Peut-on être antisioniste ?

« Il faut différencier entre antisionisme et antisémitisme » affirment ceux à qui il ne plaît pas d’être qualifiés d’antisémites. Cette exigence, à première vue, n’a rien d’insensée : il est en effet nécessaire de distinguer ce qui relève d’une critique légitime de l’État des juifs d’un sentiment louche et douteux à l’égard de ces derniers. Est-il pour autant nécessaire d’inventer un mot spécifique pour cette critique ? La philosophe Julia Christ traque les différents usages possibles de la notion d’ « antisionisme » et se demande à quelle condition, et dans quel contexte, la critique de l’État d’Israël peut légitimement se dire antisioniste. Cette petite analytique de la critique étatique et de ses modalités permet de mieux percevoir quand l’antisionisme n’est qu’un autre mot pour antisémitisme.

 

Philip Guston, ‘Aggressor’, 1978

 

Le NYT rapporte que l’Université de Columbia ne parvient pas à élaborer une définition de l’antisémitisme qui rencontrerait un consensus parmi tous les membres de la task force créée ad hoc afin de mieux circonscrire quels actes et paroles doivent être bannis de l’enceinte de la prestigieuse institution pour leur caractère antisémite.

On connaît la raison de cette recherche subite de la bonne définition de l’antisémitisme : des paroles et des actes ont eu lieu sur les campus américains qui, aurait-on pu croire, tombaient sous la condamnation de « hate speech ». Car c’est ainsi que les responsables des campus, en général, limitent l’absolue validité du premier amendement de la Constitution des États-Unis au sein de leurs institutions : en punissant toute incitation à la haine, toute parole raciste, sexiste, homophobe, transphobe ou autre. Or une telle restriction de la liberté d’expression ne s’est pas produite concernant ce qui a été ressenti comme offensant, voire menaçant par les étudiants juifs des campus, et ceci bien que, au sein des institutions d’enseignement supérieur, chaque minorité de la société américaine soit protégée contre l’offense et l’agression. Certes, toutes doivent être capables de supporter l’absolue liberté d’expression de tous, incluant le droit de chacun à dire sa haine de l’autre, en dehors des murs protecteurs de leur alma mater, mais à l’intérieur ces paroles sont bannies.

Voilà le principe constitutif de la vie sur les campus qui n’a pas été respecté pour le cas des juifs après le 7 Octobre.

On se souvient des circonvolutions de certaines des Présidentes des plus grandes universités des États-Unis devant la commission de la Chambre des Représentants qui les interrogeait sur l’évidente inégalité de traitement de cette minorité spécifique. Si embarrassées fussent-elles, leurs réponses gravitaient autour du même point et étaient au fond unanimes : l’offense contre les juifs, pour être traitée par l’administration universitaire comme offense au même titre que les offenses subies par d’autres minorités, doit d’abord être « contextualisée ». On se souvient aussi du tollé que cette réponse ahurissante avait suscité, recouvert par les explications savantes, ici en Europe, sur le caractère absolu de la liberté d’expression aux États-Unis qui expliquerait les circonvolutions entendues. Mais vu que cette liberté est tout à fait limitée sur les campus, ces explications ne touchaient à rien de réel. La question du contexte renvoyait à tout autre chose. Sur un mode très maladroit, elle touchait le thème exact dont se préoccupe actuellement l’Université de Columbia : la question de savoir ce qui est une parole ou un acte antisémite et ce qui est une parole ou un acte antisioniste.

 Il s’agit de savoir si la critique de l’État d’Israël, en tant que réalisation du projet sioniste, a une place légitime dans le débat politique, y compris à l’université, ou si cette critique doit être constitutivement soupçonnée d’antisémitisme, et honnie à ce titre. 

Ce qu’on entend par cette distinction c’est la différence entre un sentiment de haine à l’égard des juifs qui n’a pas d’autre justification que lui-même (l’antisémitisme) et la critique argumentée de la réalité d’un État des juifs, fait historique qu’on appelle sionisme. Puisque les universités américaines, tout comme les universités européennes, ont pour objectif de promouvoir l’esprit critique de leurs étudiants, différencier entre les deux modes de la prise de parole est absolument crucial, pour pouvoir stipuler quelle forme de parole contre les juifs relève du hate speech et quelle est tout simplement une prise de position critique. Inutile de souligner que la discussion académique rejoint ici, avec un retard tout à fait normal, des débats qui agitent depuis quinze ans au moins la société civile, et qui se formulent en général sous l’adage « critiquer l’État d’Israël n’est pas de l’antisémitisme ». Ce que l’on pouvait espérer de la reprise en main universitaire de cette question, c’est que l’académie parvienne à donner des critères pour élucider ce débat. Or cela ne s’est pas produit. L’embarras n’a fait que se mettre en scène, et le débat public n’en a pas été plus éclairé.

L’enjeu n’en reste pas moins crucial. Essayons donc d’y voir clair. Ce dont il s’agit apparemment dans la quête d’une distinction entre antisémitisme et antisionisme, c’est de savoir si la critique de l’État d’Israël, en tant que réalisation du projet sioniste, a une place légitime dans le débat politique, y compris à l’université, ou si cette critique doit être constitutivement soupçonnée d’antisémitisme, et honnie à ce titre. Il faut analyser en détail les éléments de cette question pour comprendre les difficultés que l’on a pour la résoudre – alors que, dans le même temps, la conscience moderne spontanée, américaine ou européenne, s’empresse d’affirmer que dans des sociétés démocratiques libérales, on a le droit de critiquer n’importe quel État, de sorte qu’il est inacceptable que l’État d’Israël fasse exception à la règle.

Critiquer un État, quel qu’il soit

Il faut prendre au sérieux cette affirmation de la conscience moderne spontanée puisqu’elle exprime correctement l’auto-compréhension des individus socialisés dans des sociétés démocratiques comme les nôtres. Pour nous, quiconque a le droit de critiquer des États. D’abord, quiconque peut critiquer le sien propre, son État-national dont il ou elle est citoyen(ne). Puis, chacun ou chacune peut également critiquer tous les États du globe qui, à l’heure actuelle – fait tellement évident que l’on omet souvent de le mentionner – ont tous pris la forme de l’État-nation. Ce qui est impliqué dans le droit à la critique des États que les citoyen(ne)s des États-nations démocratiques revendiquent, c’est le droit de critiquer des États-nations, c’est-à-dire des États qui sont les États d’une nation et tirent leur souveraineté de leur peuple qui voulait se doter d’un État et exprime continûment, sur des modes différents pouvant aller de la manifestation contre certaines formes de politique jusqu’à la mobilisation générale dans une guerre défensive, cette volonté d’étatisation.

