Comment les juifs américains vivent-ils la situation politique actuelle, où se trouve remis en cause à la fois leur attachement à Israël, les normes démocratiques de leur propre pays et la sécurité dont ils croyaient bénéficier face à l’antisémitisme ? Pour Sébastien Lévi, ils sont pris entre le marteau trumpien et l’enclume antisioniste, et cet écartèlement préfigure les reconfigurations et les luttes politiques à venir.
Juif français non religieux, sioniste libéral, j’ai toujours vu les États-Unis comme la terre promise de ma judéité, du fait d’un faible niveau d’antisémitisme conjugué à une vision plus politique et culturelle que religieuse de la vie juive. Mon rêve américain a toujours inclus une dimension juive, et lorsque je suis devenu américain en novembre 2022, j’étais presque aussi ému de devenir également à cette occasion un juif américain. Je me pose donc aujourd’hui la question : alors que l’antisémitisme relève la tête aux États-Unis, en particulier depuis le 7 octobre, que l’État d’Israël qu’ils aiment devient méconnaissable jour après jour sous les coups de l’obscurantisme religieux et de l’extrémisme nationaliste, et que la démocratie américaine qui les a protégés ploie sous les coups de boutoir de Trump, où en sont les juifs américains ?
Tikkun Olam, le 11e commandement des juifs américains
Il y a environ 7 millions de juifs aux États-Unis, sur une population de 350 millions d’Américains, soit 2% de la population (contre 500,000 en France sur une population de 70 millions, soit 0.7%), très concentrés dans certaines villes comme New York, Miami, Los Angeles ou Chicago. La communauté juive américaine a particulièrement grossi entre 1880 et 1900 (de 200,000 personnes à 1.0 million, puis de 1.0 million à 4.0 millions entre 1900 et 1930 (pogroms en Europe de l’Est), et enfin de 6.0 millions à 7.0 millions depuis 1990 et la chute de l’URSS. Environ 95% des juifs américains sont ashkénazes, alors que 70% des juifs français sont sépharades, mais c’est sur d’autres plans que la différence est notable, voire spectaculaire, reflet des différences de modèle de société entre la France et les États-Unis.
Si la France et les États-Unis ont accordé à leurs juifs protection et égalité de droit à peu près au même moment, à la fin du 18e siècle, une différence de taille existe entre ces deux émancipations, autour du concept de laïcité. Celle-ci, théorisée dans les mots fameux de Clermont Tonnerre – « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens. » — demeure profondément incomprise aux États-Unis, où elle est perçue non pas comme un épanouissement individuel mais comme une punition collective, voire un racisme d’État. Il s’agit d’un malentendu profond, qui ressort à chaque événement lié à la laïcité en France, comme la loi sur les signes religieux en 2004.
Si l’attachement à la judéité est une affaire privée en France, avec le respect des traditions et des commandements comme matrice, il est beaucoup plus public, ouvert à la société aux États-Unis, et dès lors que les commandements et la tradition ne sont pas au centre de tout, il est plus facile de les réinterpréter, de se les réapproprier et de les adapter à la modernité. Cela peut expliquer le fait que le judaïsme orthodoxe soit le seul officiellement reconnu en France, et largement majoritaire, au contraire des États-Unis, où la majorité est soit libérale, soit conservative (Massortim), avec une approche plus libre ou moderne par rapport au culte et à la liturgie, et une évolution de la pratique en lien avec l’évolution de la société, par exemple sur le plan de l’égalité entre les hommes et les femmes.
Les sphères familiale et religieuse sont les deux principaux pôles de la vie juive en France, alors que l’expression de sa judéité est bien plus publique aux États-Unis. Cette différence explique un rapport à la politique et aux engagements très différent dans les deux pays pour leurs communautés juives.
Ce lien direct avec la société est au cœur du judaïsme américain, et il explique autant qu’il permet sa présence dans la sphère publique.
Dès lors que la religion est un fait social et public aux États-Unis, il n’est guère étonnant que son expression ait une portée politique qui dépasse le simple cadre de la synagogue, en étant non seulement tolérée, mais encouragée. Il est ainsi notable que le « fait juif » ait pénétré si fortement la culture populaire aux États-Unis, voire le langage. Hanukkah est une fête connue de tous, ainsi que Rosh Hachana. Les jours des fêtes de Rosh Hachana et Kippur sont fériés dans les grandes villes américaines. Des mots comme « Khutspah/ Mensch/ Mazal Tov/ Lehaim/ Oy ve » sont rentrés dans le langage courant. Cela ne signifie pas que l’antisémitisme soit absent, loin de là, mais le fait juif est très présent, y compris dans l‘espace public et dans la culture populaire. Ainsi, la série « Seinfeld », profondément « juive new-yorkaise », a été pendant la décennie 1990 la série la plus populaire aux États-Unis.
