Pourquoi certains historiens spécialistes de l’antisémitisme refusent-ils absolument toute analogie entre le 7 octobre et les persécutions antijuives historiques ? Matthew Bolton situe ici ce débat aux lourdes implications politiques sur un plan épistémologique, rendant compte des motifs pour lesquels les « historicistes » refusent de concevoir l’antisémitisme comme une « haine éternelle ». Mais il dégage en retour l’impensé de leur méthode, qui finit par dissoudre le concept même d’antisémitisme en faisant oublier sa nécessité historique.

L’étude universitaire de l’antisémitisme est marquée par des débats intenses, portant jusque sur l’orthographe même de ce mot puisqu’en anglais certains l’écrivent avec un trait d’union (anti-Semitism) et d’autres sans (Antisemitism). L’année dernière a été particulièrement agitée dans ce domaine controversé. Un point de discorde majeur concerne la comparaison entre les événements du 7 octobre, les attaques subséquentes contre les Israéliens et les Juifs, et les persécutions juives historiques. Un groupe influent d’universitaires s’oppose fermement à cette comparaison. Ces intellectuels de renom, dont la plupart occupent des postes prestigieux dans des universités américaines ou des instituts européens de recherche sur l’antisémitisme, ont exprimé leur position à travers divers médias. Ils soutiennent que l’analyse du 7 octobre et de ses conséquences à travers le prisme de l’histoire de l’antisémitisme est non seulement inexacte et trompeuse, mais aussi « politiquement dangereuse ».
Six semaines après le 7 octobre, la New York Review of Books (NYRB) a publié une « Lettre ouverte sur l’utilisation abusive de la mémoire de l’Holocauste »[1]. Cosignée par d’éminents chercheurs, dont les historiens de la Shoah Omer Bartov et Christopher Browning, ainsi que David Feldman et Stefanie Schüler-Springorum [respectivement directeur du Birkbeck Institute for the Study of Antisemitism (BISA) à Londres et directrice du Zentrum für Antisemitismusforschung à Berlin], la lettre exprime leur consternation face à ceux qui invoquent la mémoire de la Shoah pour interpréter les atrocités du Hamas. Selon ces auteurs, une telle comparaison « obscurcit notre compréhension de l’antisémitisme actuel et dénature dangereusement les causes de la violence en Israël-Palestine ». Deux semaines auparavant, le même Feldman et Brendan McGeever, chargé de cours au BISA, avaient remis en question l’utilisation du terme « pogrom » pour décrire les événements du 7 octobre. Ils soutenaient que ces analogies étaient « trompeuses » et « n’aidaient pas à comprendre l’antisémitisme contemporain »[2]. McGeever a réitéré cette position après les violences de novembre 2024 perpétrées contre des supporters du Maccabi Tel-Aviv à Amsterdam. Dans un fil de discussion devenu viral sur X, il a contesté la motivation antisémite de ces attaques et insisté sur l’inadéquation du terme « pogrom » largement employé pour les décrire[3].
De telles interventions de la part de ces sommités de la recherche sur l’antisémitisme ont rapidement déclenché des controverses, d’aucuns les accusant d’user de leur autorité académique pour minimiser, nier ou potentiellement justifier l’antisémitisme.
Pour ces chercheurs, les attaques contre les Israéliens et/ou les Juifs aujourd’hui ne devraient pas être comparées à la Shoah ou aux pogroms. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils renoncent à produire de telles analogies. Car certains aspects de l’histoire de l’antisémitisme leur semblent bien se reproduire, mais cette fois, c’est Israël qui en répète les schémas, et non ses adversaires. La lettre du NYRB affirmait ainsi que c’était le langage de certains hommes politiques israéliens, et non les attentats du 7 octobre, qui portait « les échos d’une violence de masse historique ». L’un des signataires, l’historien de la Shoah Raz Segal, a précisé ce point. Six jours seulement après les attaques du Hamas — alors qu’Israël comptait encore ses morts et que la guerre à Gaza venait à peine de commencer — Segal a déclaré qu’Israël était déjà engagé dans un « cas d’école de génocide »[4]. Feldman et McGeever suggèrent eux aussi que le terme « pogrom » est « plus proche […] de la violence des colons israéliens armés » en Cisjordanie que de n’importe quelle attaque menée contre des Juifs aujourd’hui. Selon Omer Bartov[5], l’utilisation de termes liés aux souffrances juives passées pour décrire les attaques contre Israël est « politiquement dangereuse ». D’après lui, ce langage se trouve « instrumentalisé », puisque des mots comme « Holocauste » et « pogrom » deviennent des outils de légitimation permettant à Israël d’infliger ces mêmes formes de persécution aux Palestiniens.
De telles interventions de la part de ces sommités de la recherche sur l’antisémitisme ont rapidement déclenché des controverses, d’aucuns les accusant d’user de leur autorité académique pour minimiser, nier ou potentiellement justifier l’antisémitisme[6]. On leur reproche également d’imposer un contrôle conceptuel si strict qu’il interdit aux Juifs d’utiliser le langage de leur propre histoire. En manipulant subtilement la signification de termes comme « génocide » ou « apartheid », ils auraient pour objectif de jeter l’anathème sur Israël[7]. Cette critique n’a rien de nouveau. Bien avant le 7 octobre, ces mêmes chercheurs et les instituts qu’ils dirigent avaient fait l’objet de vives critiques de la part de communautés juives traditionalistes, d’hommes politiques et de gros bailleurs de fonds. On leur reprochait de minimiser l’antisémitisme contemporain, en particulier au sein de la gauche, des campus universitaires et des communautés musulmanes. Aux yeux de certains de ces détracteurs, leurs recherches ne feraient guère plus que « conférer une légitimité académique à l’antisémitisme ». Non seulement ils ne parviennent pas à « prendre l’antisémitisme au sérieux », mais ils « encouragent ceux qui dénigrent systématiquement les Juifs »[8]. Les mêmes détracteurs vont jusqu’à suggérer que cet échec présumé de la recherche serait lui-même une expression de l’antisémitisme, aussi profondément enfoui ou nié soit-il.
De telles explications, bien que concises, s’avèrent in fine réductrices et peu convaincantes. L’idée que des universitaires reconnus — dont beaucoup sont juifs, et certains israéliens, et qui ont tous consacré leur vie à l’étude de l’historiographie des persécutions juives — refuseraient de replacer les événements actuels dans cette lignée faute de prendre l’antisémitisme au sérieux semble peu vraisemblable. Plutôt que de réduire cette tendance intellectuelle à des préjugés personnels, il importe d’en analyser les soubassements théoriques. Quels sont les objectifs de ces universitaires et leurs motivations profondes ? La réponse est complexe du fait de la diversité de leurs perspectives, car ils ne forment nullement un bloc monolithique et de vives dissensions se font parfois jour entre eux[9]. Néanmoins, leur présence récurrente sous forme de collaborations — co-publications d’ouvrages, déclarations collectives, conférences communes, collaboration à la « Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme » (une alternative controversée à la définition de l’IHRA) — permet d’identifier les prémisses théoriques fondamentales qui les rassemblent en tant que courant académique distinct. Pour des raisons qui deviendront manifestes dans la suite du présent article, je qualifierai ce collectif d’« École des études historicistes sur l’antisémitisme » (ou HAS sur la base de son acronyme anglais).