L’exigence pour que des prises de positions critiques à l’égard d’un État soient audibles et, peut-être, à terme, se traduisent en politiques publiques ou pressions diplomatiques, est qu’elles avancent des arguments fondés sur des principes de justice justifiant leur critique. Ces principes ne sont pas les mêmes en fonction du lieu depuis lequel la critique s’énonce. De l’extérieur d’un État, par exemple, il serait très mal avisé aujourd’hui de le critiquer parce qu’il n’est pas chrétien ; ce genre de critique peut exister, mais serait entendu comme simple opinion ou préférence de son porteur, et non pas comme critique légitime basée sur des principes de justice partagés par l’ensemble de la société globale d’où le jugement s’énonce. En revanche, de l’extérieur, on peut critiquer n’importe quel État s’il ne respecte pas les droits de l’homme, dans la mesure où l’on table alors sur des principes partagés par cette société globale. Si l’on se place à l’intérieur d’un État, les choses se présentent différemment. Car dans ce cas, la recevabilité d’une critique qui se réfère à des préceptes chrétiens varie en fonction des histoires nationales particulières des États : en France, il serait très mal avisé de critiquer l’État parce qu’il ne se plie pas à ces préceptes, en Irlande, le récent référendum sur la famille l’a encore montré, critiquer l’État en arguant qu’il contrevient à des principes fondamentaux du christianisme est tout à fait possible. C’est que les histoires nationales des deux États, français et irlandais, diffèrent dans leur rapport à la religion chrétienne, et probablement à la religion tout court, si bien que les attentes de justice formulées par leurs citoyens inscrits dans cette histoire nationale peuvent se formuler avec des ressources différentes.

La première chose à retenir est donc que l’on peut critiquer un État selon deux points de vue, interne et externe, et que les critères de la critique ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Examinons donc d’abord la logique de la critique interne des États, pour vérifier si ce genre de critique peut être expressément antisioniste.

Le double intérieur de l’État d’Israël

Aucun camp politique n’a le privilège exclusif de la critique interne. Dans des sociétés démocratiques, elle est en libre accès à tous. C’est ainsi que l’on peut critiquer l’État français pour les violences policières qu’il admet et ne corrige pas, ou bien pour sa prétendue incapacité à contrôler l’immigration. Dans les deux cas, que cela nous plaise ou non, les porte-paroles de ces critiques de l’action ou de l’inaction étatique pensent que leur critique est fondée sur des principes de justice qui devraient valoir pour la société française dans son ensemble. C’est toujours au nom d’un idéal de justice valant pour la société nationale concernée (non-violence et respect des droits de la personne par les forces de l’ordre, ou protection des citoyens français contre un dommage quelconque qu’on associe à l’immigration) que l’État se trouve en ligne de mire, puisqu’il est l’organe censé promouvoir et rendre réalisable cet idéal. Sa critique, qu’elle vienne de droite ou de gauche, affirme à chaque fois qu’il manque à cette tâche. Dans des sociétés démocratiques, cette critique interne de l’État est un phénomène régulier qui s’incorpore à la vie même des États-nations modernes. Il n’est rien de plus normal, dans des États qui disent détenir leur souveraineté vers l’intérieur et l’extérieur de la nation dont ils sont l’État, que la société nationale soit en position constante d’évaluer l’action de son État, en fonction de la justice dont elle se croit ou se sait capable.

Le cas de l’État d’Israël est unique et sa singularité complique sensiblement la situation standard de la critique interne. Car pour lui – et pour lui seul parmi tous les États-nations qui peuplent cette terre – il est impossible de distinguer clairement entre intérieur et extérieur. 

Israël s’avère en ce domaine un État démocratique comme un autre : la société civile israélienne est engagée de manière continue dans la critique de son État. C’est là une situation parfaitement normale, tout à fait admise par l’État israélien qui, comme tout État démocratique, ne peut pas ne pas essayer de répondre aux critiques qui émanent de la société nationale qui le fonde, donc de la sienne. Il est clair que cette critique formulée à l’intérieur d’Israël exigeant de l’État de mieux réaliser la justice qui se dégage des controverses internes à la société nationale ne peut en aucun cas être antisioniste ; bien au contraire, en s’adressant à l’État d’Israël, elle s’inscrit pleinement dans le projet sioniste dont procède cet État. On est ici face à la situation, hautement banale dans le cadre d’une société démocratique, consistant dans la simple critique interne d’un État conduite par sa propre société nationale. En l’occurrence l’État est celui d’Israël, celui qui réalise le projet sioniste et s’inscrit dans son sillage, sa critique interne signifiant toujours en dernière analyse qu’il ne le réalise pas bien ou pas parfaitement – mais en aucun cas qu’il ne devrait pas le réaliser.

Or, le cas de l’État d’Israël est unique et sa singularité complique sensiblement la situation standard de la critique interne. Car pour lui – et pour lui seul parmi tous les États-nations qui peuplent cette terre – il est impossible de distinguer clairement entre intérieur et extérieur. Étant l’État des juifs, il doit certes se confronter aux critiques émanant de la société israélienne, mais il doit aussi faire face à des critiques formulées à l’extérieur du territoire israélien, par des personnes qui ne sont pas citoyens de l’État, mais qui, en tant que juifs en diaspora, s’arrogent le droit de juger la politique de cet État qui n’est pas le leur. Et de la juger sur un mode très particulier : non pas en tant qu’observateurs désintéressés qui, au nom de normes universellement valables, jaugent l’État israélien et sa politique, comme ils le feraient avec n’importe quel État s’imposant incidemment à leur attention ; mais ils se rapportent à l’État d’Israël comme le gardien du peuple juif dans son ensemble – donc également d’eux-mêmes, juifs vivant en diaspora.

Ce rapport très spécifique des juifs du monde entier à Israël peut aboutir à des interventions critiques très diverses et souvent contradictoires. Une fraction du peuple en diaspora, peut exiger d’Israël une politique particulièrement ferme et intransigeante à l’égard du peuple palestinien et de tous ses voisins arabes, en arguant que seule la force policière et militaire peut assurer la sécurité de cet État qui est, pour tous les juifs, le refuge en dernière instance au cas où l’antisémitisme des sociétés nationales auxquelles ils sont intégrés devient tellement prépondérant que la fuite vers Israël reste le seul recours. La fonction de gardien de tous les juifs qui revient à l’État d’Israël est ici réduite à l’image d’une forteresse imprenable, assurant à tout prix la sécurité des juifs qui ont choisi, ou ont dû choisir, d’y habiter.

Les différentes positions des juifs en diaspora exigent une certaine politique d’Israël, non pas comme condition pour rejoindre cet État, mais comme condition de leur sentiment de sécurité dans la poursuite de leur existence en diaspora. 