La situation est très différente en France, où le modèle jacobin rend plus difficiles ces influences linguistiques ou culturelles. La judéité étant largement cantonnée à l’espace privé, sa présence dans la sphère publique est naturellement réduite. Les fêtes juives ne sont pas mentionnées dans la plupart des calendriers du pays, le personnel politique juif n’est pas identifié comme tel ou s’en revendique peu ou pas. Nul antisémitisme dans cette réalité, mais une conséquence de la laïcité française. Les sphères familiale et religieuse sont les deux principaux pôles de la vie juive en France, alors que l’expression de sa judéité est bien plus publique aux États-Unis. Cette différence explique un rapport à la politique et aux engagements très différent dans les deux pays pour leurs communautés juives. Lorsque Merrick Garland ou Tony Blinken ont été nommés respectivement ministres de la Justice et des Affaires étrangères de Biden, ils ont beaucoup parlé de leur judéité lors de leur nomination au Sénat, comme élément constitutif de leur personne, mais aussi de leur identité politique, avec le « Tikkun Olam » (la « réparation du monde ») comme matrice de leur engagement.
Pour de nombreux juifs américains, vivre son judaïsme va donc bien souvent au-delà du respect des commandements, mais inclut une portée politique, avec un principe central et même fondateur : le Tikkun Olam. Si celui-ci n’est pas présent dans la Torah, il apparait dans le Talmud et sert de principe unificateur du bien et de la justice à apporter lors de son existence sur la terre. Le Tikkun Olam permet de nourrir l’appartenance à la nation américaine par le judaïsme, et de renforcer son identité juive par son américanité. On n’est pas uniquement juif et américain, on est juif parce qu’américain, et américain parce que juif.
La lutte contre l’obscurantisme, contre les discriminations passées, devient un moteur identitaire fort. On exprime son judaïsme en se souvenant des discriminations dont on a été victime comme juifs et en luttant contre les nouvelles. C’est à cette aune qu’on peut comprendre la très forte implication des juifs américains dans la lutte pour les droits civiques, devenue un “combat juif” alors que les juifs n’étaient pas “directement” concernés par cette cause. Cette dernière fait partie intégrante de l’imaginaire des juifs américains, et elle demeure une grande fierté. L’image du rabbin Heshel côte à côte avec Martin Luther King à Selma en Alabama, les références multiples de King à Pessah comme fête universelle de la liberté ou son attachement à Israël sont vus comme un âge d’or, et tous ces éléments expliquent à bien des égards que, malgré les tensions récentes, les liens politiques entre Noirs et juifs demeurent forts, et que ces deux communautés restent aujourd’hui les plus gros soutiens du Parti démocrate.
Il existe évidemment une part de mythe dans cette description, mais à titre personnel, en tant que juif non pratiquant, ce combat commun et plus globalement cette approche de la judéité m’ont toujours fasciné, car ils permettent de ne pas seulement « être » juif, mais de « vivre » cette identité, en agissant tous les jours, presque à la manière d’un Israélien qui vit sa judéité quotidiennement en Israël en contribuant à construire un État juif.
Un attachement profond à Israël, mais critique si nécessaire
Si les expériences des juifs américains et des juifs israéliens demeurent évidemment très différentes malgré les points communs soulignés plus haut, qu’en est-il de la relation des juifs américains avec l’État d’Israël aujourd’hui ?

Pour 80% des juifs américains selon Pew Research Center, Israël est un élément constitutif de leur judéité, et l’attachement à ce pays est incontestable. Cet attachement ne les empêche toutefois pas de prendre la parole contre des mesures du gouvernement qui leur déplaisent, alors que ces prises de parole sont beaucoup plus rares, voire absentes, chez les juifs de France (nous y reviendrons).
Tout d’abord, 80% des juifs américains ne sont pas orthodoxes, et une part non négligeable d’entre eux n’est même pas considérée comme juive par le rabbinat en Israël, contrôlé par l’establishment orthodoxe. Ce dernier, soutenu par les partis ultraorthodoxes à la Knesset (et principaux alliés de Netanyahu), ne cesse d’ostraciser les juifs libéraux ou Massortim américains, qui n’hésitent pas à s’élever publiquement contre les institutions religieuses de l’État d’Israël.
Par ailleurs, la nature politique du judaïsme américain, à l’inverse de la vision plus communautaire du judaïsme français, explique la propension des juifs américains à critiquer le gouvernement israélien, lorsque la politique défendue n’est pas en accord avec leur propre vision. Dans une approche plus communautaire, il est plus difficile et moins naturel de faire entendre une voix discordante. Il est ainsi plus fréquent d’entendre l’expression « on lave son linge sale en famille » dans un contexte juif français, cet aspect communautaire primant sur les potentielles divergences politiques. Par ailleurs, une expression publique, en tant que juifs, est moins habituelle dans le cadre laïque à la française, et on touche là à un élément absolument essentiel de la frilosité des juifs français à prendre la parole « en tant que juifs ».
