#14 / Edito

 

Vue d’Europe, systématiquement, Israël désarçonne. Au point qu’il est parfois comique de voir les plus éloquents se retourner sur eux-mêmes et se demander ce qu’ils vont bien pouvoir dire cette fois-ci. La fin de l’ère Netanyahou s’opère de manière inattendue : par l’accès de la droite sioniste religieuse à la tête du gouvernement en même temps que par la participation inédite des arabes israéliens (représentés en l’occurrence par un parti islamique), à l’exécutif, eux dont la présence parlementaire ne s’était jusqu’ici manifestée que sur le mode de l’opposition, de la résistance intérieure et de la récusation pure et simple du sionisme. Cette alliance, cimentée par le centre — qui inclut un parti dissident du Likoud, les gauches libérale et socialiste, le parti russophone de la droite dure laïque — surprend. Rien ne colle dans cette histoire, tout au moins si l’on s’acharne à la lire avec les catégories classiques des États-nations, de leurs régimes et leurs modes de gouvernement, même ceux les plus ouverts aux alternances et aux logiques de coalition bien éprouvées. C’est d’une autre logique que procède la politique israélienne. En Europe, pour se rassurer, on s’empresse d’attribuer la confusion, sinon le chaos, aux imperfections du système. Par quoi on ne fait que mieux signifier qu’on ne comprend pas. Il convient alors de rappeler que les institutions représentatives sont toujours l’expression d’une certaine forme d’expérience politique faite au niveau de la société. Or cette expérience, en Israël, suit des lignes qui sont le fruit d’une histoire alternative, coextensive du sionisme lui-même, où les compositions et les ajustements sont la règle et non pas l’exception. Netanyahou, dont la politique a été la cause d’une dégradation continuelle de la situation politique depuis plus de dix ans, se coulait lui aussi dans cette histoire. La nouveauté actuelle ne tient donc pas à la simple conjonction de positions idéologiquement antagoniques dans le gouvernement de l’État, mais au fait qu’à présent, cette logique de composition s’étend au secteur arabe. Voilà qui ouvre des perspectives impensables auparavant, dont il est trop tôt pour dire en quoi elles consisteront, mais dont on est fondé à espérer qu’elles permettront aux communautés juives et arabes de confronter leurs intentions politiques respectives sur une seule et même scène d’action, retraduite en une politique effective. Devant ce tournant, les Européens les plus sages admettent leur perplexité. La perplexité, en effet, est une condition nécessaire pour qui veut envisager avec réalisme cet État traversé de contradictions croisées. K. s’attèlera à l’accompagner et à en clarifier les ressorts.

En attendant, dans sa livraison #14, K. fait paraitre la deuxième partie de l’essai de Balazs Berkovits sur la généalogie du discours militant visant à redéfinir les Juifs comme « blancs » – voire comme « super blanc ». « Dans les discours sur la ‘blanchité juive’, les Juifs cessent non seulement d’occuper une position minoritaire, mais ils en viennent également à jouer le rôle de l’archi-dominant » écrit Balazs Berkovits pour qui, loin d’être un véritable concept susceptible d’éclairer d’un jour nouveau la réalité, « blanc » fonctionne comme une qualification politico-morale très approximative qui charrie les traits caractéristiques de l’antisémitisme.

Dans la première partie de son essai, Balazs Berkovits rappelait la singularité du discours d’Houria Bouteldja, laquelle affirmait « Mohammed Merah, c’est moi ». Le spectre de l’attentat de Toulouse est revenu récemment dans l’actualité, par la bouche de Jean- Luc Mélenchon : « Vous verrez que dans la dernière semaine de la campagne présidentielle vous aurez un grave incident ou un meurtre. Ça a été Merah en 2012 […] Tout ça c’est écrit d’avance. Nous aurons le petit personnage sorti du chapeau, nous aurons l’événement gravissime qui va une fois de plus permettre de montrer du doigt les musulmans et d’inventer une guerre civile. Voilà. » Voilà, mais quoi exactement ? Rudy Reichstadt revient dans sa chronique sur la manière dont le complotisme, la sous-estimation systématique de l’antisémitisme, le rudoiement de ceux qui s’en inquiètent, font régulièrement retour dans le discours de Mélenchon.

De l’errance du discours sur les juifs, à l’errance des juifs il n’y a qu’un pas : « Pendant des années, j’ai vagabondé à l’étranger. Maintenant, je pars errer à la maison » écrit Itzik Manger, le prince des poètes yiddish, « l’oiseau privé de nid » annonçant son installation en Israël à la fin des années 1950. Macha Fogel, dans le troisième texte proposé par K. cette semaine fait d’Itzik Manger, le fil rouge d’une réflexion sur ce que le yiddish permet encore aujourd’hui d’exprimer.

Comment les Juifs en sont-ils venus à être définis comme « blancs » par un certain type de discours critique en vogue aujourd’hui ? Loin d’être un véritable concept susceptible d’éclairer d’un jour nouveau la réalité empirique, le terme « blanc » fonctionne comme une qualification politico-morale très approximative. Deuxième partie de l’essai de Balázs Berkovits sur la couleur supposée des Juifs…

La sortie stupéfiante de Jean-Luc Mélenchon quant à l’irruption d’un « événement gravissime » au cours de la prochaine élection présidentielle a été abondamment commentée. Or, ce qui étonne le plus ici est l’étonnement lui-même qu’ont provoqués ces propos. Car le complotisme, la sous-estimation de la gravité de l’antisémitisme et le rudoiement concomitant de ceux qui osent s’en inquiéter n’ont chez lui rien d’exceptionnel.

Dans sa première chronique pour K., Macha Fogel donnait de nouvelles de la florissante presse yiddish hassidique d’aujourd’hui. À l’occasion de cette deuxième adresse, elle réfléchit à ce que le yiddish offre à ceux qui l’utilisent. Est-il une langue de l’entre-soi ou de l’échange, ou bien les deux à la fois ?

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