Une autre fraction du peuple en diaspora peut conclure tout autre chose de son rapport à l’État d’Israël comme gardien en dernière instance. Elle peut exiger une pacification des rapports avec le peuple palestinien, ce qui inclut la demande d’un démantèlement des colonies en Cisjordanie, d’aide et de soutien à l’établissement d’un État palestinien et de la fin de la politique de domination qui caractérise les relations entre Israéliens et Palestiniens depuis au moins la mort d’Yitzhak Rabin. L’argument décisif des tenants de cette position n’est pas, comme on pourrait le croire superficiellement, que l’option « forteresse » – avec le déni du droit international et du droit démocratique qui en serait le corollaire – serait au fond invivable pour ceux qui s’y barricadent. Il est plutôt de souligner qu’Israël s’affaiblit inéluctablement à mesure qu’il foule aux pieds les standards du droit international et de la démocratie, au nom de la nécessité d’être fort et puissant. Dès lors, ils craignent qu’Israël ne puisse plus assurer sa fonction de gardien du peuple pour la diaspora. Quelles alliances pourraient être conclues, et avec qui, si jamais, l’antisémitisme populaire gagnant du terrain, certains États-nations menaient une politique antisémite persécutrice ? Qui aidera Israël à évacuer les juifs potentiellement concernés ? Qui ouvrira son espace aérien ? Quelle société nationale démocratique se déclarera solidaire avec la détresse des juifs, minorité persécutée, si dans le même temps l’État des juifs n’a cure de la protection des minorités ?

Ces positions, pour opposées qu’elles soient, sont toutes deux diasporiques. Les uns et les autres exigent une certaine politique d’Israël, non pas comme condition pour rejoindre cet État, mais comme condition de leur sentiment de sécurité dans la poursuite de leur existence en diaspora. Et Israël, seul État au monde dans cette situation polarisée du point de vue de son peuple de référence – distinct de sa société nationale de référence, laquelle est et reste israélienne – ne peut pas ne pas entendre les critiques et exigences formulées dans cet extérieur-là, qui dispose à son égard d’un certain regard en intériorité. Critiques et exigences de personnes qui n’ont jamais été citoyens de cet État, ni ne souhaitent le devenir, à moins que la nécessité les y pousse. Israël ne peut pas ne pas les entendre, parce qu’en tant qu’État des juifs et non pas des Israéliens seuls, il est conscient qu’il doit assurer la sécurité de tous les juifs, et pas non seulement de ceux qui ont fait le choix d’habiter sur son territoire national.

On est donc avec Israël dans la curieuse situation où la critique interne de l’État peut être formulée à l’extérieur de cet État. Avant d’analyser les conséquences de cette situation unique, il faut poser la question de savoir si cette critique interne de l’État formulée depuis l’extérieur peut en venir à se définir comme antisioniste. Ce n’est évidemment pas le cas. Le fait qu’une partie du peuple vive en dehors de cet État ne change rien à la reconnaissance de l’État d’Israël comme seul et unique opérateur légitime du projet sioniste qui, lui aussi, est reconnu comme légitime : l’expérience diasporique, qui est aussi toujours l’expérience d’un antisémitisme qui ne semble jamais s’éteindre, ne conduit aucunement à une mise en question de l’absolue nécessité d’un État des juifs qui peut potentiellement secourir les juifs du monde entier. Ce qui advient dans cette configuration, c’est juste que la diaspora, à raison même de sa singulière extériorité, accentue dans sa critique d’Israël un élément du sionisme qui est moins mis en avant par les citoyens israéliens eux-mêmes : à savoir que la fonction de gardien vaut pour tous les juifs, y compris pour ceux qui ne le rejoignent pas.

Logiques de la critique externe

À cet égard, le contraste qui doit être souligné est celui avec les critiques externes n’ayant aucun lien intrinsèque avec la société nationale habitant le territoire de l’État critiqué. C’est là aussi un processus relativement banal. On l’a dit, les citoyens des différentes sociétés nationales qui peuplent la terre ne se privent pas de critiquer d’autres États. Pour ce qui concerne ceux que l’on subsume sous la catégorie d’« occidentaux », congruente avec ce qu’on a défini comme les démocraties libérales, cette critique se formule le plus souvent au nom des droits de l’homme. Symétriquement, les citoyens de nations dites « non-occidentales », critiquent souvent les États occidentaux pour leur non-respect des droits de minorités, leur intolérance religieuse ou tout simplement leur racisme. Dans les deux cas, ces critiques ne sont pas formulées depuis la justice dont les sociétés nationales critiquées se pensent capables, donc on ne mobilise pas de critères tirés de la vie intérieure des sociétés, ni de leur évolution historique et de leurs défis propres, mais on applique des principes pour lesquels on revendique une universalité, qui est en droit de faire fi des particularités des sociétés nationales en question. Il y a des universels, et ils sont le ressort des critiques externes bien formées.

Autrement dit, il n’arrive pas que des citoyens suédois, par exemple, se mettent à critiquer l’État français à cause de sa nouvelle loi sur les retraites, et ceci quand bien même les Suédois seraient parfaitement au courant des manifestations massives qui ont eu lieu contre cette loi en France. La critique extérieure des États ne provient pas d’une identification des tenants de cette critique avec les critiques internes. Elle s’appuie toujours sur des principes qui devraient valoir au nom de l’humanité commune : les droits de l’homme, l’antiracisme, les droits des minorités, la tolérance religieuse. Et il importe peu ici de savoir si les États dont les citoyens formulent ce genre de critique à l’égard d’autres États respectent eux-mêmes ces principes : en tant que membre de l’humanité, chacun a le droit de protester contre la violation de ces principes universels, y compris s’il ne formule pas la même critique à l’intérieur de son propre État. On peut trouver cela lâche, hypocrite, voire cynique, suspecter un usage instrumental de ces principes, cela n’y change rien. Qu’un groupe de Gardiens de la révolution iraniens en vienne à dénoncer la violation des droits des femmes au Soudan et publicise sa critique, la critique n’en est pas disqualifiée pour autant. Car il suffit qu’elle soit légitime au niveau des principes universels invoqués.

On dit qu’Israël se doit d’être à la hauteur de principes universels. Comment alors interpréter le fait que les mêmes personnes qui attendent cela d’Israël n’adressent pas publiquement le même genre d’exigence et de rappel à des potentats africains ou à des dictatures islamiques ? 

Une partie des critiques extérieures adressées à l’État d’Israël s’inscrit dans ce processus, lui aussi tout à fait habituel dans un monde globalisé de plus en plus intégré, générant du même coup des normes communes de plus en plus nombreuses et consistantes. Accuser Israël de contrevenir au droit international en installant des colonies dans les territoires occupés palestiniens relève de ce genre de critique, qui mobilise des principes valant pour tous et les applique au cas particulier israélien – sans s’intéresser, et à juste titre, aux particularités de l’histoire de cet État et au fait qu’au sein de celui-ci, arguant de ces particularités, certains camps politiques puissent considérer ces actes comme justifiés ou justifiables. De même que l’on a exigé des États-Unis de cesser son recours à la torture dans sa guerre contre le terrorisme après le 11 septembre, abstraction faite du traumatisme subi par le pays et en demandant aux Américains de se hausser à ce niveau au nom de principes qui doivent l’emporter sur l’histoire et l’expérience particulières à leur nation, de même l’on demande à Israël de se plier à ces principes nonobstant ses expériences traumatisantes et ses craintes compréhensibles face à ses voisins palestiniens et arabes. Ce qu’on dit est qu’Israël se doit d’être à la hauteur de ces principes universels.