Dès lors que la lutte pour les droits civiques est un marqueur fort de l’identité des juifs américains, on peut comprendre que les failles démocratiques du modèle israélien et l’occupation des territoires soient autant de sujets douloureux pour ces derniers, malgré ou plus encore en raison même de leur attachement très fort à Israël. L’évolution actuelle d’Israël rend cette prise de parole critique quasiment inéluctable, avec Benyamin Netanyahu comme incarnation paradoxale de cette prise de distance croissante entre les juifs américains et Israël.
Netanyahu est sans nul doute le plus américain de tous les Premiers ministres israéliens, ayant passé aux États-Unis de nombreuses années en tant qu’adolescent puis y ayant démarré sa vie professionnelle, d’abord dans l’ameublement puis comme diplomate. Cette connaissance intime de la société américaine et des juifs américains aurait pu le pousser à nourrir et à renforcer les liens avec ces derniers, mais c’est le contraire qui s’est produit. En fait, c’est précisément la connaissance des juifs américains qui le conduit à les voir comme une cause perdue, une communauté trop libérale pour épouser sa propre vision d’Israël et de la place du pays dans le monde, et de surcroit vouée à l’extinction par l’assimilation. Très tôt, il a donc préféré entretenir les relations avec les chrétiens évangéliques, dans une approche purement transactionnelle.
Sionistes dans leur grande majorité, la plupart des juifs américains considèrent que le Premier ministre israélien leur tourne le dos, en nouant des alliances politiques aux États-Unis, mais aussi en Israël sur le plan intérieur, qui sont autant de trahisons pour eux.
Pour les chrétiens évangéliques, il importe que les juifs peuplent la Terre d’Israël, y compris et surtout la Judée Samarie ou Cisjordanie, ce retour massif des juifs en Eretz Israel étant la condition nécessaire pour le retour du Christ sur Terre. Les juifs seront alors soumis à un choix radical : la conversion au christianisme ou la mort. En d’autres termes, les juifs sont ici les idiots utiles de cette vision messianique, mais Netanyahu n’en a cure. Tant qu’il peut compter sur leur soutien, notamment dans sa volonté d’empêcher la création d’un État palestinien, le jeu en vaut la chandelle. De son point de vue, les chrétiens évangéliques sont ses propres idiots utiles, ce qui est exactement le type de rapports humains et politiques que Netanyahu affectionne.
Pour les juifs américains, cette alliance est un coup de poignard dans le dos, car ces alliés de l’État d’Israël sont leurs adversaires irréductibles, auxquels tout les oppose idéologiquement, mais aussi sur un plan religieux. Sionistes dans leur grande majorité, la plupart des juifs américains considèrent que le Premier ministre israélien leur tourne le dos, en nouant des alliances politiques aux États-Unis, mais aussi en Israël sur le plan intérieur, qui sont autant de trahisons pour eux. Selon un sondage CGAO effectué auprès des juifs américains autour de l’élection présidentielle de novembre dernier, le ratio favorable/défavorable envers Netanyahu est de 32/63 (contre 69/30 pour Kamala Harris et 28/71 pour Donald Trump).
Libéraux religieusement, avec en leur sein beaucoup d’enfants de mariages mixtes, les juifs américains ont majoritairement une approche « ouverte » de la filiation et de l’appartenance au peuple juif, et ils mettent l’égalité homme-femme au cœur de leur doctrine, ce qui va à l’encontre de tous les principes professés par les partis Haredim en Israël. Sur le plan politique et des valeurs, le Tikkun Olam dont ils se revendiquent les enjoint à défendre un idéal de justice universelle avec par exemple les droits des minorités ou des homosexuels, et à rejeter l’occupation des territoires palestiniens. Ils perçoivent donc avec effroi les alliés politiques de Netanyahu en Israël, de l’aspect rigoriste des Haredim à l’idéologie messianique et raciste de Smotrich ou Ben Gvir, repoussoirs absolus et rejetés avec force.
Si les juifs américains essaient de différencier au maximum l’État d’Israël de son gouvernement, il leur est difficile de le faire complètement, particulièrement pour les jeunes qui n’ont connu que Netanyahu au pouvoir et pour qui l’incarnation d’Israël est réductible à Netanyahu et à ses partenaires politiques. J’ai pu constater cette difficulté au sein du lobby sioniste libéral J Street[1], qui se bat contre l’occupation, défend la démocratie américaine au nom même de leur vision de leur judéité, selon cette particularité si américaine qui autorise une expression politique au nom même d’une appartenance ethnique ou religieuse.
