Depuis le pogrom

Chaïm Soutine, Maisons au bord de mer, c. 1918, Wikiart

 

Les coordonnées du monde juif, après ce qui s’est produit en Israël les 7 et 8 octobre 2023, ne sont plus les mêmes. Elles bougent, se recomposent et s’agencent autrement, si bien que parmi tous les sentiments qui assaillent les juifs aujourd’hui figure la désorientation provoquée par ce bouleversement. Il n’est pas aisé, tandis qu’on est saisi par l’effroi et plongé dans le deuil, d’en dégager la logique. Discerner la situation nouvelle n’est possible qu’à nous forcer à ouvrir les yeux – quand bien même nous voudrions les refermer pour ne plus regarder qu’en nous-mêmes.

Mais il le faut bien. Il le faut pour que les actions qui vont suivre se placent sous la gouverne de notre réflexion, du moins de celle dont on reste capable. Et puisque la réflexion, épurée autant que possible d’affects et conduite jusqu’au bout, revêt un caractère public et ne distingue pas entre juifs et non-juifs, parlons donc d’une façon que tout le monde puisse entendre.

L’État d’Israël, jusqu’à ces jours où l’action criminelle des islamistes palestiniens s’est déchaînée dans le sud du pays, a été un centre juif d’exception : le seul, dans la constellation des points du monde où les juifs sont disséminés depuis la fin du royaume, non pas à dépasser la condition d’exil du peuple (la Galout), mais à lui conférer une modalité nouvelle au regard de sa conformation traditionnelle : celle d’un lieu pour tous les juifs du monde qui, sans être leur ancien royaume restauré, leur assurerait la sécurité.

Le mot, pour les juifs, rend un son étrange. Il n’a pas la signification qu’on lui attribue d’ordinaire, lorsqu’on pense notamment, comme il est juste par ailleurs de le faire, à son occurrence (sous le nom de « sûreté ») parmi les droits de l’homme référés à l’individu générique dans la déclaration de 1789 comme dans celle de 1948. Voilà ce qu’on omet en général de noter : si « sécurité » veut bien dire pour un individu la préservation de sa vie et de son intégrité physique face aux agressions venant d’autres individus, groupes ou pouvoirs en place (étatiques ou non), le même mot revêt forcément une signification plus spécifique quand il renvoie à des collectifs définis. Car il se colore alors forcément de leurs expériences historiques particulières accumulées, réfractées en chaque destin individuel des membres du collectif concerné.

Qu’en est-il pour les juifs ? Pour eux, la sécurité recouvre la neutralisation du pogrom. C’est de cette forme très particulière de violence collective, à laquelle il revient au centre juif de Russie de la fin du 19e siècle d’avoir donné tardivement son nom propre, créant une catégorie applicable à rebours et permettant de mieux lire l’histoire juive dans tout son déroulement, que la sécurité acquise représente la neutralisation. Par ce désignatif du pogrom, un type d’épreuve que les juifs vécurent de façon récurrente depuis le 1er siècle jusqu’à l’époque moderne et contemporaine – selon des modalités et avec des intensités et des fréquences diverses – se trouvait adéquatement saisi.  Pour tout juif, elle a une résonance qu’un freudien appellerait à la fois onto- et phylogénique.  Histoire collective du peuple et perception de soi des individus s’y mêlent et s’y condensent. Pour tous et pour chacun, se sentir en sécurité signifie ne pas redouter l’émeute antijuive, encadrée ou non, émanant de groupes organisés ou de foules inorganisées, avec sa cohorte de meurtres et d’exactions de toutes sortes, et en tant qu’elle voue à la torture, à la mutilation et à la mort tous les individus du peuple indistinctement, dans les lieux où on les traque et les trouve, sans égard au sexe ou à l’âge, qu’ils soient femmes ou hommes, nouveau-nés ou vieillards. En ce sens, il importe de le noter, le pogrom comporte en lui-même une passion exterminatrice du côté de ceux qui les commettent, comme il comporte une dimension de menace existentielle du côté du groupe visé, répercutée dans la conscience de chacun de ses membres. Pris en ce sens – et en prenant soin de souligner que la catégorie est évidemment applicable à d’autres peuples dès lors qu’ils se voient placés dans des situations analogues – il est le nom propre de la persécution et de la souffrance juives. Par où l’on voit aussi qu’il s’agit de la violence corrélative de la Galout : celle que redoutent les collectifs structurellement minoritaires en lesquels se distribue géographiquement le peuple en exil. Quant à la « sécurité », pour les juifs, elle n’est rien d’autre que la condition où cette violence tout à fait spécifique se voit neutralisée.