Comment alors, dans ces conditions, interpréter le fait que les mêmes personnes qui attendent cela d’Israël n’adressent pas publiquement le même genre d’exigence et de rappel à des potentats africains ou à des dictatures islamiques ? Certes pas comme un signe d’antisionisme. Mais simplement comme le signal que le monde occidental considère Israël comme faisant partie des États-nations capables et volontaires de se hausser à ce niveau d’abstraction par rapport à ce qui le particularise. Ce qu’on doit néanmoins relever au passage, c’est que, dans ce signal, s’exprime le fait quelque peu embarrassant que le monde occidental n’a toujours pas abandonné une position au mieux paternaliste, au pire simplement raciste lorsqu’il en va de considérer ce dont les pays africains ou arabes sont politiquement capables.

Or si l’on pense Israël à la fois capable et volontaire pour rejoindre ce niveau d’universalisme des principes communs aux démocraties libérales, et ceci même au détriment de ce qu’il croit devoir faire pour assurer sa sécurité immédiate, c’est que l’on considère le sionisme comme faisant intégralement partie des politiques démocratiques modernes. En tout cas, on le juge digne de figurer au rang des courants politiques modernes compatibles avec ce genre de politique, au même titre par exemple que le modèle scandinave de l’État-nation moderne ou, à l’opposé, le modèle thatchérien en Grande-Bretagne. Car lorsqu’on critique ces deux versions d’une politique démocratique au nom des droits de l’homme – ce qui, à juste titre, a été fait avec Thatcher au regard de son traitement des mineurs ou de l’IRA, et ce qu’on peut entendre actuellement à propos de l’État social danois et de sa politique de fermeture aux migrants – on ne se prononce pas sur le modèle de société réalisé au sein de ces États. On ne fait que dénoncer comme inacceptable des dérives d’une politique particulière qui n’engage pas la visée propre de la configuration dans laquelle elle se produit.

Symétriquement, la critique d’Israël au nom des droits de l’homme n’est pas une critique du sionisme et de sa visée propre, mais bien plutôt la confirmation qu’on le considère comme l’une des configurations possibles des politiques démocratiques modernes. Rien d’antisioniste, donc, dans ce genre de critique d’un État, et aucune nécessité de lui donner un nom particulier seulement parce qu’elle s’adresse à Israël.

Jusqu’ici, par la voie de la critique classique, on n’a donc pas encore trouvé de critique qui nécessiterait une appellation propre, signalant que dans cette critique il s’agit de quelque chose de plus que d’une simple critique, interne ou externe, de l’État d’Israël. Et pourtant, d’aucuns se battent avec acharnement pour avoir le droit d’être antisionistes. Et, en Occident du moins, ils se prétendent en cela progressistes, tenants du camp démocratique. Il faut donc pousser l’analyse un peu plus loin. Examinons les autres variantes possibles de la critique d’un État, pour voir si le vocable « antisionisme » recouvre un sens quelconque, et voyons quel peut être ce sens si c’est le cas.

Radicalité critique : combiner l’externe et l’interne

Il y a en effet une autre manière de se rapporter sur un mode critique à des configurations nationales déclinant, chacune à sa manière, la politique moderne. C’est là un mode que l’on peut dire radical, au sens où il prétend s’attaquer aux racines des actes qui sont traités comme « dérives » par la critique normale. On voit ce genre de critique radicale à l’œuvre par exemple dans le cas de la critique du néolibéralisme, pour en rester aux oppositions au modèle thatchérien. On déduit dans ce cas les manquements aux principes universels de ce qu’un modèle de société valorisant la concurrence sans freins entre les individus et les intérêts privés – i.e. la configuration néolibérale de la politique moderne mise en place dans la société britannique – ne peut pas ne pas laisser de côté certains éléments de solidarité qui sont pourtant constitutifs des politiques démocratiques modernes. La même radicalité peut prendre une tout autre cible. Aussi la critique de l’État social peut-elle aller jusqu’à pointer la prévalence inacceptable de la solidarité nationale sur les autres formes de solidarité, source d’une politique protectionniste et nationaliste en contradiction avec l’ouverture des politiques démocratiques modernes. Ainsi peuvent apparaître des critiques qui se diraient volontiers « anti-néolibéral » – si le mot n’était pas si affreusement long – ou, en face, antisocialistes – si le mot ne rappelait pas le bon vieux « anticommunisme », ce qui le rend tellement ringard que personne ne s’aventure jusqu’à présent à y recourir. Ce qui importe dans ce genre de critique, parvenue à ce seuil de radicalité, c’est qu’elles prétendent pouvoir prouver que la politique intérieure d’un État contrevient à sa prétention à représenter l’une des configurations possibles de la politique moderne et que cette inadéquation s’avère dès que l’on applique les principes universels de la critique externe à son cas. Ce que l’on dit ici n’est pas qu’il y a des dérives de tel ou tel État, mais que le modèle de société qui exprime le projet politique d’une certaine société nationale a nécessairement pour effet des actes inacceptables d’un point de vue des principes universels partagés par tous.

Les différents modes de la critique « anti-… »

C’est exclusivement en ce domaine de la radicalité critique que quelque chose comme de l’antisionisme devient possible, c’est-à-dire une critique d’Israël qui ne vise pas des actes particuliers de cet État au nom de principes universels, mais qui stipule que le projet sioniste ne peut pas ne pas contrevenir à ces principes. L’antisionisme ainsi compris objecte au projet sioniste de la même manière que d’autres critiques radicales se disant « anti » l’ont fait avant lui, à l’égard d’autres réalisations de la politique moderne. Dans cette famille des « anti » on trouve notamment l’anticapitalisme, l’anticommunisme, l’anticolonialisme ou l’anti-impérialisme pour ce qui concerne les oppositions radicales à des formes de sociétés que l’on croit pouvoir définir en dernière instance par le modèle socio-économique qu’elles adoptent ; l’antifascisme et, de nouveau, l’anticommunisme pour ce qui concerne des oppositions tranchées à des formes de sociétés que l’on croit pouvoir définir en premier lieu par leur idéologie politique déclarée ; et, enfin, l’antiaméricanisme et la mouvance antideutsch (ce qui se traduit par « antiallemand ») pour ce qui concerne des oppositions à des formes de sociétés que l’on croit pouvoir définir par leur histoire nationale.