L’École des études historicistes sur l’antisémitisme, ou le rejet de l’éternalisme
Qu’est-ce que l’« École des études historicistes sur l’antisémitisme » ? La première chose à noter est que, comme son nom l’indique, il s’agit d’un groupe dominé par des historiens. Alors que la vague de recherche sur l’antisémitisme qui a suivi la Seconde Guerre mondiale était principalement le fait de sociologues, les historiens sont aujourd’hui les « principaux interprètes » de l’antisémitisme, l’empirisme historique prenant le pas méthodologique sur les théories sociales ou critiques[10]. Deuxièmement, en dépit de son statut académique privilégié, l’École historiciste se perçoit comme menant une bataille d’arrière-garde contre une conception prétendument erronée de l’antisémitisme. Selon ses adeptes, cette notion dominerait aujourd’hui l’espace public, portée par des experts non adeptes de la HAS, adoptée sans le moindre esprit critique par les responsables politiques, codifiée dans la définition de l’IHRA et activement promue par l’État d’Israël.
Dans Antisemitism and the Politics of History [Antisémitisme et politique de l’histoire], un ouvrage publié en 2023 auquel ont participé de nombreux membres de la HAS, Scott Ury et Guy Miron affirment que cette « conception prédominante » repose sur quatre « postulats fondamentaux ». Le premier est que « l’antisémitisme a une histoire longue et continue qui remonte à l’Antiquité ». La destruction du second Temple, les libelles de sang médiévaux, les pogroms tsaristes, la Shoah et les attaques contre Israël sont autant de manifestations différentes d’une forme singulière d’hostilité vieille de deux mille ans qui, selon l’expression célèbre de Robert Wistrich, est « la haine la plus ancienne ». Deuxièmement, la Shoah est considérée comme « la conclusion presque logique… de milliers d’années de sentiment antijuif ». Troisièmement, l’antisémitisme est qualitativement distinct des autres formes de préjugés et ne se prête pas à une étude comparative. Quatrièmement, Israël est devenu la cible d’un « nouvel antisémitisme », dans lequel « la haine et la fureur sont dirigées vers l’État d’Israël en tant que ‘Juif collectif’ »[11]. Ces hypothèses se résument en deux thèses étroitement liées, reprenant l’idée d’un antisémitisme à la fois éternel et exceptionnel. L’école historiciste se dresse unanimement contre ces deux propositions.
La notion d’« hostilité éternelle » est indéniablement dépourvue de pouvoir explicatif : elle échoue à comprendre les variations historiques de cette hostilité, ses manifestations différenciées, sa présence ou son absence selon les contextes.
La critique par la HAS de l’« antisémitisme éternel » trouve son origine dans la question posée par Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme : pourquoi les Juifs? « S’il est vrai », écrit Arendt, « que l’humanité s’obstine à assassiner des Juifs depuis plus de deux mille ans, alors l’assassinat des Juifs est une occupation normale, et même humaine, et la haine des Juifs se justifie sans qu’il soit besoin d’argumenter ». Naturaliser l’antisémitisme de la sorte s’avère non seulement périlleux, mais constitue aussi une manière d’éviter de s’interroger sur ses causes[12]. La notion d’« hostilité éternelle » est en effet indéniablement dépourvue de pouvoir explicatif : elle échoue à comprendre les variations historiques de cette hostilité, ses manifestations différenciées, sa présence ou son absence selon les contextes. Sous le prisme de l’antisémitisme éternel, les événements historiques — de l’Inquisition à la Shoah, en passant par les prétendues conspirations prêtées à George Soros — ne sont que des contingences anecdotiques. Leur seul intérêt résiderait dans leur capacité à révéler une essence antijuive supposément immuable. L’antisémitisme se voit donc dépouillé de son contenu historique concret, devenant ainsi entièrement abstrait. Il se transforme en une force transcendante et autopropulsive, flottante au-dessus de l’histoire, mais prête à s’y « implanter » à tout moment. Quelles sont les raisons et conditions spécifiques de cette émergence historique de l’antisémitisme ? C’est là une question qui échappe nécessairement à la perspective éternaliste : ne la formulant pas, elle ne risque pas d’y répondre.
S’appuyant sur la critique d’Arendt, les historicistes affirment que tout incident d’hostilité antijuive ne peut être compris que dans son contexte historique spécifique. L’exigence de spécificité historique exclut alors les comparaisons entre le 7 octobre et les épisodes passés de persécution juive. En effet, la création d’Israël aurait fondamentalement changé les conditions de l’existence juive. Avant 1948, les Juifs vivaient comme des minorités politiquement impuissantes au sein d’États dominés par des populations majoritaires non juives. Les Juifs étaient un groupe « racialisé », auquel on attribuait un ensemble de caractéristiques négatives « naturelles » invoquées par l’État pour justifier le refus de leur accorder des droits politiques et civils. La Shoah et les pogroms, selon cet argument, étaient donc le résultat « d’actes violents perpétrés par des segments de la population majoritaire » — soutenus par le gouvernement — « contre une minorité racialisée privée de droits ou de la protection de l’État »[13]. Étant donné que les Juifs d’Israël forment aujourd’hui une majorité dans un État puissamment armé et que les Palestiniens n’ont pas d’État et constituent eux-mêmes, selon cet argument, une « minorité racialisée », les attaques des Palestiniens ou d’autres personnes contre les Juifs d’Israël ou les Israéliens à l’étranger ne peuvent être assimilées à l’oppression antijuive d’avant 1948. Tenter de le faire en utilisant des termes tels que « pogrom » revient à commettre une erreur de catégorisation. La « grande différence entre le statut des Juifs en Europe il y a un siècle et leur situation en Israël aujourd’hui » est effacée au profit de la fausse image « d’un monde peuplé à perpétuité de Juifs assiégés et de leurs puissants ennemis »[14].
En dépit de son statut académique privilégié, l’École historiciste se perçoit comme menant une bataille d’arrière-garde contre une conception prétendument erronée de l’antisémitisme.
Cet argument a été développé jusqu’à ses limites par l’historien David Engel dans son essai remarqué de 2009 intitulé « Away from a Definition of Antisemitism » [Loin d’une définition de l’antisémitisme]. Engel a soutenu que le concept d’« antisémitisme » est « une catégorie analytique inventée » qui ne correspond à aucun référent réellement existant[15]. L’« antisémitisme» rassemble arbitrairement sous une même appellation des événements disparates qui n’ont aucun lien entre eux. C’est aussi vrai synchroniquement que diachroniquement : pour Engel, il n’existe aucune relation empirique entre, par exemple, les pogroms tsaristes et l’affaire Dreyfus contemporaine, si ce n’est que le même mot — « antisémitisme » — est employé pour les désigner. En faisant entrer de force dans une seule et même catégorie tout ce qui va du préjugé occasionnel à la discrimination juridique en passant par l’extermination industrielle, nous perdons des distinctions cruciales, de sorte que « la réitération d’un stéréotype antijuif évoque soudain des images de troupes d’assaut nazies »[16].
