De quelle couleur sont les Juifs ? (Deuxième partie)

« Dans les discours sur la ‘blanchité juive’, les Juifs cessent non seulement d’occuper une position minoritaire, mais ils en viennent également à jouer le rôle de l’archi-dominant » écrit Balazs Berkovits pour qui, loin d’être un véritable concept susceptible d’éclairer d’un jour nouveau la réalité empirique, le terme « blanc » fonctionne comme une qualification politico-morale très approximative . Suite et fin de l’essai de Balázs Berkovits sur la couleur supposée des Juifs…

 

Lire ICI la première partie du texte.

 

 

Malevitch, ‘Carré noir sur fond blanc’, 1915 © Wikipedia Commons

 

La notion de « blanc » amalgame des aspects interprétatifs et évaluatifs. Ceci n’est pas une exception si l’on considère que les concepts sont souvent formés ainsi.  Le problème n’est donc pas tant que les Critical whiteness studies [« Études critiques sur la blanchité »] et autres discours similaires poursuivent un agenda politico-normatif. Le problème est qu’ils subordonnent systématiquement l’analyse empirique des phénomènes à leur vocation critique et militante.

L’histoire sociale de la « surreprésentation juive ».

Il existe des arguments solides pour soutenir que le concept de « blanchité » peut facilement être réduit à une question de mobilité sociale, d’acculturation, de réussite scolaire, d’acquisition d’un statut… Il est exact que la qualification de « blanc », apporte des informations de type descriptive. L’une est la référence latente, mais toujours présente, à la couleur de la peau (bien que nous sachions que, dans ce cadre, « blanc » doit être interprété comme une catégorie socio-historique, même s’il y a un glissement sémantique constant). L’autre est le présupposé selon lequel la société à laquelle la communauté juive s’est assimilée est essentiellement une « société blanche », puisque la majorité est constituée de Blancs, jouissant du « privilège blanc ». En outre, il est généralement présumé que cette majorité est non seulement indûment avantagée par rapport à d’autres groupes, mais aussi qu’elle est essentiellement et activement raciste et opprimante (l’expression consacrée est « racisme structurel »). Tout cela signifie que la discrimination raciale des « sociétés à majorité blanche », plus ou moins consciemment entretenue, constitue la source majeure des inégalités.

Selon David A. Hollinger, les concepts évaluatifs utilisés pour qualifier les Juifs peuvent se traduire en concepts d’histoire sociale, à une double condition : il faut clairement reconnaitre la prééminence et la surreprésentation des Juifs dans la plupart des domaines (politique, scientifique, culturel…), mais il faut débarrasser cette reconnaissance des jugements de valeur (positifs ou négatifs) qui y sont habituellement attachés. Dans cette optique, on peut parfaitement s’intéresser à la surreprésentation juive dans les partis communistes totalitaires ou au nombre de lauréats juifs du prix Nobel[1]. L’approche est ici purement empirique et explicative, elle n’emporte aucun jugement moral ou politique :

« Selon presque tous les critères, les Juifs sont démographiquement surreprésentés parmi les Américains les plus riches, les plus puissants politiquement et les plus accomplis intellectuellement. L’expérience juive depuis 1945 est le cas le plus spectaculaire et unique de toute l’histoire américaine : un groupe ethnique qui avait été systématiquement stigmatisé et discriminé sous la protection de la loi est soudainement devenu surreprésenté dans des espaces sociaux où le progrès de ses membres avait été précédemment inhibé »[2].

L’approche de Hollinger entend d’abord substituer des explications socio-scientifiques aux récits essentialistes. Ensuite, elle vise à élargir le modèle explicatif en incluant le niveau d’alphabétisation, le statut social des Juifs dans les pays dont ils sont originaires, leur expérience dans les affaires etc., soulignant « le caractère historiquement contingent » de la surreprésentation juive ». Enfin, il nous propose de saisir « juif » comme un concept socio-historique plutôt que comme un marqueur l’identité. Ainsi, le terme « juif » englobera également les personnes qui ne s’identifient pas à la judéité, mais qui, de par leurs origines et leurs contextes sociaux, sont déterminées par son histoire. La blancheur, en tant que telle, n’est d’aucun secours ajoute ici Hollinger : « Les Blancs ruraux pauvres ne sont pas surreprésentés à Harvard et dans les grandes sociétés de courtage. »[3] La blanchité, pour ce qui concerne les juifs aussi, s’avère ici très peu explicative. Chaque fois que l’on se borne à considérer l’histoire des juifs sous le prisme de la couleur, on peut supposer qu’une intention politique sous-jacente l’emporte sur l’explication.