Se dire antisioniste en voulant par-là souligner son opposition à l’idéologie sioniste revient à dénier au peuple juif le droit d’avoir un État en affirmant que ce nationalisme particulier doit nécessairement conduire à des actes que la communauté internationale doit condamner, voire combattre. 

L’antisionisme est-il un matérialisme ?

À l’évidence, l’antisionisme ne s’inscrit pas dans le premier modèle de la critique radicale : personne ne déduit sa critique d’Israël du modèle socio-économique choisi par cette société ; bien au contraire, le passage d’Israël d’un modèle socialiste à un modèle néolibéral, quand bien même il a coïncidé objectivement avec un affaiblissement considérable des efforts israéliens pour la paix – coïncidence sur laquelle il conviendrait tout aussi objectivement de s’interroger – n’est jamais mis en avant, ni même seulement évoqué par les antisionistes actuels. Il y a certes ceux qui affirment que leur critique de cet État est fondée sur des convictions anti-impérialistes et anticolonialistes, mais la dimension socio-économique de ces concepts n’entre pas en ligne de compte dans la dénonciation d’Israël comme État impérialiste et colonial. La raison en est simple : en l’espèce, les ressorts habituels de ce genre de critique font défaut. Car aucune métropole n’a profité de l’exploitation des richesses résultant de la supposée colonisation de la Palestine par les juifs, aucun Empire n’a étendu sa sphère d’influence en s’installant sur ces terres.

L’antisionisme combat-il une idéologie néfaste ?

Le deuxième groupe des « anti », celui déduisant sa critique radicale d’un État de l’analyse de l’idéologie qu’il s’attache à réaliser semble à première vue plus prometteur pour nous aider à comprendre les ressorts de l’antisionisme. Notamment lorsqu’on entend des affirmations du genre : « le sionisme est un racisme », très présentes dans le répertoire de cette forme de critique radicale. Il était courant de dire de la même manière que « le communisme est liberticide » ou que « le fascisme est raciste » ; dans les deux cas, on exprimait la conviction que, dès lors que l’idéologie communiste ou fasciste fût réalisée, dans n’importe quel État, le résultat qui s’ensuit nécessairement est l’anéantissement des libertés individuelles ou la discrimination, voire la persécution, de minorités. Si l’antisionisme relevait de ce genre de critique radicale, il dirait alors : peu importe dans quel État l’idéologie sioniste est réalisée, en la réalisant cet État deviendrait inévitablement raciste.

Que cette formulation nous semble intuitivement incongrue tient au fait que le sionisme n’est pas une idéologie qui pourrait inspirer n’importe quelle société étatisée, mais qu’il est juste le nom pour le nationalisme juif. Contrairement au communisme ou au fascisme, le sionisme, s’il est une idéologie, n’est pas un produit exportable. Il désigne le projet d’ériger un foyer national pour les juifs et ce projet s’est réalisé dans l’État d’Israël. Bref, le sionisme est juste un nationalisme, il se résume à la revendication que le peuple juif ait le droit à s’autodéterminer au sein de son État. Se dire antisioniste en voulant par là souligner son opposition à l’idéologie sioniste revient alors à dénier ce droit au peuple juif. Pire, cette position revient à dénier au peuple juif le droit d’avoir un État en affirmant que ce nationalisme particulier — et en vérité lui seul puisqu’on ne fait ce genre de procès à aucune autre volonté nationale — doit nécessairement conduire à des actes que la communauté internationale doit condamner, voire combattre.

Cette critique, à n’en pas douter, existe bel et bien. Or il n’est pas exact de dire qu’elle n’existe qu’à l’encontre de la volonté nationale juive. Il se trouve d’autres cas, assez rares, qui tombent sous un genre de procès analogue. On rejoint ici le troisième groupe des « anti », rassemblant les critiques radicales qui s’en prennent aux histoires nationales de certains peuples pour justifier leur opposition à l’État que se sont donné ces peuples. C’est ce groupe qui semble donc, au final, le seul à même d’éclairer la complexion propre de l’antisionisme comme position politique. Dans ce groupe, on constate qu’il ne se trouve en réalité que deux histoires nationales mises en cause : l’américaine et l’allemande.

L’antisionisme : un affect politique légitime du peuple palestinien

Mais avant d’examiner ces deux cas, il faut s’intéresser à une situation particulière où sont exprimées des oppositions à une nation qui se formulent dans des termes usant du préfixe « anti ». S’il est juste d’isoler les deux cas de l’antiaméricanisme et des antideutsch comme occurrences du syntagme « anti » formant un groupe à part, c’est évidemment parce que personne ne se dit antifrançais ou antibelge, ou antisuisse, ni même antirusse ou antichinois. Toutefois, on ne peut ignorer que ce genre d’expressions peut émerger dans certaines situations historiques précises. Elles apparaissent en effet dans des situations de guerre chaude entre deux nations, où les membres des nations belligérantes sont engagés dans une mobilisation oppositionnelle où se forment des sentiments déterminés, base affective motivant des positionnements « anti… » orientés vers la nation ennemie. Il faut être en l’occurrence plus précis. Dans ce cas de figure, ce sont les membres de la nation attaquée ou soumise qui formulent leur résistance contre l’agresseur de cette manière, tandis que l’agresseur, de son côté, ne reconnaît pas le caractère national de l’adversaire, le lui dénie, et s’y rapporte en général à l’aide d’un lexique qui relève plutôt de ce qu’on appellerait du racisme. C’est ainsi que les Français nourrissaient des affects antigermaniques pendant les deux guerres mondiales, tout comme les Britanniques et Américains. Chaque langue a gardé d’ailleurs les sobriquets méprisants qui furent inventés à ces occasions afin d’exprimer des sentiments de ce genre (boche, schleu, krauts, etc.). Les Algériens étaient antifrançais pendant toute la séquence de leur lutte pour la libération du joug colonial, les Indiens antibritanniques, les Chinois antijaponais pendant et après la Seconde Guerre mondiale, les pays de l’Est antisoviétiques lors de la phase de leur constitution en États-nations autonomes pendant les années 1990 – tandis qu’ils sont aujourd’hui, se sentant menacés par l’héritière de l’empire soviétique, antirusses.

Par le syntagme d’antisionisme, le peuple palestinien exprime à bon droit qu’il y a un « propre » palestinien, et affirme que cette détermination le fonde dans sa lutte politique contre l’État d’Israël, dans la mesure où celui-ci est perçu comme un agresseur. 