Engel soutient que « la constitution de l’antisémitisme en tant qu’objet d’étude historique, sous quelque forme et selon quelque paramètre que ce soit, a détourné […] les historiens de moyens potentiellement intéressants d’enquêter sur les incidents, textes, lois, artefacts visuels, pratiques sociales et configurations mentales spécifiques habituellement couverts par cette catégorie »[17]. Chaque incident individuel de discours ou de comportement que les Juifs jugent menaçant devrait être interprété en fonction de son propre contexte singulier. Engel a donc appelé à l’abandon pur et simple du concept. À sa suite, de nombreux chercheurs de la HAS se sont détournés de l’étude de l’antisémitisme en tant que phénomène historique pour s’intéresser à l’histoire du concept d’antisémitisme lui-même : les différentes significations qui lui ont été attribuées au fil du temps, les diverses théories élaborées autour et l’utilisation qui en a été faite par les différents acteurs politiques.
Rejet de l’exceptionnalisme
Le rejet par Engel d’un phénomène distinct appelé « antisémitisme » conduit à la deuxième affirmation des historicistes : l’antisémitisme n’est pas « exceptionnel », mais plutôt « entremêlé » avec d’autres modes de préjugés. Jonathan Judaken affirme que « le caractère unique de l’antisémitisme, souvent revendiqué, doit céder la place à des cadres comparatifs et, en fin de compte, à une histoire où les passés s’entrecroisent ». L’accent devrait être mis sur la manière dont l’expérience juive « se rapproche et se chevauche », plutôt que de diverger, avec celle « d’autres groupes ciblés »[18]. Les autres formes de préjugés avec lesquels l’antisémitisme serait entremêlé varient. Schüler-Springorum suggère que « l’excès de ressentiment antijuif dans la modernité » est fondé sur la « peur des formes ambivalentes de genre et de sexualité »[19]. D’autres se concentrent sur les liens entre l’antisémitisme et l’islamophobie. L’argument le plus fréquent, cependant, est que l’antisémitisme est « entremêlé » avec le racisme ou plutôt, que l’antisémitisme est une sous-catégorie du racisme.
Le préambule de la Déclaration de Jérusalem adopte clairement cette approche. Tout en affirmant que la lutte contre l’antisémitisme est indissociable du combat global contre toutes les formes de discrimination, il accorde une place prépondérante au racisme, entendu comme un processus de « racialisation » orchestré par l’État. La « lutte globale » consiste donc à combattre la racialisation, la lutte contre l’antisémitisme ne représentant qu’un aspect de cette bataille plus large. Par conséquent, se concentrer sur le seul antisémitisme, en affirmant que son caractère distinct pourrait nécessiter un remède tout aussi distinct, revient à saper la lutte universelle. Pour David Feldman, c’est là le problème de la définition de l’IHRA : « l’absence de toute mention des principes antiracistes ou des droits universels » isole l’antisémitisme du racisme, et les Juifs des autres minorités racialisées. En revanche, « concevoir l’antisémitisme comme une forme de racisme… permet aux Juifs de s’allier plus facilement avec d’autres minorités » face à une menace commune[20].
Pour autant que l’antisémitisme soit une sous-catégorie d’un racisme générique, d’où vient l’idée de son « exceptionnalité » ? Ury et Miron affirment que la première vague de recherches sur l’antisémitisme dans l’après-guerre — à laquelle ont participé des personnalités de premier plan comme Hannah Arendt, Theodor Adorno et Jean-Paul Sartre — a cherché à expliquer l’antisémitisme par des théories universalistes portant sur la modernité, l’impérialisme ou la psychologie. Dans les années 1970, ces approches ont été remises en question par une nouvelle génération de chercheurs, principalement israéliens, qui — à l’instar de l’historien Shmuel Ettinger — ont souligné le peu d’attention accordée au « caractère spécifique » des communautés juives et à leur relation avec les sociétés environnantes. En sautant immédiatement vers des explications généralistes, ces intellectuels d’après-guerre avaient transformé les Juifs en un élément marginal, voire occasionnel, de l’histoire de leur propre persécution[21]. Les théories de l’oppression juive, soutenait Ettinger, devraient se recentrer sur les particularités de l’histoire juive. Selon l’interprétation de la HAS, ce mouvement tend à isoler l’antisémitisme des autres formes de préjugés. Cette approche se manifeste par une tendance à « judaïser » les explications des persécutions subies par les Juifs. Parallèlement, l’accent mis sur le caractère « unique » de la Shoah a conduit à l’émergence d’une hiérarchie de la souffrance, où les Juifs sont perçus comme des victimes « exceptionnelles » de l’histoire. Cette évolution a ainsi contribué à singulariser l’expérience juive par rapport à d’autres formes de discrimination et de persécution.
Après 1948, le discours sur l’antisémitisme serait devenu un outil permettant à l’État israélien de forger une identité nationale fondée sur la peur perpétuelle et la victimisation, ainsi que de justifier une stratégie militaire expansionniste fondée sur la racialisation des Palestiniens.
Les historicistes, qui estiment que l’usage politique façonne la signification des concepts, considèrent ces évolutions comme le fruit d’une certaine politique sioniste. Dans cette perspective, la notion d’une « exceptionnalité » de l’antisémitisme, de la Shoah et du statut de victime des Juifs aurait été délibérément cultivée par les dirigeants israéliens, précisément au moment où la création d’un État juif transformait radicalement les rapports de nombreux Juifs au pouvoir étatique et aux droits des minorités[22]. Après 1948, le discours sur l’antisémitisme ne servait plus à mettre en lumière le sort commun des Juifs et d’autres minorités « racialisées », mais prenait une nouvelle dimension politique. Il s’agissait désormais d’un outil permettant à l’État israélien de forger une identité nationale fondée sur la peur perpétuelle et la victimisation, ainsi que de justifier une stratégie militaire expansionniste fondée sur la racialisation des Palestiniens. En distinguant l’antisémitisme du racisme, en différenciant la Shoah des autres génocides et formes de violence de masse, et en présentant Israël comme la conséquence logique de ces phénomènes prétendument exceptionnels, Israël s’est positionné, pour reprendre les mots d’Omer Bartov, comme « une entité unique qui fonctionne selon ses propres règles et sa propre logique », une entité « libérée des contraintes imposées à toutes les autres nations »[23].
Dirk Moses, rédacteur en chef du Journal of Genocide Research et fervent défenseur de l’école historiciste, pousse l’analyse encore plus loin. À ses yeux, non seulement le caractère « exceptionnel » de l’antisémitisme ou de la Shoah, mais aussi le concept même de « génocide », ont été dès le départ une construction sioniste qui cherchait à imposer une distinction arbitraire entre la persécution nazie des Juifs et la violence coloniale, afin de légitimer la destruction du peuple palestinien « indigène » par les colons israéliens[24]. De ce point de vue, pratiquement toute différenciation analytique de l’« antisémitisme », de la « Shoah » et du « génocide » par rapport au racisme, à l’impérialisme et à la « violence de masse » générique dirigée par l’État n’est rien d’autre qu’une « instrumentalisation » terminologique visant à soutenir les objectifs racistes et impérialistes du sionisme.