Les luttes pour la « blanchité » dans le contexte historique

Le discours sur la « blanchité » escamote systématiquement les ambiguïtés de l’assimilation, en particulier celle des Juifs.  En tant que nouveaux immigrants aux États-Unis, ces derniers ont été contraints de se positionner dans la hiérarchie raciale existante. La catégorie raciale « blanc » a constitué un enjeu d’intégration historiquement changeant, mais toujours de la plus haute importance dans le contexte américain. Cet aspect – à savoir ce que signifiait la blancheur pour les nouveaux immigrants juifs – est largement négligé par les spécialistes de la « blanchité », qui se réservent au contraire le droit de distinguer le blanc du non-blanc, en ignorant les luttes des acteurs concernés. Pourtant, il ne revient pas au chercheur d’apposer une qualification raciale sur certains groupes, au contraire il doit avoir soin de comprendre la catégorisation comme le résultat d’identifications et de contre-identifications, de luttes et de compromis.

Le livre d’Eric L. Goldstein, The Price of Whiteness, en abordant l’histoire des luttes pour la classification ethnique et raciale des Juifs américains fait exception. L’objectif de Goldstein est de « démontrer les énormes pressions exercées sur les Juifs et les groupes similaires pour qu’ils se conforment au paradigme racial dominant, ainsi que les contraintes significatives imposées aux expressions de la différence de groupe par un monde déterminé à se voir en termes de noir et de blanc »[4]. À la fable morale qui raconte que les Juifs ont « choisi la blancheur »[5], Goldstein oppose une histoire complexe de lutte pour l’assimilation, pour la préservation d’une certaine identité distincte et de quête d’une classification raciale avantageuse dans des catégories imposées. Ces luttes ont eu des résultats différents selon les périodes historiques, les localités géographiques à l’intérieur des États-Unis et l’origine géographique et culturelle (au sein de l’Europe) des groupes juifs en question : « L’expérience des Juifs américains, cependant (et je crois que cela reste vrai, bien que de manière différente, pour d’autres groupes d’immigrants), démontre que la blancheur n’était pas stable et monolithique, mais qu’elle était constamment influencée et remodelée par d’autres identités concurrentes »[6]. Les Juifs ont été poussés vers la blancheur, mais cette dernière ne leur a pas simplement conféré des privilèges. Alors que la majorité blanche voulait imposer la dichotomie noir-blanc, l’immigration juive a subvertie cette division, provoquant une incertitude quant aux classifications raciales, voire une anxiété, que la majorité blanche n’était pas prête à tolérer.

Puisqu’il en va de même pour la plupart des « spécialistes de la blanchité » contemporains, il s’agit plutôt de déterminer comment, aujourd’hui, la « blanchité juive » devient effective, comment l’application de cette étiquette aux Juifs par des universitaires, des critiques ou des activistes, transforme la manière dont ils sont perçus.

Jiro Yoshihara, ‘White Line on Black’, 1968 © Wikiart
Les Juifs comme super-blancs

Dans un article important sur l’association entre la « blanchité » et les Juifs dans la théorie intersectionnelle, David Schraub observe que la judéité n’ajoute rien à la blanchité sur le plan de l’interprétation ; en revanche, la qualification de « blanchité » éclipse la judéité. Comment « juif » et « blanc » interagissent-ils ? Le fait d’étiqueter les Juifs en tant que blancs efface leur spécificité en tant que groupe minoritaire, ainsi que leur expérience particulière. En même temps, elle attribue tous les avantages dont ils sont susceptibles de bénéficier au fait d’être juifs en colportant les stéréotypes habituels.