Ce sont là à chaque fois des oppositions à des États-nations agresseurs, motivées par un sens aigu du « propre » que l’on estime menacé. C’est la raison pour laquelle l’ordre affectif est ici déterminant dans la formation de la catégorie. Au passage, on note aussi que la formulation d’un sentiment « anti » à l’égard d’un agresseur quel qu’il soit n’advient qu’avec la modernité politique au sein de laquelle les peuples se constituent en État-nations. L’appartenance nationale commune se donne alors unanimement comme le socle d’un sentiment du « propre », ou de l’identité, à laquelle l’envahisseur porte atteinte. Et il n’y a rien d’étonnant à ce que, lorsque les situations de conflit guerrier arrivent à leur terme et que la paix est rétablie, ces sentiments d’opposition perdent en intensité à mesure que les relations apaisées se prolongent et que la coopération avec l’ancien ennemi se tisse et étend son rayon d’action.

Le fait que des sentiments supportent l’attitude « anti » à l’égard d’un autre État-nation nous place sur un autre plan que celui des positionnements rationnellement justifiés, ou projets politiques formulés comme tels. Ce qu’on souligne par là est le fait suivant : pour intenses qu’aient pu être les sentiments antigermaniques pendant les deux guerres mondiales, ou le sentiment antifrançais dans l’Algérie au cours de sa guerre d’indépendance, ni la haine, ni la révulsion, ni la colère, ni la fierté fondée dans la perception d’une identité propre n’ont conduit à des projets politiques visant l’abolition de l’Allemagne ou l’anéantissement de la France. Les projets politiques portés par ces sentiments d’opposition se limitaient toujours à la victoire sur l’agresseur, défait dans son emprise illégitime, expulsé et renvoyé dans son territoire, le seul qui lui soit légitimement imparti, et, dans le cas assez extraordinaire de l’Allemagne, à la rééducation du peuple à la démocratie. Certes, on pourrait penser que cette limitation de l’ambition politique ne repose que sur un certain réalisme obligeant à admettre qu’on n’a tout simplement pas les moyens d’éradiquer de la face de la terre l’ennemi tant haï. En fait, il s’agit d’autre chose. Ce qui motive le simple renvoi de l’agresseur sur ses terres, et donc, à terme, s’il fait ses preuves, sa réintégration sous cette forme rétractée dans le concert des nations, c’est le savoir partagé de toutes les nations modernes, qu’elles soient anciennement coloniales ou anciennement colonisées, qu’aucune ne peut se laisser impunément occuper par une autre et priver de sa souveraineté, et que chacune trouve en elle-même l’impulsion fondamentale nourrissant ses capacités de résistance et son opposition à l’occupant.

Force est de constater que dans cette déclinaison spécifique du sentiment « anti », l’antisionisme a bel et bien un sens. Ce sens il peut le revêtir pour le peuple palestinien, et pour lui seul. Par le syntagme d’antisionisme, celui-ci exprime à bon droit qu’il y a un « propre » palestinien, et affirme que cette détermination le fonde dans sa lutte politique contre l’État d’Israël, dans la mesure où celui-ci est perçu comme un agresseur. Mais ce sens palestinien se perd dès lors que l’appellation d’« antisionisme » implique une critique de l’État d’Israël en tant qu’État d’un peuple – juif, en l’occurrence – que l’on soupçonne impropre à avoir un État, critique conduisant par conséquent à la demande de son démantèlement. Car si l’antisionisme relève de ce genre de sentiment « anti » que nous connaissons de l’histoire des guerres entre nations ou de guerres de libération contre des États coloniaux, il devrait se limiter à la demande de cantonner les Israéliens sur leur territoire. Bref, pris comme sentiment politique, l’antisionisme inclut nécessairement la reconnaissance de l’État d’Israël dans des frontières qui, au vu l’histoire déployée depuis 1948, sont probablement à renégocier entre les deux peuples, israélien et palestinien, mais dont le tracé est tout au moins présupposé. Puisque les Israéliens – hormis ceux installés actuellement en Cisjordanie – ne sont pas les colons d’une métropole, autrement dit, puisque Israël est le seul État juif au monde, refouler l’envahisseur jusqu’à ce qu’il soit cantonné sur ses terres ne peut signifier autre chose que reconnaître l’État d’Israël comme terre légitime des juifs.

Il est remarquable que ce soit précisément cette position-là qui soit le plus souvent revendiquée en Occident, lorsque s’y dessine une position se disant « antisioniste ». Mais est-elle vraiment légitimée à se donner ce nom ? Peut-on traduire si simplement le sentiment national du peuple palestinien en position politique en Occident ? Car que fait l’Occident lorsqu’il critique Israël pour sa politique à l’égard du peuple palestinien ? En vérité, il le renvoie tout simplement à un ordre mondial postcolonial où il est universellement convenu que chaque nation doit rester à l’intérieur de ses frontières et que l’expansion coloniale est par définition illégitime. Puisqu’Israël a outrepassé depuis 1967 les frontières qui ont été internationalement fixées suite à la guerre d’indépendance de 1949 – la première d’une série de guerres défensives, au demeurant, qu’Israël n’avait pas déclenchées – il est légitime d’exiger qu’il retourne dans ses frontières et s’y cantonne.

De la part du peuple lésé, qui réagit contre cette lésion, l’opposition à l’agresseur est soutenue par un affect qui a pour nom antisionisme. Mais de la part des Occidentaux, l’opposition n’est fondée sur aucun affect. Il l’est, ou entend l’être, sur des principes du droit international – auxquels, il est vrai, l’Occident peut se dire affectivement lié en disant que c’est là ce qui lui est propre – applicables et souvent appliqués à d’autres États qu’Israël, et ne nécessitant donc à ce titre aucune appellation spécifique.

C’est la nationalisation de la lutte palestinienne qui a donné naissance à l’antisionisme comme sentiment politique motivant une lutte anticoloniale à proprement parler. Et elle doit alors gérer le problème suivant : en tant que lutte anticoloniale, elle ne peut demander autre chose que le refoulement du colonisateur sur son territoire, ce qui, en l’occurrence, implique une reconnaissance de l’État d’Israël. 

Si bien que, lorsque les Occidentaux en arrivent à se dire antisionistes pour nommer leur attachement au droit international, on doit prendre acte de ce qu’on est en présence d’un discours d’emprunt. Car le sentiment politique antisioniste est fondé sur l’expérience palestinienne, liée à la situation d’occupation subie suscitant la réaction qui motive ce discours « anti » et sa construction propre. Aucune nation occidentale n’étant menacée par l’occupation de la Cisjordanie, aucun citoyen de ces nations ne peut sincèrement dire qu’il est habité ou mu par ce genre de sentiment antisioniste. Ce qu’il peut en revanche revendiquer et porter fièrement, c’est l’attachement aux principes du droit international établis après 1945, et à leur prolongement dans la décolonisation ; et, depuis cet attachement, il peut tout à fait formuler une critique de l’État d’Israël actuel en ce qu’il y contrevient actuellement à ce mouvement général. En revanche, si, dans l’exigence qu’il formule quant au retrait d’Israël des territoires palestiniens occupés, il se dit antisioniste, il se prend pour quelqu’un qu’il n’est pas – à savoir un membre du peuple palestinien. La même chose vaut d’ailleurs symétriquement pour les Occidentaux qui prétendent à l’antisionisme en s’appuyant sur des positions de juifs antisionistes. Qu’il y ait des juifs, ultraorthodoxes ou bubériens, qui avancent que la forme « État » est impropre au peuple juif et s’opposent donc au projet sioniste étatique parce qu’il viole le « propre » du judaïsme, cela concerne les juifs et leur sentiment du propre, et non des personnes qui n’appartiennent pas à ce peuple.

