En Lettonie, contrairement à d’autres situations en Europe, les spoliations des biens juifs ne datent pas de l’ère nazie mais de l’occupation soviétique qui l’a précédée. Le même procédé de nationalisation des biens a également eu lieu en Lituanie et en Estonie[1]. Pour pouvoir enfin récupérer leurs propriétés et leurs biens, les Juifs de Lettonie ont dû faire pression afin d’obtenir une loi dédiée. Elie Petit raconte pour K. les enjeux et les résultats de cette lutte en interviewant, avant et après l’adoption de la loi, certains de ses promoteurs.
« Je pense que vous pouvez nous féliciter, nous, la communauté juive de Lettonie, d’avoir finalement réussi à faire adopter cette loi », m’annonce Dmitry Krupnikov, vice-président du Conseil des communautés juives de Lettonie. Le 7 mars 2022, après des années de procédures juridiques, la loi de restitution, ou plus exactement de remboursement de leurs biens à la communauté juive de Lettonie, est officiellement entrée en vigueur. L’adoption de cette loi vient mettre un terme à un très long combat et réparer une injustice subie par la communauté juive.
Retour sur l’histoire de la Lettonie et de sa communauté juive
La communauté juive de Lettonie s’est développée graduellement. Ses racines sont en fait doubles : certains Juifs lettons sont originaires d’Europe de l’Est (Lituanie, Biélorussie et Pologne), tandis que d’autres viennent d’Europe de l’Ouest (d’Allemagne et des Pays-Bas surtout). Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les Juifs de l’Est et l’Ouest de la Lettonie parlaient leur propre forme dialectale du yiddish. Celui de l’Ouest était apparenté à celui que l’on peut toujours repérer en Suisse et en Alsace.
Avant leur levée en 1917 par le nouveau gouvernement letton, L’Empire russe imposait alors jusqu’à 600 restrictions aux Juifs. C’est en 1918, au moment de la proclamation de l’indépendance de la république de Lettonie, que les Juifs lettons se dotèrent d’une nouvelle forme communautaire au niveau national[2]. Dans la mesure où la nouvelle République comportait une promesse d’égalisation des droits, ces derniers lui firent un accueil plutôt favorable. La Lettonie resta indépendante vingt-deux ans, jusqu’en 1940. Une période marquée par le développement de l’identité juive en lien avec l’identité nationale de ce jeune pays.
Après une première occupation soviétique entre 1940 et 1941, sur laquelle on reviendra, la Lettonie fut occupée par l’Allemagne nazie de 1941 à 1944. Environ 70 000 Juifs furent alors assassinés, soit approximativement les trois quarts des 93 000 juifs d’avant-guerre.
À partir du début des années 60, alors que la Lettonie se trouvait à nouveau sous domination soviétique, Riga est devenue un des centres du mouvement national juif en URSS. Riga disposait d’un vaste réseau de groupes œuvrant pour la cause nationale juive. Ce réseau organisait un large éventail d’activités : commémoration de la Shoah, cours d’hébreu clandestins, rassemblements pour la liberté d’émigration de l’Union soviétique, y compris des sit-in dans les bâtiments gouvernementaux à Moscou, avec d’autres militants de réseaux présents en URSS ; circulation de publications et de périodiques illégaux (« samizdat »), compagnie théâtrale officieuse à la fin des années 70 et au début des années 80[3]. Même si les synagogues continuèrent à fonctionner durant cette période, la vie juive n’y fut que peu affiliée, se déployant de manière plus officieuse.
En 1988, le LNKK (mouvement letton pour la souveraineté et la restauration de l’indépendance), parti politique letton de tendance nationale-conservatrice permit le rétablissement de la vie d’une communauté juive grosse alors d’un peu plus de vingt mille âmes[4]. Le mouvement pour la renaissance de la communauté juive fut étroitement lié au mouvement national pour l’indépendance, si bien qu’on retrouvait parfois des personnalités du Front Populaire[5] – parti politique créé afin d’obtenir l’indépendance de la Lettonie – parmi les dirigeants de la communauté juive. La nouvelle Lettonie post-soviétique se voulait une nation indépendante, promouvant des valeurs d’égalité et d’ouverture.