Lorsque les Juifs deviennent blancs, ils pourraient être simplement considérés comme des Blancs, et rien d’autre, d’où la « politique de l’invisibilité juive »[7]. Mais le problème est plus profond, car les Juifs ont tendance à devenir l’incarnation des Blancs, auquel cas les stéréotypes séculaires de la domination juive redeviennent prévalents, mais cette fois atténués ou déguisés par la critique de la « blanchité ». « En particulier, l’association des Juifs au pouvoir, en tant que trope antisémite, a pour fonction de classer les Juifs non seulement comme ‘Blancs’, mais aussi comme exemplifiant ou incarnant ‘la blanchité’. Dans la mesure où la judéité n’est pas comprise comme une catégorie matériellement distincte de la blanchité, le fait de ne pas considérer les Juifs comme un cas d’identité marginalisée n’est pas intuitivement ressenti comme un manque »[8].

Par conséquent, dans les discours sur la « blanchité juive », les Juifs cessent non seulement d’occuper une position minoritaire, mais ils en viennent également à jouer le rôle de l’archi-dominant. Le concept de « blanchité » colonise donc le « juif », et déclenche automatiquement la critique. Sous couvert d’une critique du pouvoir et de la domination, cette rhétorique se présente comme n’étant affecté d’aucun antisémitisme. Pourtant, le « juif » non seulement renforce le « blanc », mais devient le « super-blanc » : la signification de la catégorie « blanc » se trouve modifiée par l’inclusion du « juif ». Lorsque « juif » et « blanc » sont associés dans le discours, c’est le contenu antisémite de « juif » qui est mis en avant. Et lorsque la critique apparemment progressiste du pouvoir et les stéréotypes antijuifs se croisent, le « Juif » se trouve doté de toutes les caractéristiques propres à l’histoire de l’antisémitisme.

« L’antisémitisme se manifeste fréquemment par une préoccupation concernant une présumée hyperpuissance juive. Alors que les Blancs sont souvent considérés comme une catégorie non marquée (de ‘simples’ individus), la judéité est une identité très marquée – et ses marqueurs sont très souvent centrés sur des croyances concernant le pouvoir, la domination ou le contrôle social. Le cadre de la blanchité est conçu pour attirer l’attention sur ces attributs, révélant des choses qui, autrement, resteraient invisibles ou inexprimées. Mais lorsqu’il s’applique au cas juif – où ces attributs ne sont pas cachés mais au contraire exceptionnellement diffus – son impact culturel peut être très différent. Au lieu de déstabiliser et de particulariser une identité jusqu’alors ‘neutre’, elle peut promouvoir, voire accélérer, des tropes profondément antisémites. »[9]

Pour toutes ces raisons, il semble que la judéité fonctionne comme un amplificateur du concept de blanchité : plus on l’applique aux Juifs, plus ces derniers sont exclus du groupe des minorités jugées pertinentes dans les études critiques sur le racisme et la théorie intersectionnelle. La judéité représente alors une sorte de « contre-intersectionnalité », c’est-à-dire la combinaison de positions dominantes, toutes appropriées par les « Juifs blancs ». Si donc les Juifs sont effacés en tant que minorité, ils sont, dans le même temps, rehaussés en tant que groupe de dominateurs. Ils cumulent les traits de la domination, alors que la théorie intersectionnelle est construite sur le cumul des handicapes structurels.

Alors que toutes sortes de sous-groupes minoritaires sont absorbés par la grande catégorie de la blancheur, à laquelle elle n’ajoute rien de significatif, le groupe des Juifs persiste et vectorise la catégorie de la blancheur.

Dans le nouveau type de discours racial, les porte-parole des minorités se définissent exclusivement en termes de couleur, et renvoient à la signification perceptuelle de la blancheur, en affirmant que le racisme et la discrimination ne peuvent être dirigés que contre les personnes de couleur. Mais, d’autre part, ce discours affirme que les Juifs sont exceptionnels, privilégiés, dominants, oppressifs et coloniaux (« blanc » n’exprime alors pas quelque chose de neutre, mais représente au contraire des privilèges, une domination et une pleine appartenance à la société raciste majoritaire).