C’est ce à quoi la création de l’État d’Israël, après la Shoah – où la violence a franchi un nouveau seuil, puisque la persécution par le pogrom, depuis le centre allemand, s’exhaussa en politique d’extermination résolue et rationnellement mise en œuvre à l’échelle d’un continent – a censément mis fin, en un seul et unique lieu du monde, exception territoriale à ce titre. Le paradoxe vaut d’être souligné : ce pays procure de la sécurité collective juive, quand bien même il fait baisser le niveau de sécurité individuelle objective – puisqu’il s’agit en l’espèce d’un État situé dans un environnement hostile, fait de puissances qui veulent sa destruction ou au mieux se résignent bon gré mal gré à sa factualité, et que les attentats et les bombardements sont la trame continue de l’existence de tous, les accalmies succédant irrégulièrement aux pics, et inversement.

Mais précisément, l’expérience profonde des juifs est qu’il y a davantage de sécurité au sens juif  en Israël que dans le centre le plus tranquille et le moins marqué par l’antisémitisme de la diaspora. C’est là ce qui enclenche une représentation tacite que tout le monde partage. C’est ce qui fait de l’État d’Israël, ce centre juif dont le statut est unique parce qu’étatique, parce que sanctuarisé, pour tout juif où qu’il vive, non pas la métropole d’une formation satellitaire qui attirerait plus ou moins vers soi le flux des juifs malencontreusement répartis à sa périphérie, mais une saillance optionnelle – puisque tout juif peut toujours, à tout moment, venir s’y abriter s’il le veut – dans une constellation de centres juifs qui subsistent comme tels, et qui composent ensemble ce qu’on appelle – au sens juif, là encore – la diaspora.

La polarité Israël-diaspora est effectivement celle-ci : Israël est le pays des juifs, qui représente leurs intérêts vitaux, ou plutôt existentiels – leur existence comme peuple tient par là – sur le plan international. L’État alors institué représente leur droit à la sécurité au sens juif. Cette dernière se définit par le fait qu’elle exclut à son principe même le pogrom. Non seulement la polarité Israël-diaspora ne change rien au fait que les juifs sont un peuple en exil, mais elle ne tire sa cohérence que du fait qu’il l’est et le demeure. Dans cette mesure, le centre israélien reste un centre exilique. Mais il n’est pas un centre diasporique. Il s’excepte de cette qualification par un caractère et un seul : il affirme que ne pas être restauré dans la souveraineté pleine et entière – ce que serait la restauration messianique – n’implique pas que l’on soit toujours exposé au pogrom. Il naît du refus sioniste de mettre l’existence du peuple exclusivement entre les mains de Dieu, tout comme du refus de la remettre exclusivement entre celles des Rois étrangers, y compris lorsqu’ils se sont mués en gouvernements d’États-nations dont les juifs sont citoyens.