Il y a donc un groupe, le peuple palestinien, qui peut se dire, sans contradiction aucune, antisioniste. Ce qui est visé par cette expression, c’est le sentiment d’opposition à un agresseur actuel que l’on combat pour le renvoyer sur son territoire. L’antisionisme à ce niveau n’est pas un projet politique, mais un affect ou un sentiment politique éprouvé par une nation particulière – palestinienne – qui puise dans ce fond adversatif les ressources dont elle a besoin afin de lutter contre l’occupation par Israël de territoires qui ne lui reviennent pas. Autrement dit, et pour paradoxal que cela puisse paraître, le sentiment antisioniste ainsi compris revient à acter l’existence de l’État d’Israël – et le projet sioniste sur lequel il est fondé, contre lequel il est pourtant dirigé. Cela tient au fait qu’il soutient une lutte nationale, prétendant à l’autodétermination du peuple palestinien. En tant que support affectif d’une lutte nationale, il reconnaît l’adversaire comme nation qui, certes, a transgressé les frontières de son État, mais nonobstant a droit à cet État.

Cette pleine légitimité à user de l’appellation d’antisionisme, notons-le, vaut pour la lutte du peuple palestinien telle qu’elle s’est déterminée au cours du conflit israélo-palestinien déroulé dans le temps, où la conscience nationale palestinienne s’est creusée et approfondie dans l’adversité, et s’est vue réduite à vivre l’occupation depuis 1967. En cela, on notera qu’elle est tout à fait distincte de l’antisionisme du monde arabe dans son ensemble tel qu’il s’est manifesté en 1948, où il s’agissait de chasser les juifs de l’ensemble du territoire, ou de les y soumettre à un pouvoir étranger – la cause des Palestiniens n’intervenant dans cette guerre déclarée aux juifs que comme celle des habitants légitimes de ce territoire, mais pas encore comme celle d’un peuple pouvant prétendre à un État. En d’autres termes, c’est la nationalisation de la lutte palestinienne qui a donné naissance à l’antisionisme comme sentiment politique motivant une lutte anticoloniale à proprement parler. Et elle doit alors gérer le problème suivant : en tant que lutte anticoloniale, elle ne peut demander autre chose que le refoulement du colonisateur sur son territoire, ce qui, en l’occurrence, implique une reconnaissance de l’État d’Israël.

Si le sentiment antisioniste palestinien pris dans le conflit actuel ne peut se traduire en position politique antisioniste en Occident qu’à la condition d’une captation indue d’un affect du peuple palestinien par des personnes s’identifiant sans raison objective aucune à l’expérience de ce peuple, alors il vaut mieux ne pas appeler la critique d’Israël au nom du droit international « antisionisme ». Il le vaut mieux avant tout pour les Occidentaux qui veulent prononcer cette critique tout à fait légitime, sous peine de voir leurs interventions soupçonnées d’irrationalité politique : au nom de quoi en effet se permettent-ils d’affirmer ressentir la peine du peuple palestinien et partager son expérience ? Seulement des projections subjectives non-maîtrisées peuvent rendre compte de ce genre d’identifications absconses.

L’antisionisme comme position politique en Occident

Qu’en est-il alors de l’antisionisme occidental ? A-t-il des ressources propres qui justifieraient qu’on donne à cette critique externe d’un État un nom particulier, qui le définit adéquatement ? Il nous reste en effet à examiner les deux derniers syntagmes qu’on a mentionnés des « antis » : « antiaméricanisme » et « antideutsch ». L’un et l’autre sont des produits de la pensée occidentale. En eux s’expriment des positions politiques au sens propre, et non pas des sentiments politiques suscités dans une situation de guerre actuelle où les producteurs d’énoncés seraient eux-mêmes pris.

Le cas des « antideutsch » est d’une grande pertinence pour éclairer l’antisionisme comme position politique occidentale, différente du sentiment politique légitime du peuple palestinien. 

Dans ces deux cas, un État-nation est critiqué en tant qu’il est l’État d’une certaine nation qui, de par son histoire nationale, constitue un obstacle à la pleine et entière réalisation de la politique moderne des autres États-nations du globe. À vrai dire, le cas « antideutsch » est plus instructif en ce domaine, puisque l’antiaméricanisme a si fortement partie liée à l’anticapitalisme et à l’anti-impérialisme, réduisant l’histoire nationale des États-Unis à une suite d’actes de politique extérieure motivés en profondeur par sa constitution interne radicalement capitaliste, que la distinction conceptuelle reste inaboutie. De même, dans les cas où l’antiaméricanisme se limite à une posture culturelle, le syntagme rejoint le sentiment « anti » qui oppose son identité propre à un agresseur potentiel, avec pour seule différence que les États-Unis, en tant que puissance hégémonique d’ampleur inégalée, sont en quelque sorte perçus comme un agresseur permanent. Bref, afin de comprendre la logique de l’antisionisme, la comparaison avec l’antiaméricanisme tourne court – sauf à imaginer que l’antisionisme serait mu par le sentiment des Occidentaux d’être menacés dans leur vie politique et leurs modes d’existence par l’impérialisme culturel de l’État d’Israël – argumentation baroque qui n’a pas encore vu le jour, mais l’histoire peut toujours nous surprendre…

Le cas des « antideutsch », en revanche, est d’une pertinence bien plus grande pour éclairer l’antisionisme comme position politique occidentale, différente du sentiment politique légitime du peuple palestinien. Ce que désigne cette curieuse expression, c’est la conviction politique qui s’est formée dans les années 1970 à l’extrême gauche en Allemagne, donc de l’intérieur de la société nationale, que l’existence d’un État allemand nuit constitutivement à la paix dans le monde. L’idée est que le sentiment national allemand, donc la fierté quant à l’identité propre définitoire de l’Allemagne, a démontré dans l’histoire qu’il ne peut pas s’exprimer pleinement sans dévier vers un projet politique fasciste, guerrier et exterminateur.