Il y avait 93 000 Juifs en Lettonie avant la Seconde Guerre mondiale. Ils étaient très probablement 30 à 40 000 Juifs pendant la période soviétique. Il n’en reste aujourd’hui que 7 500 à 10 000. La plupart d’entre eux vivent à Riga. En dehors de la capitale, il existe quelques communautés : des grandes comme à Jūrmala et des petites comme à Ludza.
Il y a deux écoles juives à Riga. La plus petite est une école privée, l’autre est une école publique, entretenue par la municipalité, qui accueille quasiment 500 élèves. La communauté juive est impliquée dans cette école publique, comme c’est le cas en Lituanie et en Estonie, mais ces écoles acceptent également des enfants non-juifs.
Les Juifs de Lituanie sont actifs au sein de toutes sortes de professions, sans qu’on puisse discerner de spécialisation apparente. Ils appartiennent à toutes les classes sociales, mais ne sont pas particulièrement présents et visibles en politique. Dmitry Krupnikov présente les choses ainsi : « Il y avait un juif qui était membre du Parlement, mais il ne représentait pas les Juifs en tant que groupe. Je fais cette précision car il existe des partis politiques ethniques ou, plus précisément, des partis dont la base électorale est constituée par des groupes ethniques. Avant la Seconde Guerre mondiale, nous avions des partis politiques juifs mais désormais il n’existe plus rien de tel. Il n’y a absolument aucune affiliation entre la communauté juive et un quelconque parti politique. »
Des spoliations soviétiques
Les Occidentaux ont l’habitude des spoliations et des expropriations nazies mais Dmitry Krupnikov s’empresse de corriger ceux de ses interlocuteurs qui appliquent trop rapidement ce schéma à la Lettonie : « Tout le monde commet une erreur d’interprétation. En Lettonie, il ne s’agit pas d’une histoire liée à la Shoah, les spoliations ne furent pas le fait des nazis. Les biens ont été nationalisés en 1940 par les Soviétiques ! Des propriétés – privées, communales ainsi que commerciales et industrielles – ont été confisquées à tout le monde, pas seulement aux Juifs ».
Dans la presse internationale, la situation reste souvent dépeinte comme s’il s’agissait d’une restitution de spoliations nazies. « Si cette présentation est erronée, les atrocités nazies jouent toutefois un rôle dans ce processus », précise Krupnikov : « Si la Shoah a compté, c’est dans la mesure où elle a drastiquement affaibli la communauté juive. 80% des Juifs lettons y ont été décimés. Dès lors, la communauté était dans une position bien plus désavantageuse que d’autres groupes pour réclamer, dans les années 90, la restitution des propriétés religieuses et communales nationalisées. Dans de nombreuses villes, il n’y avait de fait plus aucun juif. Or pour qu’une propriété privée soit récupérée, il faut qu’elle soit réclamée par un descendant ; mais de nombreuses communautés ne comptent ni survivants, ni descendants. »
Pour corriger ce problème, et parce que la restitution des propriétés elles-mêmes serait parfois trop compliquée – certains immeubles étant, par exemple, déjà habités – la communauté juive a proposé de recevoir un remboursement correspondant à la valeur cadastrale de ces propriétés plutôt qu’une restitution en tant que telle.
Krupnikov insiste : « Il ne s’agit pas d’une restitution liée à la Shoah. C’est très important. Les biens ont été confisqués avant la Shoah. Évidemment, les nazis ont pillé les propriétés juives, et certains appartements privés où des Juifs vivaient ont été redistribués. Mais il n’y avait plus grand chose à confisquer, parce que tout l’avait déjà été. » Des situations relativement similaires existent dans tous les pays baltes. En Estonie, la communauté juive était déjà très réduite avant la Shoah, et la restitution n’a donc concerné que quelques immeubles. En Lituanie, une loi de même nature a été adoptée il y a une dizaine d’années.