L’État d’Israël et la « blanchité »

Le trope des ‘Juifs blancs’ devient également significatif pour une autre raison, car à cette position privilégiée dans la structure des inégalités (dans le discours critique/accusatoire) s’ajoute l’association des Juifs à la nature « coloniale » d’Israël, un État fondé par des Européens au Moyen-Orient, et supposé jouir d’un statut d’impunité sur la scène internationale. Ainsi surgit l’idée que les juifs ont partie liée à la domination mondiale.

L’étiquetage des Juifs comme blancs est essentiel pour comprendre pourquoi tant d’attention critique est accordée aujourd’hui à Israël et au sionisme. En effet, la critique est loin de s’adresser uniquement à Israël en tant que tel, puisqu’elle est toujours, au moins tacitement, construite en conjonction avec la critique des Juifs[10]. Bien entendu, la plupart du temps, la critique d’Israël n’est pas celle de l’État empiriquement existant. Elle provient plutôt du fait que la dénonciation d’Israël représente un élément d’une vision idéologique du monde, une sorte de shibboleth, qui signale sans équivoque un positionnement dans le camp ‘progressiste’, ou, selon les termes de Shulamit Volkov, « un code culturel » qui marque l’appartenance au camp du bien et de l’universel[11]. Israël est devenu un symbole de domination et de privilège, bien loin de son histoire compliquée et de sa position singulière au Moyen-Orient. Si l’antisionisme est devenu probablement l’idiome critique le plus populaire, cela est dû à la perception des Juifs comme blancs-colonisateurs. La critique d’Israël se nourrit de la critique des Juifs en tant que « blancs », et vice versa.

Par conséquent, il n’est pas vrai que « l’antisionisme n’est que de l’antisémitisme sous une autre forme » : la situation est plus complexe, et probablement pire que ce que cette phrase indique. Il n’y a pas de simulacre ici, et il n’est pas nécessaire d’en avoir un, car la critique visant les Juifs en tant que blancs est claire, et ouvertement professée. Le lien entre la critique des Juifs et celle d’Israël n’est pas métonymique, mais structurel : il est basé sur l’accusation de blanchité, et sur la « question juive » qu’elle soulève, cette fois-ci sur un plan international.


Balázs Berkovits

Balázs Berkovits est né à Budapest et vit à Tel Aviv. Il est sociologue et docteur en philosophie. Rattaché au Comper Center de l’Université de Haifa, au London Centre for the Study of Contemporary Antisemitism (LCSCA), ainsi qu’à MEMRI (Jérusalem), il travaille actuellement sur le resurgissement du « problème juif » dans des travaux contemporains de critique philosophique, sociale et politique. Il est l’editeur de revue de livres au Journal of Contemporary Antisemitism. Occasionnellement, il écrit également sur la situation politique et sociale de la Hongrie contemporaine. 

 

En coopération avec la Fondation Heinrich Böll

Notes

1 David A. Hollinger, Cosmopolitanism and Solidarity. Studies in Ethnoracial, Religious, and Professional Affiliation in the United States, The University of Wisconsin Press, 2006.
2 Hollinger, p. 157.
3 Hollinger, 156-157.
4 Goldstein, The Price of Whiteness. Jews, Race, and American Identity, Princeton University Press, 2006, p. 4.
5 Goldstein, p.5.
6 Goldstein, p.4.
7 Schraub, « White Jews : An Intersectional Approach « , Revue AJS , volume 43, numéro 2, novembre 2019, p.18.
8 Schraub, p. 5-6.
9 Schraub, p. 6.
10 Voir par exemple : Danny Trom, La France sans les Juifs, PUF, 2019.
11 Shulamit Volkov, « Readjusting Cultural Codes : Reflections on Anti-Semitism and Anti-Zionism », Journal of Israeli History : Politics, Society, Culture, 25:1, 2006, p. 51-62.

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