On sait que le mouvement a acquis une certaine résonance en dehors des cercles restreints de l’extrême gauche lors de la réunification de l’Allemagne et qu’il s’est résumé dans une explicitation de l’énoncé fondateur de l’Europe d’après-guerre : « plus jamais ça. » Cette expression se dépliait conséquemment pour les antideutsch dans la formule : « plus jamais l’Allemagne ». On est donc en présence d’une critique interne de l’État allemand, qui met en cause l’existence même de cet État au nom de l’inquiétude qu’un monde juste puisse être jamais possible tant qu’un État souverain de la nation allemande se maintient. Notons que cette critique n’a rien à voir avec la critique juive de l’État d’Israël précédemment évoquée, celle qui est « antisioniste » parce qu’elle considère que la forme-État ne correspond pas à l’essence du judaïsme. Les antideutsch ne disent pas que la forme-État est en désaccord avec la germanité. En fait, ils disent même le contraire. Ils affirment que le peuple allemand est le seul peuple au monde auquel on doit refuser la forme État-nation, parce que l’État ne sied au peuple allemand que pour s’épanouir en une politique qui met l’humanité en danger. Autrement dit, on a là la curieuse formulation d’une critique intérieure de la forme État appliquée à une nation particulière, qui s’appuie sur des principes universels auxquels cette nation serait dans l’incapacité structurelle de satisfaire. Et on en conclut très logiquement qu’il ne faut surtout pas lui confier un État.

Cette critique radicale interne de l’État allemand, comme toutes les critiques internes, n’a pas trouvé d’écho à l’extérieur de l’Allemagne. Même si l’Allemagne est certainement pour beaucoup un État dont on se méfie tout particulièrement, et donc qui est davantage scruté que d’autres, la critique qui lui est adressée de l’extérieur suit les formes standards de ce genre de critique, c’est-à-dire se réfère, le cas échéant, aux droits de l’homme ou au droit international. Et la raison pour laquelle les antideutsch revendiquent un nom particulier pour leur critique, est précisément qu’elle n’est pas subsumable sous les critiques normales – en interne au nom de la justice dont la société nationale se croit capable, de l’extérieur au nom de principes universels.

L’antisionisme, s’il est conséquent et non pas juste un nom singulier pour une forme de critique tout à fait banale, doit affirmer, pour justifier sa posture particulière, qu’Israël est un État fautif sur un mode qui le distingue de tous les autres États de ce globe. 

Qu’en est-il alors de la revendication d’un nom particulier – antisionisme – pour la critique de l’État d’Israël ? La posture antideutsch, constitue-t-elle un modèle pour ceux qui se battent pour que l’antisionisme comme position politique propre ait droit de cité dans nos sociétés occidentales ? La question est légitime, puisque l’antisionisme, s’il est conséquent et non pas juste un nom singulier pour une forme de critique tout à fait banale, doit affirmer, pour justifier sa posture particulière, qu’Israël est un État fautif sur un mode qui le distingue de tous les autres États de ce globe. Et le seul cas où la critique d’un État s’excepte des formes habituelles jusqu’à appeler la formation d’un terme ad hoc est celui où l’on considère qu’un État ne devrait pas exister, puisque le peuple qui se le donne n’est en l’occurrence pas habilité, pour le bien de tous, à disposer d’une forme politique de ce genre.

Voilà ce que l’analogie avec la position antideutsch a d’éclairant. Or, contrairement aux antideutsch, les antisionistes sont bien en peine de fonder leur argumentation critique sur l’histoire du lien intrinsèque plein de périls entre le peuple juif et la forme-État. Rien dans l’histoire du peuple juif ne peut donner lieu à cette inquiétude, et rien dans l’histoire du jeune État d’Israël n’est si particulier que l’on puisse en toute bonne foi juger que cette liaison-là soit à redouter. Sans doute est-il plus souvent en guerre que la moyenne. Mais ces guerres, dans la plupart des cas, et encore dans celui qu’on connaît en ce moment, il ne les déclenche pas. Il n’est pas un État agresseur, et bien que l’extrême droite soit actuellement intégrée à la coalition au pouvoir, il n’est ni fasciste, ni génocidaire. Dans l’état actuel des choses, et tout critiquable soit-il, il est un État de droit démocratique.

Si bien que le fondement d’une telle conviction, puisqu’elle n’a aucun appui dans l’histoire réelle, contrairement même à la position pour le moins curieuse des antideutsch, doit résider en ce cas ailleurs. Or ici, la conclusion s’impose : il est difficile de déceler un autre motif aux craintes pour la paix mondiale associées à la réalisation du projet sioniste que le simple antisémitisme. L’antisémitisme, c’est-à-dire la haine des juifs en tant que juifs, dans leur prétention à exister comme un peuple, et dans cette mesure de s’affirmer sur le plan politique, allant jusqu’à se doter d’un État qui leur correspond. Ou encore : du moment qu’il prétend à être plus qu’une des formes de critique normale d’un État – à savoir les formes de critiques internes et de critiques externes qu’on a exposées précédemment – l’antisionisme n’acquiert la solidité d’une position politique qu’en puisant à la source de l’antisémitisme.

Faut-il reconnaître l’antisionisme comme position politique légitime ?

L’État d’Israël est critiquable et doit être critiqué, comme doit l’être tout État. Il est fautif sur bien des points, tout particulièrement dans la politique qui est la sienne depuis au moins deux décennies. Mais l’antisionisme veut plus et dit plus. Il s’avance sous un terme particulier, pour affirmer que la critique se singularise essentiellement dans le cas de cet État et de nul autre, jusqu’à toucher le principe politique qui le fonde – le sionisme –, et atteindre son existence même, au prétexte que ce principe politique qui le fonde ne peut structurellement pas correspondre aux conditions idéales de la politique moderne. Or pour qu’il puisse dire cela, puisque rien dans l’histoire du peuple juif ou de l’État d’Israël ne peut venir étayer un tel soupçon, il lui faut activer, dans l’ère moderne des États-nations, la haine des juifs et du mode d’existence auquel ils prétendent ici et maintenant.

Tirons une conclusion pratique de cette analyse. Il n’est pas difficile de distinguer la critique de l’État d’Israël et l’antisémitisme. Il suffit de vérifier si les critères de la critique normale des États sont ceux qui justifient celle de l’État d’Israël. Si oui, alors la critique n’est pas antisémite, mais bien au contraire la reconnaissance pleine et entière de cet État, de sa légitimité et même de ce que l’on considère le sionisme comme étant l’une des configurations possibles de la politique moderne. Si on applique d’autres critères à Israël qu’aux autres États dans ce monde, si on attend plus de lui, et qu’on soupçonne que le peuple juif soit incapable de disposer d’un État sans nuire au monde entier, – par quoi il rejoindrait l’Allemagne des antideutsch ce qui n’est certainement pas pour déplaire à celles et ceux qui éprouvent tant d’empressement à dire « Israël égal nazis » – alors il ne faut pas s’offusquer que l’on perçoive, derrière la prétention à l’exceptionnalité de cet État formulée par ses opposants, derrière l’antisionisme revendiqué pour nommer l’exceptionnalité de leur critique, l’antisémitisme qui la motive en dernier ressort.


Julia Christ

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