Quand les Juifs ne rentrent pas dans les cases (et que ça en arrange bien certains)
Ilya Lenskis, le directeur du musée « Juifs de Lettonie », souhaite préciser la situation des quelques huit mille Juifs qui vivent encore en Lettonie aujourd’hui : « Une chose très importante, que la plupart des Européens de l’Ouest et des Américains ne comprennent pas, c’est qu’en Lettonie, ainsi que dans d’autres pays d’Europe de l’Est, les Juifs sont un groupe ethnique, et non une religion. Donc, quand on dit « Juifs » ici, on parle d’un groupe ethnique comme les Russes, les Lettons… Vous êtes un Juif letton au même titre que d’autres sont des Lettons lettons, des Polonais lettons, des Russes lettons, et ainsi de suite. » Jusqu’en 2005, l’appartenance ethnique était mentionnée sur les passeports des ressortissants. Ce système datait des années vingt et trente et s’appliquait à tous les groupes : « Durant l’époque soviétique, l’ethnie était celle de vos parents. Aujourd’hui, il est possible de choisir l’ethnie de l’un de vos grands-parents. Et donc, la condition pour pouvoir officiellement vous déclarer letton est d’avoir des ancêtres lettons. Autrement, vous ne pouvez pas devenir letton. »
La Lettonie compte deux régimes de statistiques ethniques. Un premier “census” est basé sur la déclaration de l’identité d’un enfant à sa naissance. Un second est fait à l’âge adulte lors des campagnes de recensement. La dernière a été effectuée en 2011. 6 500 individus se sont déclarés comme juifs. Ilja Lenskis ironise : « Vous pouviez vous revendiquer de n’importe quelle ethnicité – qu’il s’agisse de « chevalier Jedi », de « hobbit » ou de « martien » ». Il regrette une procédure soumise à une série d’injonctions personnelles ou sociétales, certains Juifs choisissant de ne pas mentionner leur identité ethnique, de sorte que les recensements donnent des chiffres plus faibles que la taille réelle de la communauté. Par la technique du décompte des déclarations de naissance, le chiffre d’il y a deux ans, était d’environ 7 500 résidents. Lenskis ajoute : « Quand on se dit « Juif », on parle avant tout d’un groupe ethnique. Pas tellement d’une religion, car la religion joue généralement un rôle beaucoup moins important dans la société lettone que dans d’autres pays. »
Depuis les années quatre-vingt-dix, la société lettone s’est attelée à la tâche de se débarrasser de l’encombrant héritage que représentaient les propriétés nationalisées lors de la période soviétique. « La restitution des biens spoliés a commencé en Lettonie vers 1990, de facto, 1991. C’était absolument universel, tout le monde était concerné. Et une partie du processus consistait à identifier par une loi spéciale les biens à restituer aux organisations religieuses. Cette loi concernait les propriétés des congrégations religieuses, ce qui incluait évidemment aussi les écoles, les hôpitaux et d’autres institutions. Parfois, cela incluait des logements résidentiels, lorsque les congrégations avaient acheté des maisons pour générer des revenus. »
Ce qui nous ramène aux premières remarques d’Ilya Lenskis et au cas particulier des Juifs considérés non pas comme une religion mais comme un groupe ethnique. « C’était un peu problématique pour les Juifs, surtout dans le cas où il n’y a pas de « congrégation » pour telle ou telle localité. Les luthériens, les catholiques et les orthodoxes ont leur Curie, leur Consistoire ou leur Synode. Mais il n’y avait rien de tel pour les Juifs, qui n’avaient pas d’institution centrale. » Ainsi, de nombreux biens et propriétés n’ont pas pu être réclamés par la communauté juive. De plus, les tribunaux ont mal interprété la loi : « Ils disaient que seuls les biens ayant une fonction religieuse devaient être restitués, ce qui n’est pas vrai. » Ce n’est qu’il y a quelques années que les Juifs ont finalement été reconnus comme une communauté religieuse sur le même modèle que les autres confessions.