De quelques abstractions historicistes
Une grande partie de la critique de l’école HAS sur un antisémitisme « éternel » et « exceptionnel » ne souffre aucune contestation. Les notions fallacieuses d’« idéologie haineuse vieille de deux mille ans » ont en effet alimenté de la part de commentateurs « pro-Israël » des comparaisons historiques incroyablement grossières — dont certaines devraient être considérées comme une falsification de la Shoah, voire pire[25]. On peut certainement dresser des parallèles entre l’antisémitisme et d’autres types de préjugés : l’une des caractéristiques distinctives de l’antisémitisme pourrait même être la mesure dans laquelle il se confond avec presque toutes les autres formes de discrimination à un moment ou à un autre. Les accusations de préjugés et les récits du passé peuvent sans aucun doute être « instrumentalisés » par les acteurs politiques, y compris le gouvernement israélien. La critique de l’école HAS ne doit donc pas commencer par une réaffirmation du caractère éternel ou incomparable de l’antisémitisme. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’accusation la plus forte contre l’historicisme est plutôt qu’il ne parvient pas à rompre avec le paradigme éternaliste-exceptionnaliste et, ce faisant, reproduit des éléments clés de l’argument même contre lequel il se définit.
Le premier point de contact émerge de la manière dont les écoles éternaliste et historiciste abordent la relation entre l’antisémitisme et l’histoire. Comme nous l’avons vu, en supposant que « la haine la plus ancienne » a perduré de manière inchangée à travers le temps, les éternalistes ne peuvent pas expliquer pourquoi l’antisémitisme apparaît de différentes manières à divers moments de l’histoire. Les historicistes combattent l’abstraction éternaliste par une ré-historicisation radicale de l’antisémitisme. Cependant, la logique sous-jacente de ce retour à la spécificité historique ressemble de manière frappante à l’approche transcendante. Si les éternalistes séparent l’antisémitisme de l’expérience historique afin de démontrer sa persistance et sa spécificité, les historicistes nient cette persistance et cette spécificité par les mêmes moyens.
De l’antisémitisme, il ne reste que des incidents isolés qui, tout en étant regrettables, n’ont pas de signification plus large.
Pour David Engel, chaque incident de discours et de comportement antijuif doit être traité comme un événement singulier produit par une combinaison de facteurs spécifiques à l’histoire, sans relation inhérente avec tout autre incident antijuif. De ce point de vue, le fait que les Juifs aient été la cible d’une succession d’événements de ce type au fil du temps ne peut être considéré que comme une coïncidence malheureuse. En effet, l’approche fragmentée et épisodique de l’histoire adoptée par Engel ne permet pas de dépasser la description annalistique pour développer les distinctions analytiques nécessaires à la reconnaissance de chacun de ces événements comme étant, précisément, un acte de discours et de comportement antijuif, par opposition à un acte dont les Juifs ont simplement été les victimes. Sans une telle reconnaissance, toute théorie de l’antisémitisme capable d’expliquer son évolution historique se révèle impossible. Poussée à ses extrêmes, l’approche historiciste se heurte à la même impasse théorique que celle des éternalistes. Elle échappe également à la question de l’évolution historique de l’hostilité antijuive, non pas en présupposant ce qui doit être expliqué, mais en niant purement et simplement l’existence de ladite hostilité.
La dissolution par Engel de l’antisémitisme en une série d’événements aléatoires sans lien sous-jacent reflète l’attitude de nombreux mouvements antiracistes contemporains. L’éminente militante antiraciste américaine Linda Sarsour, par exemple, a affirmé que « [s]i l’antisémitisme a un impact sur les Américains juifs, il est différent du racisme anti-noir ou de l’islamophobie parce qu’il n’est pas systémique »[26]. Comme le note Balàzs Berkovits, l’antisémitisme ainsi conçu, contrairement aux autres racismes, n’est pas « un phénomène collectif ou structurel, mais la somme d’actes individuels dispersés »[27]. De la même manière que chez les éternalistes, l’antisémitisme est à nouveau traité comme une exception, qualitativement distincte des autres formes de racisme. Ce mode d’exceptionnalisme ne découle toutefois pas de la singularité supposée de l’histoire juive ou de la Shoah. Au contraire, en particulier dans les discours américains, il est justifié par la « blancheur » supposée des Juifs — ou leur « proximité » avec la blancheur —, laquelle leur permet de bénéficier des privilèges dont jouissent les Blancs.
Cet argument s’inscrit dans une théorie plus large du racisme « structurel », généralement acceptée par l’école HAS. Le racisme en question se présente sous deux formes. La première est le refus manifeste d’accorder des droits formels aux minorités racialisées. La seconde apparaît une fois que les droits formels ont été accordés. Le traitement différencié des groupes minoritaires officiellement égaux par l’État et d’autres institutions conduit à des résultats économiques, éducatifs ou sanitaires inférieurs, ainsi qu’à une probabilité accrue de violence policière. Dans les deux cas, la théorie du racisme structurel est elle-même structurelle et très abstraite. Les différences concrètes entre une minorité racialisée et une autre y revêtent une importance secondaire et ne sont guère traitées comme plus que des contingences. L’analyse peut faire abstraction de plusieurs éléments : les circonstances ayant mené un groupe à devenir une minorité racialisée (que ce soit par l’esclavage, la migration, l’exil, la conquête, l’effondrement impérial, ou encore la guerre), les justifications idéologiques de son statut (telles que les hiérarchies raciales coloniales ou le caractère religieux de l’État), ainsi que les traits spécifiques qu’on lui attribue (comme une supposée aptitude au travail physique, une puissance sexuelle, une tendance aux conspirations occultes, ou une cupidité présumée). L’essentiel réside dans la position structurelle du groupe par rapport à l’État et dans la mesure statistique de certains indicateurs choisis.
Comme nous l’avons vu, l’antisémitisme s’inscrivait parfaitement autrefois dans le modèle structurel d’une majorité soutenue par l’État et ciblant une minorité racialisée. Mais à partir du moment où la création d’Israël a mis fin à ce modèle, les Juifs n’ont plus pu être la cible d’un racisme institutionnel manifeste. D’autre part, étant donné le succès économique relatif des minorités juives dans la diaspora, succès supposément dû à leur « proximité » avec la blancheur, les Juifs ne souffrent pas non plus des conséquences négatives du racisme structurel. Que ce soit d’un point de vue politique ou économique, et contrairement à d’autres formes de racisme, l’antisémitisme n’a plus de base structurelle. Il ne reste que des incidents isolés qui, tout en étant regrettables, n’ont pas de signification plus large. Dans la mesure où les historicistes comprennent le racisme en termes structurels abstraits, ils n’ont d’autre choix que de traiter l’antisémitisme d’après 1948 comme une anomalie.