S’ajoute donc un artifice humain nécessaire, l’État juif, qu’on doit qualifier à ce titre d’État de l’exil[1]. En tant qu’État, il a des propriétés qui le distinguent des autres formations étatiques, parce qu’il porte la marque de la garantie fondamentale d’assurer la sécurité au sens juif. En l’occurrence cela signifie de maintenir une majorité juive en son sein, – sans quoi le pogrom ne pourrait pas être effectivement neutralisé -, alors même que les juifs ne cessent pas de se vivre comme le peuple structurellement minoritaire. Il s’ensuit que le sens juif de la sécurité vaut pour tous les citoyens de cet État, qu’ils soient juifs ou pas. Car, répétons-le, si le pogrom est le nom propre de la souffrance juive, c’est en tant que révélateur de l’exposition à la violence de l’être minoritaire en tant que tel, structurel pour les juifs et conjoncturel pour d’autres – notamment pour les palestiniens – en Israël même. Pour le dire autrement : le pogrom désigne la souffrance juive, sans que pour autant sa neutralisation soit un privilège accordé aux juifs. Mais c’est seulement à travers l’élucidation de son sens juif que l’on perçoit à quoi est exposée potentiellement toute minorité, dans sa relation à des groupes sociaux qui peuvent toujours la menacer, ou à des pouvoirs majoritaires qui peuvent toujours la persécuter.

Les coordonnées du monde juif qui vacillent actuellement sont celles-ci. Elles résultent de la politique moderne réérigée sur un socle théologico-politique juif, dont la pierre angulaire est la Galout[2]. Politique qui est exactement le contraire d’une théologie politique restaurée telle qu’il arrive que la visent certains sionistes religieux. La polarité Israël-diaspora comprend un centre exilique de neutralisation du pogrom d’un côté, et des centres diasporiques du pogrom potentiel de l’autre. L’expérience juive mondiale s’est réagencée et a trouvé sa stabilisation relative après la Shoah à l’aide de cette polarité. Or c’est très exactement cela qui a éprouvé sa limite les 7et 8 octobre 2023. L’État d’Israël a failli, exactement sur sa pierre angulaire. La barrière du refuge a cédé, au propre et au figuré. Et c’est le fond diasporique de l’être juif sur lequel il se tient qui s’est dévoilé, au lieu même – au seul lieu du monde – où il avait été mis en suspens. Ce fond diasporique, inéliminable, avec l’expérience de la persécution maximale qui l’accompagne, remonte soudain à la surface.

Ce qui s’est produit en un seul jour peut alors s’exprimer ainsi. Le monde s’est réunifié et homogénéisé pour les juifs ; le centre israélien a rejoint les centres diasporiques. L’écart entre centre exilique et centre diasporique qu’il était parvenu à introduire dans la conscience juive s’est brutalement refermé. Et mécaniquement, l’épreuve de l’unité dans la souffrance la plus grande – la Shoah – a été irrémédiablement réactivée dans toutes les expériences juives (auxquelles s’ajoutent celles des non-juifs qui ont conservé dans leur esprit ce que la rupture de la Shoah a représenté dans l’histoire mondiale). Car on a vu resurgir la vocation exterminatrice du pogrom, comme une strate persistante, jamais éliminée, de la vie juive dans toute son amplitude, là-même où sa neutralisation était déposée. Dès lors, l’exil a retrouvé son uniformité dans la possible mort des juifs, partout, où que ce soit.

« Partout, où que ce soit »… La proposition, de 1948 à 2023, avait été démentie. Israël, celui qui « combat pour lui », en l’occurrence pour le peuple et non pas pour Dieu ni pour aucun de ses substituts, avait constitué ce démenti – voilà qui a vacillé sous nos yeux. Après les 7 et 8 octobre 2023, la proposition est redevenue vraie ; son démenti a été tragiquement infirmé. Les juifs, certes, n’ont jamais quitté la Galout en se donnant un État ; mais avec la polarité moderniste du sionisme réalisé, ils étaient parvenus à l’altérer. C’est cette altération qui a cédé. Des juifs ont été exterminés en Israël. Quant aux nouvelles coordonnées qui en découlent pour l’existence juive d’aujourd’hui et de demain, il nous reste à les détecter. Et surtout, après ce désastre, à les reconstruire pour que le monde redevienne vivable pour les juifs.


Bruno Karsenti et Danny Trom

Notes

1 Voir Danny Trom, L’État de l’exil. Les juifs, l’Europe, Israël, PUF, 2023.
2 Voir Bruno Karsenti, La place de Dieu. Religion et politique chez les modernes, Fayard, 2023. 

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