Ilya Lenskis tient à préciser que l’atmosphère dans laquelle la loi a été négociée n’a jamais été délétère : « Il n’y a pas de discrimination à l’égard des Juifs. Nous avons un niveau d’antisémitisme très bas. Mais la loi avait un contenu injuste. Elle supposait que s’il avait existé une communauté religieuse dans une ville, n’importe où, de n’importe quelle confession, alors cette communauté pouvait être recréée. Mais, après la Shoah et les années soviétiques, la plupart des communautés juives ne purent plus être recréées. Et il n’y a pas d’autorité centrale pour la religion juive, donc ces propriétés n’ont tout simplement pas été réclamées. »
Il ajoute toutefois : « Parfois, je dois l’admettre, les arguments de l’opposition étaient assez stupides. Tout d’abord, ils disaient que ce serait une préférence raciale d’étendre la loi aux Juifs. Pour nous, il s’agissait au contraire de justice. L’un des opposants a évoqué le livre Hitler’s Jewish Soldiers: The Untold Story of Nazi Racial Laws and Men of Jewish Descent in the German Military [Les soldats juifs d’Hitler : L’histoire inédite des lois raciales nazies et des hommes d’origine juive dans l’armée allemande d’un auteur américain], de Bryan Rigg, sur les « Juifs servant dans l’armée nazie », alors même qu’ il ne s’agit pas de Juifs, mais de descendants de familles partiellement juives, en disant : « Ils se battaient sur deux fronts, ils étaient du côté des nazis. Par conséquent, pourquoi devrions-nous leur donner quoi que ce soit ? » C’est stupide et totalement faux… Une autre partie de l’opposition a proposé de diviser les propriétés entre les Roms et les Juifs et d’avoir une supervision claire sur la manière dont elles seraient gérées. Enfin, étant donné que ceux qui ont travaillé pour les structures répressives nazies ou soviétiques ne peuvent pas recevoir de rétribution en Lettonie, certains se sont penchés sur la liste incomplète des informateurs du KGB pour y chercher des Juifs, tandis que d’autres ont suggéré que les Juifs pourraient simplement racheter leurs propriétés. » L’absence d’atmosphère délétère est peut-être à relativiser…
La longue route vers la loi
« Si j’avais eu un enfant lorsque nous avons commencé à essayer de faire passer la loi, il entrerait aujourd’hui à l’université » plaisante Krupnikov, avant d’expliquer la longue histoire de cette lutte. « C’est un processus compliqué qui a nécessité de nombreuses négociations. Nous nous sommes adressés à tous les partis politiques, nous avons écouté tous les arguments et nous les avons tous discutés. Nous en avons compris certains, d’autres non. La plupart des personnes qui se sont opposées à la loi, du moins au Parlement, ne le faisaient pas pour des motifs antisémites, mais pour des raisons politiques. Ils ne voulaient pas en assumer la responsabilité. On peut dire qu’il existe un certain antisémitisme en Lettonie, mais il n’est pas politiquement important », explique-t-il.
Le premier travail sur cette loi a commencé en 2002-2003, lorsque le tout récent Conseil des communautés juives a envoyé une équipe d’experts aux Archives nationales pour examiner l’étendue des propriétés que les Juifs possédaient avant l’occupation soviétique et les compiler en différentes catégories : religieuses, communautaires et sans héritier. Une liste a été établie et une proposition de loi a été rédigée en 2005. Les négociations ont commencé avec le gouvernement letton, avec le soutien de la majorité de la « Saeima », le parlement letton. Mais quand le gouvernement a essayé de soumettre la loi, des pressions se sont exercées sur la Saeima, qui n’a pas même accepté de la considérer en première instance. « Cette tentative a complètement échoué ! » se souvient Dmitry. Après cela, il y a eu des discussions animées autour de certaines questions : « Les Juifs sont-ils éligibles ? Est-il correct de rembourser la communauté juive ? Serait-ce un aveu de culpabilité de la Lettonie pour la perpétration de la Shoah ? » Un comité a été créé pour évaluer la liste des biens mais il est traversé par des esclandres en 2012, lorsque, lors d’une nouvelle tentative, le ministre de la Justice Gaidis Bērziņš démissionne, affirmant qu’il aurait été contraint d’évaluer la liste, alors que lui et son parti, l’Alliance nationale, étaient fermement opposés à l’idée même de considérer cette question.
