C’est aussi de ces bribes d’une mémoire en voie de disparition que son reportage se fait l’écho.

Le deuxième texte que nous publions cette semaine traite lui aussi du souvenir d’un judaïsme oriental disparu, et de la manière dont son invocation idéalisée dans le présent peut servir d’écran de fumée. Nous avons demandé à Boris Czerny de nous faire un compte-rendu critique de Contes des frontières, le dernier livre de l’historien israélo-américain Omer Bartov, spécialiste du rôle de la Wehrmacht dans la Shoah et des relations interethniques en Galicie ukrainienne. Bartov s’y attache à restituer la mémoire intime d’un judaïsme du « bout du monde » européen, à travers les contes qui circulaient entre les habitants de Buczacz, la ville galicienne dont était originaire sa mère. Or, remarque Czerny, si la reconstruction historique de Bartov est, à défaut d’être rigoureuse, riche et évocatrice, elle lui sert surtout d’appui pour condamner la manière dont les juifs ont investi un autre « bout du monde » : Israël. En effet, pourquoi Bartov tire-t-il de sa description de la richesse culturelle de cette nation juive intégrée dans la société galicienne multi-ethnique un argumentaire antisioniste ? Voilà qui ne cesse d’étonner. Bartov, nous indique Cerny, voit dans le sionisme un nationalisme brutal et orgueilleux, prompt à s’affirmer par la violence aux dépens de ses voisins. Pourtant la société juive de Galicie, exterminée dans sa presque totalité, fut l’un des terreaux les plus féconds du sionisme socialiste, et celui du droit international en gestation. Jouer avec l’idée que la victime ressemble finalement à son bourreau et non pas seulement critiquer la politique israélienne, fait objectivement de Bartov une source de prédilection pour les positions antisémites qui avancent sous le visage de l’antisionisme contemporain.

Enfin, puisque l’idée que la réalisation d’un État pour les juifs est intrinsèquement suspecte a manifestement de beaux jours devant elle, et pour ceux qui ne l’auraient pas encore lu et envoyé à toutes leurs connaissances qui confondent critique d’Israël au nom du droit international et critique antisioniste, nous laissons une semaine de plus à l’affiche « Peut-on être antisioniste ? » de Julia Christ.

Bonne lecture !

La Pologne, pays où plus de la moitié des Juifs d’aujourd’hui ont des racines, comptait autrefois plus de 1 500 cimetières juifs, soit le plus grand nombre au monde. Selon les estimations, la population juive actuelle de la Pologne s’élève à 10 000 personnes, mais nombreux sont ceux qui affirment que le nombre réel est bien inférieur. Le calcul est brutal : environ un cimetière juif pour 15 Juifs polonais vivants. Dans ce reportage fouillé que nous publions en deux parties, le journaliste Gabriel Rom nous raconte les initiatives de préservation vertueuses et les politiques d’instrumentalisation vivaces dont sont l’objet les cimetières juifs de Pologne, parfois nécropoles.

Dans Contes des frontières : faire et défaire le passé en Ukraine (Plein jour, 2024) , le dernier livre d’Omer Bartov, il est question d’un « bout du monde » presque oublié – celui d’une Galicie où cohabitaient Juifs, Polonais et Ukrainiens – dont l’historien cherche à narrer la mémoire à partir de ses contes et légendes. Boris Czerny en fait un compte rendu critique, notant qu’à la nostalgie pour ce pays édénique perdu répond, dans le récit intime qu’en fait Bartov aujourd’hui, une défiance pour la manière dont les Juifs ont investi un autre « bout du monde », qui les aurait transformés en « brutes épaisses ».

« Il faut différencier entre antisionisme et antisémitisme » affirment ceux à qui il ne plaît pas d’être qualifiés d’antisémites. Cette exigence, à première vue, n’a rien d’insensée : il est en effet nécessaire de distinguer ce qui relève d’une critique légitime de l’État des juifs d’un sentiment louche et douteux à l’égard de ces derniers. Est-il pour autant nécessaire d’inventer un mot spécifique pour cette critique ? La philosophe Julia Christ traque les différents usages possibles de la notion d’ « antisionisme » et se demande à quelle condition, et dans quel contexte, la critique de l’État d’Israël peut légitimement se dire antisioniste. Cette petite analytique de la critique étatique et de ses modalités permet de percevoir mieux quand l’antisionisme n’est qu’un autre mot pour antisémitisme.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.