L’antisémitisme devient un simple appendice de changements structurels « plus profonds », qui ne peut que disparaître une fois sa base structurelle envolée.
Le rôle central attribué à Israël dans la perte du statut structurel de l’antisémitisme rapproche les historicistes des récits sionistes classiques. Une des justifications courantes de la création d’un État juif était qu’il « normaliserait » l’existence juive en faisant des Juifs un groupe majoritaire doté d’un pouvoir politique et mettrait ainsi fin à l’antisémitisme. Ici, des ruptures structurelles nettes au niveau politique signalent une transition absolue d’une ère historique à une autre. Dans les deux cas, l’antisémitisme est une fois de plus privé de son statut de phénomène proprement historique : il devient un simple appendice de changements structurels « plus profonds », qui ne peut que disparaître une fois sa base structurelle envolée.
Les termes de l’enchevêtrement
Les prémisses structuralistes des historicistes tendent à exclure tous les aspects de l’antisémitisme qui ne correspondent pas à leurs modèles rigides. Les récits de racialisation centrés sur l’État peinent à comprendre le fait que, comme l’affirme David Nirenberg, pendant une grande partie de l’ère médiévale, les Juifs étaient collectivement considérés comme la propriété privée du monarque, « des Juifs du roi » protégés par les dirigeants en dépit de leur exclusion politique de jure. Certains ont pu tirer parti de leurs richesses personnelles pour occuper des positions de pouvoir, en assumant « des fonctions financières spécifiques telles que le prêt d’argent et la collecte d’impôts ». Aussi précaire soit-elle, cette proximité avec le pouvoir — engendrant une « association des Juifs avec le pouvoir souverain » et « du pouvoir souverain (en particulier fiscal) avec le judaïsme » — était inconcevable, par exemple, pour les esclaves victimes de la traite aux États-Unis[28]. Mais une fois que le vent politique a tourné, les Juifs se sont souvent retrouvés ciblés en tant que représentants de l’ancien régime honni. Il s’agit d’une relation à l’État fondamentalement différente de celle envisagée par les théories du racisme structurel.
Les minorités juives n’étaient pas non plus considérées comme des éléments « étrangers » au sein d’une communauté nationale unique, souvent territorialement voisine, comme c’est le cas dans la plupart des relations majorité-minorité, y compris en Israël-Palestine. Chaque minorité juive distincte faisait simultanément partie d’un conglomérat « sans racines » qui dépassait les frontières de l’État-hôte[29], quel qu’il soit, ce qui expliquerait le caractère singulièrement international revêtu par l’antisémitisme dès ses origines, et bien identifié par Arendt. Le pouvoir « cosmopolite » et déterritorialisé attribué aux minorités juives explique comment un texte comme les Protocoles des Sages de Sion, bien que produit dans un contexte spécifiquement russe, a pu rapidement trouver un écho mondial — y compris au sein du Hamas, qui en a repris de nombreux extraits dans sa charte de 1988. Pour ceux qui percevaient les Juifs sous cet angle, de l’idéologue nazi Alfred Rosenberg au libéral britannique J. A. Hobson, la perspective d’un État juif ne représentait pas une solution « normalisante » à la menace supposée du cosmopolitisme juif. Bien avant la création d’Israël, l’idée même d’un État juif était déjà perçue comme une atteinte au concept d’État-nation, car propice à l’installation d’un centre de coordination du prétendu pouvoir juif mondial.
Chaque minorité juive distincte faisait simultanément partie d’un conglomérat « sans racines » qui dépassait les frontières de l’État-hôte, quel qu’il soit, ce qui expliquerait le caractère singulièrement international revêtu par l’antisémitisme dès ses origines.
Il est crucial de comprendre l’aspect international du statut de minorité juive et de la perception du pouvoir juif — et, en fait, la manière dont ces idées ont fonctionné ensemble — pour élaborer une quelconque théorie de l’antisémitisme fondée sur l’histoire. L’échelle mondiale à laquelle a été projetée la solution finale nazie —qui, au risque d’irriter davantage Dirk Moses, distingue la Shoah des génocides coloniaux et d’autres formes de violence de masse — ne peut tout simplement pas être appréhendée sans cette toile de fond historique, même si elle n’en est pas issue de manière téléologique. De même pour le poids symbolique de l’idée de « sionisme » qui a, dès son origine, largement dépassé celui attribué à toute autre idéologie nationale, tant dans ses aspects positifs que négatifs.
L’euphorie collective qui a caractérisé les pogroms tsaristes découle également de cette combinaison. Des parallèles peuvent certainement être établis entre les pogroms antijuifs et d’autres épisodes de violence populaire sanctionnée par l’État à l’encontre de minorités racialisées. Mais, comme l’a reconnu Léon Trotsky, le pogrom — à la différence, par exemple, du lynchage anti-noir — est le moment où le monde bascule et où « le vagabond de l’asile de nuit [devient] roi », le paysan sans le sou infligeant joyeusement sa vengeance au prêteur juif[30]. Le caractère superficiellement anti-hégémonique de l’antisémitisme ne peut être compris dans une perspective qui en resterait à un niveau abstrait de relations majorité-minorité, de résultats économiques statistiques ou même d’une « souffrance » généralisée. La réduction de la théorie de l’antisémitisme à celle du racisme structurel laisse ces aspects spécifiques de l’antisémitisme flotter en dehors de l’histoire. Dès lors que les termes de « l’enchevêtrement » dictent ainsi l’éradication du contenu historique de l’antisémitisme, la résistance à de tels efforts devient plus facile à comprendre.
Son structuralisme rigide et son haut niveau d’abstraction expliquent que, pour tenter de théoriser ces éléments « non structurels » de l’antisémitisme, l’école HAS soit contrainte de les présenter à un niveau purement discursif, sans lien avec les conditions sociales. Selon Feldman, McGeever et leur collègue Ben Gidley du BISA, l’antisémitisme existe aujourd’hui en tant que « réservoir de récits et de mythes qui peuvent être utilisés comme ressources dans des contextes historiques et sociaux spécifiques »[31]. Comme l’a noté David Seymour, la métaphore du réservoir présente l’antisémitisme comme « se formant en dehors de la société dans laquelle il se déverse ensuite, inondant les arènes… des conflits sociaux »[32]. Tout comme pour les éternalistes, l’antisémitisme et la société existent ici dans des sphères séparées. Cette approche n’a pas seulement pour effet d’« exceptionnaliser » — de déclasser — l’antisémitisme par rapport aux autres racismes, présentés, par contraste, comme des conflits sociaux. Elle se fait aussi au prix de l’absence de toute explication sur les raisons pour lesquelles tel ou tel récit antisémite pourrait être repris par un acteur donné à un moment donné — ce qui est pourtant supposé être l’objectif même du virage historiciste.
Le caractère superficiellement anti-hégémonique de l’antisémitisme ne peut être compris dans une perspective qui en resterait à un niveau abstrait de relations majorité-minorité, de résultats économiques statistiques ou même d’une « souffrance » généralisée.