Le sujet fait aussi l’objet de pressions extérieures. Par exemple, chaque Envoyé spécial des État-Unis pour les questions relatives à la mémoire de la Shoah renvoie systématiquement la Lettonie à ce dossier, lors de chaque rencontre. Une proposition est faite en 2015 par l’un d’entre eux, David Son. Il suggère que, parmi la longue liste, la communauté juive pourrait commencer par ne récupérer que cinq premières propriétés, plutôt que d’exiger l’entièreté d’environ 275 propriétés. Mais la communauté s’oppose à cette proposition, principalement parce que les cinq bâtiments choisis sont vétustes et hors d’usage, et en raison du risque de créer une restitution purement symbolique. En 2018, une nouvelle Saeima est élue et, dès l’année suivante, le parti libéral Attīstībai/Par ! (Développement/Pro !), essaie alors de soumettre une nouvelle loi…. Mais la majorité ne sera pas atteinte. Dmitry Krupnikov se souvient : « Nous avons ensuite travaillé pendant deux ans avec tous les partis en expliquant les fondements de la loi, pourquoi nous pensions qu’elle était appropriée, ce qui devait être fait, et que la loi n’était pas un aveu de culpabilité. » Puis, en juillet 2021, le Conseil des communautés juives, et le Fonds de restitution des communautés juives, remettent le sujet sur le devant de la scène et envoient une nouvelle lettre à chaque député pour demander que cette loi soit examinée au cours de la prochaine session.
C’est chose faîte en septembre 2021 : le sujet est à nouveau discuté par la Commission budgétaire de l’assemblée nationale lettone, qui transmet un projet de loi au parlement pour le soumettre au vote. Dmitry Krupnikov se souvient des résultats : « Sur 100 députés, 64 députés ont voté pour, 17 contre. Certains se sont abstenus, et je pense que douze n’ont pas pris part au vote. Nous avons donc eu deux tiers des participants qui ont voté pour notre loi. »
Krupnikov décrypte ce vote de l’assemblée : « Presque tous les partis ont soutenu la loi, sauf l’Alliance nationale et quelques députés indépendants. Dans les autres partis, certains se sont abstenus ou ont voté contre, mais la principale opposition fut bien celle de l’Alliance nationale, (le parti nationaliste et conservateur, hostile au multiculturalisme, et qui considère les collaborateurs lettons comme « patriotes »). Mais même au sein de ce parti, deux députées, plutôt que de s’opposer, n’ont pas pris part au vote ! ». L’une d’entre elles, alors présidente de la Saeima (elle est aujourd’hui ministre de la Défense), a plusieurs fois assisté à des événements commémoratifs de la Shoah, et a visité le musée du Mémorial de la Shoah à Washington.
Il aura donc fallu trois sessions, sur des années, pour que la loi soit votée et adoptée. Elle prévoit que, sur une période de dix ans, l’État letton versera 40 millions d’euros, en dix paiements annuels, qui seront utilisés au profit de la communauté juive lettone.
Des investissements pour raviver la vie juive lettonne ?
Lenskis est particulièrement engagé au sein de la communauté juive : « Je ne suis pas un exemple très représentatif parce que j’ai passé la plus grande partie de ma vie dans la communauté juive. Je suis allé à l’école juive, celle qui est publique. J’ai participé à toutes sortes de camps d’été juifs, au sein d’un large éventail d’organisations, j’ai été membre d’une troupe de théâtre juive, j’ai étudié l’histoire et j’ai fini par travailler au musée. La plupart des Juifs lettons ne sont pas aussi constamment impliqués dans la communauté, leur expérience de vie est beaucoup plus diversifiée. »
Le musée qu’il dirige, qui a été créé en 1988 par un groupe de survivants de la Shoah réunis par l’éminent historien Marģers Vestermanis (un intellectuel public qui reste aujourd’hui encore, à 97 ans, le conservateur du musée), appartient à la communauté juive. Il est certifié par l’État, ce qui signifie qu’il est reconnu comme une institution culturelle. Lenskis précise : « L’État ne décide pas de ce que nous exposons, des sujets que nous abordons, des opinions que nous exprimons ou des livres que nous publions. Mais il s’occupe de la gestion et de la préservation des collections, car notre collection est officiellement reconnue comme faisant partie de la collection générale des musées de Lettonie. Il y a quelque temps, nous avons obtenu un bâtiment supplémentaire pour notre musée, dans la vieille ville de Riga, très bien situé à côté de la synagogue. Mais il s’agit d’une structure du XVIIe siècle abandonnée depuis longtemps, et il était évident que nous aurions besoin de beaucoup d’argent pour la rénover. »