Comme le souligne Seymour, tout acteur qui « plonge dans le ‘réservoir’ à la recherche de formes rhétoriques antisémites hostiles » pour « expliquer » un conflit social particulier, doit avoir « déjà fait abstraction de l’enracinement de ces questions dans la complexité des relations sociales, politiques et économiques contemporaines afin de les ‘percevoir’ comme un conflit avec ‘les Juifs’ »[33]. Ce qu’il faut donc expliquer, c’est le passage de la société au réservoir. Si l’antisémitisme ne peut plus être compris en termes structurels, qu’est-ce qui motive cette décision ? Pour les éternalistes, bien sûr, il n’y a rien à expliquer : l’antisémitisme motive l’antisémitisme. Mais pour les historicistes, qui s’attachent à des explications spécifiques à l’histoire, la réponse ne peut se trouver que dans les conditions historiques. Cela signifie donc qu’il faut revenir aux éléments de l’antisémitisme qui ne correspondent pas au modèle abstrait du racisme structurel, puisque propres à l’histoire juive, et les aborder à nouveau comme des phénomènes historiques actifs plutôt que comme des accidents contingents.
Ni éternalisme ni historicisme
Telle est l’approche adoptée par les théoriciens dits universalistes de l’antisémitisme dans la période d’après-guerre. Contrairement aux éternalistes et aux historicistes, ni Arendt ni Adorno ne se sont appuyés sur des théories structurelles ou abstraitement universelles pour expliquer l’antisémitisme. Bien qu’elle ait inscrit l’antisémitisme dans une histoire plus large du pouvoir étatique et de l’impérialisme, Arendt a été notoirement critiquée pour avoir semblé attribuer la responsabilité de l’antisémitisme aux actions des Juifs eux-mêmes. Elle a souligné la naïveté des Juifs qui cherchaient à se protéger en cultivant des relations étroites avec les dirigeants politiques, pour se retrouver terriblement exposés en cas de changement des conditions sociales. Elle a montré la fragilité de l’assimilation juive et comment des décennies d’intégration, de réussite économique et peut-être même de « proximité avec la blancheur » loin de protéger les Juifs de la terreur nazie, l’avaient au contraire intensifiée. Arendt reconnaissait la Shoah comme un crime contre l’humanité, donc intrinsèquement universel. Cependant, elle soulignait que le choix des Juifs comme cibles « n’était pas le fruit du hasard »[34]. Selon elle, toute théorie valable de l’antisémitisme doit prendre en compte à la fois ses aspects universels et particuliers. Privilégier un aspect au détriment de l’autre, en considérant l’un comme essentiel et l’autre comme fortuit, quelle que soit l’approche choisie, ne saurait produire une théorie satisfaisante.
Selon Arendt, toute théorie valable de l’antisémitisme doit prendre en compte à la fois ses aspects universels et particuliers.
Dans leurs Éléments de l’antisémitisme, Adorno et Max Horkheimer ont soigneusement formulé une série de réponses différentes et interdépendantes à la question d’Arendt : « Pourquoi les Juifs ? »[35]. Ces réponses allaient de la relation œdipienne du christianisme au judaïsme à la manière dont les éléments rituels ou « mimétiques » de l’identité juive étaient perçus comme des représentations vivantes d’une nature réprimée dans la modernité capitaliste. Ils ont ensuite montré comment ces éléments spécifiques au judaïsme étaient activés par des processus plus larges de rationalité instrumentale et de « ticket thinking » [pensée stéréotypée] manichéenne à une époque de vie « administrée ». Plus récemment, Moishe Postone a cherché à expliquer le pouvoir intangible et pourtant universel attribué aux Juifs dans l’imaginaire antisémite en soutenant que la montée des nationalismes romantiques a transformé les Juifs « cosmopolites » en une personnification de la domination abstraite du capital mondial[36].
Arendt, Adorno et Postone n’appartiennent ni au camp des « éternalistes » ni à celui des « historicistes ». Ils ne se focalisent pas aveuglément sur la singularité de l’expérience juive, au point d’exclure d’emblée toute forme de comparaison. Mais ils ne se tournent pas non plus immédiatement vers des explications universalistes dans lesquelles l’antisémitisme n’est reconnu que dans la mesure où il s’inscrit dans une structure abstraite unique, tout ce qui ne s’y inscrit pas étant rétrogradé au rang de contingence. Leurs théories tentent de définir les conditions sociohistoriques à travers lesquelles la figure antisémite du « Juif » a pris forme dans la modernité, en montrant comment cette image a, en retour, commencé à jouer un rôle actif dans le développement ultérieur de ces mêmes conditions. C’est cette image que le concept d’« antisémitisme » cherche à saisir, fût-ce de manière imparfaite.
De ce point de vue, l’« antisémitisme » n’est pas simplement un mot choisi arbitrairement qui sert de véhicule à l’expression d’autres « intérêts » supposés plus profonds ou plus vrais. Comme tous les concepts de ce type, le concept d’antisémitisme a été rendu nécessaire par les circonstances historiques dont il est issu : il a été produit par les significations et les expériences accumulées en lui au fil du temps. Le concept d’antisémitisme est ici compris comme une cristallisation de l’expérience historique. Il capture quelque chose de vital à propos de son contexte social et politique et de l’histoire à partir de laquelle ledit contexte a été produit, de telle sorte que ni ce contexte ni son histoire ne peuvent être compris — par opposition à une simple description — sans référence au concept lui-même. Comme David Engel, nous pourrions envisager d’abandonner le mot « antisémitisme », mais cela n’effacerait aucunement les couches d’expérience historique, de signification et d’interprétation qui se sont accumulées au sein du concept que ledit mot est censé signifier. En d’autres termes, la signification d’un concept tel que l’antisémitisme ne peut pas être simplement créée, rejetée ou « instrumentalisée » à volonté. Toute utilisation politique d’un concept s’inscrit dans un contexte historique qui a déjà été façonné par les expériences et les significations que ledit concept cherche à capturer[37].
Le concept d’antisémitisme a été rendu nécessaire par les circonstances historiques dont il est issu : il a été produit par les significations et les expériences accumulées en lui au fil du temps.
Reconnaître le caractère historiquement nécessaire des concepts, plutôt que de les rejeter en tant que constructions politiques arbitraires, fournit les outils permettant d’explorer la manière dont la figure antisémite du « Juif » est concrètement liée à celles d’autres groupes discriminés. Mais cette forme d’ « enchevêtrement » ne résulte pas de l’équivalence abstraite imposée par le structuralisme de la HAS, dans lequel toute particularité subsistante est considérée soit comme contingente, soit comme le résultat d’une « exception » motivée par des raisons politiques. Des théoriciens contemporains — comme Christine Achinger, Marcel Stoetzler et Hylton White — s’inscrivant dans cette tradition critique ont démontré que l’analyse des « exceptions » historiquement constituées distinguant un type de préjugé d’un autre révèle leur fondement social commun — une perspective inaccessible à ceux qui s’en tiennent à un universalisme abstrait[38]. Cette approche offre également une vision théorique plus nuancée des pratiques « d’instrumentalisation » si centrales dans la conception historiciste. Plutôt que d’attribuer à titre exceptionnel aux seuls sionistes machiavéliques la responsabilité d’avoir entaché des récits de racisme autrement immaculés, l’accent est mis sur la dynamique sociale de la « victimisation compétitive » dans la politique contemporaine. Cette perspective examine les différents rôles attribués aux figures du « Juif », du « sioniste » et à d’autres marqueurs identitaires dans cet ensemble de discours[39].