Au départ, le contenu du musée était principalement orienté vers l’histoire de la Shoah. Mais peu après sa création, il a adopté une approche plus large de l’histoire juive en Lettonie, depuis les premières traces de présence juive au XVIe siècle jusqu’à nos jours. Les collections sont composées d’objets rituels, de photos, de documents et de livres provenant de dons familiaux, mais aussi d’un chalandage assidu dans les magasins d’antiquités. « Parfois, nous achetons même sur eBay. Il nous arrive aussi de recevoir des appels de personnes nous disant que leur maison utilise des pierres tombales juives comme matériau de construction et nous venons chercher les pierres tombales pour les apporter au musée » poursuit Lenskis. Le musée organise des événements culturels, des programmes éducatifs et accueille environ dix mille visiteurs par an. La plupart d’entre eux sont des étrangers, bien que le nombre de visiteurs locaux, en particulier d’écoliers, ait fortement augmenté ces dernières années.
Selon la loi adoptée par le parlement, tout l’argent versé par l’État pour les spoliations doit être dépensé en Lettonie, à l’exception du soutien aux survivants de l’Holocauste originaires de Lettonie, qui sont aujourd’hui dispersés dans le monde entier. L’argent sera consacré à la communauté juive, à l’éducation, aux projets culturels et à l’aide sociale.
Krupnikov décrit les défis à venir : « Nous devons faire perdurer la communauté juive, le centre social, soutenir l’école juive, organiser des événements culturels et sportifs. Les bâtiments qui nous ont été rendus en 2016 doivent être restaurés. Au centre de ce qui était autrefois un quartier très juif se trouve un bâtiment appelé « Linas Hacedek ». Il s’agit d’un ancien bâtiment médical d’un hôpital juif qui, avant de nous être restitué, est resté vacant pendant vingt ans. Vous pouvez imaginer son état. Nous devons le rénover. On nous a aussi rendu la synagogue de Jūrmala, une ville balnéaire à côté de Riga, également inutilisée depuis vingt ans. Nous voulons la rénover. Cela va demander beaucoup d’argent. »
La communauté souhaite également soutenir le Mémorial Žanis Lipke, du nom d’un Letton qui a sauvé 55 Juifs pendant la Shoah en les cachant dans sa cave. « Parmi ceux qu’il a sauvés se trouvent deux de mes parents éloignés, et je connais leur histoire, je sais comment ils ont été sauvés », se confie Krupnikov.
Deuxième priorité : l’éducation juive. « Nous avions une école qui comptait 200 élèves. Maintenant, ils sont 460. Nous manquons de place », explique Lenskis. Un jardin d’enfants a récemment été transféré dans de nouveaux locaux.
Dans leurs bouches, l’expression « ressusciter la vie juive » est souvent revenue. La loi est passée. Mobilisée mais réduite, la petite communauté juive de Lettonie retrouve aujourd’hui des biens spoliés qu’il faut faire revivre. Le plus dur reste à faire.
Elie Petit
Notes
1 | Le cas de la Finlande, où les spoliations eurent lieu dans les régions occupées après la guerre d’hiver de 1939-1940 et la guerre de continuation de 1941-1944, est quelque peu différent. |
2 | Des recensements dénombrent un peu moins de cent mille juifs en 1925 et sensiblement le même nombre en 1939. |
3 | La tentative de détournement d’avion en 1970 a également été organisée en grande partie par des militants de Riga. |
4 | Donnée de 1989. |
5 | Le Front populaire de Lettonie (en letton : Latvijas Tautas fronte) était une organisation politique nationaliste lettone, active dans les années 1980 et au début des années 1990. Le 26 mars 1989, il emporte 26 sièges sur 40 au parlement letton. Ce parti politique fut créé afin d’obtenir l’indépendance de la Lettonie. Il cesse officiellement d’exister en juin 1993. |