« Un quelconque pogrom en Lithuanie »
Dans leurs différents écrits sur le 7 octobre, Feldman et McGeever citent fréquemment la question « obsédante » posée par Amit Halevi, secrétaire du kibboutz Be’eri ravagé, alors qu’il contemplait les ruines : « De quoi s’agit-il ? D’un quelconque pogrom en Lituanie ? ». Selon les deux auteurs, cette réflexion illustre bien le type de comparaison anhistorique que l’on retrouve dans les débats de l’année dernière. Mais une fois laissé de côté le structuralisme de l’approche de la HAS, il devient possible de voir comment, dans cette déclaration, l’intéressé exprimait la tension inéluctable entre le présent et le passé que véhiculent des concepts tels que celui de « pogrom » ou d’« antisémitisme ». La question « De quoi s’agit-il ? D’un quelconque pogrom en Lituanie ? » ne peut être posée — avec un effet de choc aussi évident — que dans un contexte où la « Lituanie » et tout ce qu’elle représente sont censés avoir été relégués au passé.
Comme l’affirment les historicistes, ainsi qu’une grande partie de la tradition sioniste, l’État d’Israël était censé rendre cette violence impossible[40] : non pas la violence d’un État contre un autre, ou même d’une milice contre un État, mais cette violence populaire extatique exercée contre des civils juifs sans défense — « Regardez combien j’en ai tué de mes propres mains ! Votre fils a tué des Juifs ! » — caractéristique des pogroms historiques. Le 7 octobre, le mur entre le passé et le présent juifs qu’Israël était censé avoir construit a semblé s’effondrer, ne serait-ce qu’un instant — comme l’a dit Halevi lui-même : « J’ai l’impression que l’État d’Israël a cessé d’exister »[41]. On peut en dire autant de la prise d’assaut de l’aéroport du Daghestan trois semaines après le 7 octobre par une foule à la recherche de « Juifs », ou de la « Jodenjacht » dans les rues d’Amsterdam. Lorsque les agresseurs ont demandé à voir les passeports qui permettraient d’identifier leurs victimes comme des Israéliens juifs, lorsqu’un homme a plaidé auprès de ses agresseurs qu’il n’était « pas juif », un moment de ce passé a semblé reprendre vie, « surgir dans un moment de danger », comme le décrit Walter Benjamin dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire[42]. Reconnaître cette image lorsqu’elle « apparaît de manière inattendue », ressusciter un passé que l’on croyait mort depuis longtemps, c’est précisément le moment où, pour Benjamin, « le matérialisme historique coupe l’image que l’historicisme se fait de l’histoire ».
Le 7 octobre, le mur entre le passé et le présent juifs qu’Israël était censé avoir construit a semblé s’effondrer, ne serait-ce qu’un instant — comme l’a dit Halevi lui-même : « J’ai l’impression que l’État d’Israël a cessé d’exister ».
Il ne s’agit pas de tomber dans la facilité qui consiste à confondre le passé et le présent, en privant le présent de son propre poids historique. La question de Halevi présuppose que la violence du 7 octobre était chargée d’une autre histoire et qu’il ne s’agissait pas simplement d’un « quelconque pogrom en Lituanie ». Mais cette autre histoire — celle du sionisme, d’Israël, du nationalisme palestinien et arabe, de l’extrémisme islamique, de la montée de l’extrême droite israélienne, de la guerre, de l’occupation, de la terreur, de la catastrophe — ne peut être pleinement comprise sans reconnaître que le concept même d’État juif a toujours porté en lui l’expérience de « la Lituanie » (et d’Hébron, du Farhud, etc.), à la fois dans son articulation sioniste positive et dans les façons dont cet État a été refusé et rejeté. Le fantôme de la « Lituanie » continue de planer autour des barrières de sécurité qui font que les écoles, les crèches, les centres communautaires et les lieux de culte juifs d’Europe ressemblent aujourd’hui davantage à des complexes pénitentiaires qu’à des espaces de vie sociale. Des traces de la présence de ce spectre ont pu être observées lorsque des pans entiers d’une gauche autoproclamée a accueilli avec une joie débridée le massacre de civils israéliens[43].
L’image de « la Lituanie », qui surgit dans un moment de danger, illustre quelque chose de l’antisémitisme qui refuse d’être réduit à des catégories abstraites ou dissous par des appels à la spécificité historique. C’est cette image que cherchent à saisir nombre de ceux s’étant tournés vers le langage de l’histoire juive pour expliquer le 7 octobre et ses conséquences. Ils n’agissent pas ainsi pour prétendre que les choses sont exactement comme elles étaient autrefois, ni pour justifier sans réfléchir chaque bombe israélienne tombant sur Gaza — même si certains ont fait précisément cela — mais en reconnaissant avec stupeur que l’histoire n’a peut-être pas « bougé » autant qu’ils le pensaient.
L’histoire ne présente pas de ruptures structurelles nettes qui rendraient obsolète tout ce qui précède, ni de simple continuité sous la forme d’un retour incessant du même. Les approches éternaliste et historiciste, prisonnières d’une abstraction excessive et d’un exceptionnalisme, oscillant entre une téléologie aveugle et un empirisme dépourvu de concepts, ne permettent pas de comprendre l’irruption de l’idée de « Lituanie » dans la progression linéaire du temps postulée par les récits sionistes et structuralistes[45]. Il faut donc réaffirmer le statut historique de l’antisémitisme : ni contingence arbitraire, ni donnée transcendante, mais cristallisation socialement nécessaire d’un monde mutilé.
Matthew Bolton
Matthew Bolton est un chercheur post-doctoral à la Faculté de droit de l’université Queen Mary de Londres. Il a précédemment travaillé au Zentrum für Antisemitismusforschung la Technische Universität de Berlin. Il a beaucoup écrit sur l’antisémitisme contemporain, notamment dans la monographie ‘Corbynism : A Critical Approach’ (Emerald, 2018). Ses travaux ont été publiés dans Philosophy and Social Criticism, Political Quarterly, British Politics, Journal of Contemporary Antisemitism et Fathom.
Notes
1 | « An Open Letter on the Misuse of Holocaust Memory », New York Review of Books, 20 novembre 2023. |
2 | David Feldman et Brendan McGeever, « On Slaughter and Solidarity », Vashti Media, 9 novembre 2023. |
3 | https://x.com/BrendanMcGeever/status/1854956039075926459 |
4 | Raz Segal, « A Textbook Case of Genocide », Jewish Currents, 13 octobre 2023. |
5 | Omer Bartov, « Weaponizing Language: Misuses of Holocaust Memory and the Never Again Syndrome », CGC International, 12 mars 2024. |
6 | Voir, par exemple, Ingo Elbe et Enrico Pfau, « Comparing the Hamas Pogrom of 7 October to the Holocaust is a misuse of Holocaust Remembrance say Omer Bartov, Raz Segal, Christopher Browning et al. This is why they are wrong », Fathom, décembre 2023. |
7 | Cet empressement excessif à rejeter les allégations d’antisémitisme peut parfois avoir des résultats embarrassants. Presque immédiatement après la publication par McGeever de ses tweets niant l’antisémitisme dans les attentats d’Amsterdam, des preuves sont apparues de leur nature coordonnée et de l’utilisation du terme « Jodenjacht » [chasse aux Juifs]. Dans un article ultérieur, McGeever a reconnu que des expressions telles que « Cancer Jew » étaient antisémites (« Was The Violence in Amsterdam an Anti-Jewish Pogrom? », Byline Supplement, 13 novembre 2024,). Malheureusement, à ce moment-là, son fil de discussion original avait recueilli 2,3 millions de vues, tandis que l’article, à l’heure où j’écris ces lignes, se contente de trois retweets. |
8 | David Hirsh, cité dans Lee Harpin, « Pears Foundation removes name from antisemitism institute », Jewish News, 7 avril 2021 et Philip Spencer et Dave Rich, « David Feldman should not be encouraging those who denigrate Jews », Jewish Chronicle, 14 décembre 2020. |
9 | Voir, par exemple, la critique mordante consacrée par Bartov à l’ouvrage de Dirk Moses intitulé The Problems of Genocide (Cambridge UP, 2021) in « The Blindspots of Genocide », Journal of Modern European History, 19 (2021) 395-399. |
10 | Jonathan Judaken, « Anti-Semitism (Historiography) » in Sol Goldberg, Scott Ury, Kalman Weiser (éd.), Key Concepts in the Study of Antisemitism (Palgrave Macmillan, 2021) 36. |
11 | Scott Ury et Guy Minon, « Antisemitism: On the Meanings and Uses of a Contested Term », in Scott Ury et Guy Minon (éd.), Antisemitism and the Politics of History (Brandeis University Press, 2024) 5-15. L’ouvrage a été publié à l’origine sous la forme d’un numéro spécial de la revue israélienne Zion en 2020. |
12 | Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (Harvest Books, 1979), 7-8. |
13 | McGeever, voir supra la note de bas de page 7. |
14 | https://x.com/BrendanMcGeever/status/1854956058202288309 |
15 | David Engel, « Away from a Definition of Antisemitism: an Essay in the Semantics of Historical Description » in Jeremy Cohen et Moshe Rosman (éd.), Rethinking European Jewish History (Liverpool UP, 2009) 51. |
16 | Jonathan Judaken, Critical Theories of Antisemitism (Columbia University Press, 2024) 6-7. |
17 | Engel, 30-31. |
18 | Judaken, voir supra la note de bas de page 3. |
19 | Stefanie Schüler-Springorum, « Toward Entanglement » in Ury et Miron, op. cit., 98 |
20 | David Feldman et Rikvah Brown, « If I am only for myself, who am I? », Vashti Media, 22 avril 2021. |
21 | Shmuel Ettinger, « Jew-hatred in its historical context » [la haine du Juif dans son contexte historique] in Shmuel Almog (éd.), Antisemitism through the Ages (Pergamon Press, 1988), 6. |
22 | David Feldman, « Toward a History of the Term “Anti-Semitism” », American History Review 123.4 (2018) 1139-1150 (1149) |
23 | Bartov, voir supra la note de bas de page 5. |
24 | Moses, voir supra la note de bas de page 10, chapitres 4 et 5. |
25 | Voir, par exemple, l’affirmation extraordinaire de Douglas Murray selon laquelle le Hamas est « pire que les nazis », publiée dans le Jewish Chronicle, rien de moins (« Why must Jews watch their backs as London mobs cheer? », Jewish Chronicle, 9 novembre 2023). |
26 | Cité dans Balázs Berkovits, Critical Whiteness Studies and the ‘Jewish Problem’ », Zeitschrift für kritische Sozialtheorie und Philosophie, 5.1 (2018) 86-102 (88-89). |
27 | Ibidem, 89. |
28 | David Nirenberg, Anti-Judaism (Head of Zeus, 2015) 191-197. |
29 | l est vrai que les musulmans possèdent également une dimension internationale — mais il y a toujours eu des empires et États islamiques. Seuls les Juifs ont incarné cette singulière combinaison entre apatridie et cosmopolitisme. |
30 | Léon Trotsky, 1905 (Random House, 1971) 134. |
31 | Ben Gidley, Brendan McGeever et David Feldman, « Labour and Antisemitism: a Crisis Misunderstood », The Political Quarterly 91 (2020) 413-421 (416). |
32 | David Seymour, « Reflections on the Reservoir: The Abstraction of Antisemitism », Journal of Contemporary Antisemitism, 6.1 (2023) 49-62 (52). |
33 | Ibidem, 54. |
34 | Hannah Arendt, « The Moral of History » in Jerome Kohn et Ron H. Feldman (éd.) The Jewish Writings: Hannah Arendt (Schocken Books, 2007) 314 (les italiques sont de nous). |
35 | Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, Dialectique des Lumières (Stanford UP, 2002). |
36 | Moishe Postone, « The Dualisms of Capitalist Modernity: Reflections on History, the Holocaust, and Antisemitism » in Jack Jacobs (éd.), Jews and Leftist Politics (CUP, 2017). |
37 | Amos Morris Reich s’appuie sur l’histoire conceptuelle de Reinhart Koselleck pour contredire Engel (« History and Noise » in Ury et Miron, voir supra la note de bas de page 15, 55-61). |
38 | Voir Christine Achinger, « Allegories of Destruction: ‘The Woman’ and ‘The Jew’ in Otto Weininger’s Geschlecht und Charakter », Germanic Review 88.2 (2013) 121-149 ; Marcel Stoetzler, « From interacting systems to a system of divisions: The concept of society and the ‘mutual constitution’ of intersecting social divisions », European Journal of Social Theory, 20.4 (2017) 455-472 ; Hylton White, « How is capitalism racial? Fanon, critical theory and the fetish of antiblackness », Social Dynamics 46.1 (2020) 22-35. |
39 | Dave Rich a examiné les racines chrétiennes du discours victimaire contemporain et son impact sur les débats autour de la guerre à Gaza et de la mémoire de la Shoah (« Shoah Revisionism After Gaza », ISCA Research Paper 2025-1). |
40 | Bruno Karsenti et Danny Trom, « Depuis le pogrom », La Revue K, 16 octobre 2023. |
41 | Quique Kierszenbaum, « ‘It was a pogrom’: Be’eri survivors on the horrific attack by Hamas terrorists », The Guardian, 11 octobre 2023. |
42 | Walter Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire » in Hannah Arendt (éd.), Illuminations (Londres: Pimlico, 1999) 247. |
43 | Susie Linfield, « The Return of the Progressive Atrocity », Quillette, 18 novembre 2023. |