Cette plongée au sein de J Street a en effet été l’occasion de voir un véritable attachement à Israël, qui allait de pair avec un trouble croissant sur l’évolution du pays, avec par ailleurs un véritable décalage générationnel, dont j’ai été directement témoin. Ainsi, lors d’une conférence de l’organisation, une énergie particulière émanait de la salle quand Bernie Sanders parlait en des termes nets et durs de l’occupation des territoires et de la souffrance des Palestiniens, alors qu’une certaine frustration existait quand Blinken le faisait de manière plus diplomatique, et il existait un décalage très net entre les jeunes de J Street, qui manifestaient bruyamment, et leurs ainés, plus mesurés dans leurs réactions.
Il ne s’agit pas seulement de pointer ici la fougue de la jeunesse. Si J Street se revendique sioniste, le mot est plus difficile à assumer pour certains jeunes, plus « progressistes » que leurs parents et influencés par la gauche « intersectionnelle », qui sont encore sionistes, mais qui se retrouvent mal à l’aise avec un mot devenu clivant (avant même le 7 octobre) et l’assimilation qui en est faite avec une droite israélienne au pouvoir et de plus en plus extrémiste.
Dès lors que la lutte pour les droits civiques est un marqueur fort de l’identité des juifs américains, on peut comprendre que les failles démocratiques du modèle israélien et l’occupation des territoires soient autant de sujets douloureux pour ces derniers, malgré ou plus encore en raison même de leur attachement très fort à Israël.
De même que le drapeau a longtemps été confisqué par la droite israélienne avant de se voir réapproprié par les libéraux (y compris ceux de gauche) à l’occasion des manifestations de 2023 contre la réforme judiciaire en Israël, le mot sioniste est devenu lui-même un enjeu politique : to say it or not to say it? Le dire ou ne pas le dire ?
Les juifs américains traditionnels sont ainsi bousculés par leurs enfants, par cette nouvelle génération qui voit moins Israël comme un élément essentiel de leur judéité. Ainsi, le chiffre de 80% de juifs pour qui Israël est un élément central de leur judéité est de 70% pour les 18-29 ans, contre 90% pour les plus de 65 ans. En ce qui concerne l’attachement émotionnel à Israël, il est lui de 67% pour les plus de 65 ans, mais de 48% pour les 18-29 ans. Il serait intéressant d’avoir ces chiffres pour les adolescents, qui seraient sans doute révélateurs, car un autre sondage, commandité par le gouvernement israélien, avait révélé que 37% des juifs américains de 14 à 18 ans avaient de la sympathie pour le Hamas.
Il ne s’agit pas d’une assimilation ou d’un éloignement de sa judéité, comme le prophétisait Netanyahu, mais d’une adaptation à une nouvelle réalité et à une nouvelle relation à l’État d’Israël. Pour cette nouvelle génération, l’idée d’Israël comme État juif et démocratique est tout simplement contredite par les faits et par la permanence au pouvoir de Netanyahu, le visage inamovible d’Israël dans les 16 dernières années, et actuellement plus inévitable que jamais. Pour eux, et contrairement à leurs ainés, Israël n’a jamais été incarné par une figure inspirante ou respectée, comme Peres, Rabin, Begin ou, pour remonter plus loin, Golda Meir ou David ben Gourion. À mesure qu’Israël semble s’orienter vers l’illibéralisme, il devient soit antagoniste soit un non-facteur : il est probable et même souhaitable qu’une nouvelle relation voie le jour, plus adulte et équilibrée.
La poussée illibérale et autocratique, concomitante aux États-Unis et en Israël, pourrait être l’occasion d’une nouvelle alliance entre juifs américains et juifs israéliens. À mesure que leurs gouvernements se rapprochent, ces communautés pourraient se réunir dans une même opposition.
Ce phénomène avait pu être observé en 2023 lors des manifestations contre la réforme judiciaire en Israël. À cette occasion, j’avais entendu bon nombre de juifs américains et d’Israéliens libéraux vivant aux États-Unis me dire qu’ils avaient cessé de se rendre à la parade pro-Israël et de brandir le drapeau israélien depuis des années. En 2023 ils étaient de retour, défilant fièrement dans les rues de New York (j’en faisais partie), avec la possibilité de proclamer fièrement leur attachement à Israël ET aux valeurs démocratiques (le thème de l’occupation étant volontairement laissé de côté pour avoir un consensus le plus large possible, comme en Israël).
Cette réappropriation du drapeau et d’un soutien équilibré à Israël pourrait bien annoncer une nouvelle alliance et forger un nouveau lien véritablement équilibré entre Israël et la diaspora, en l’occurrence américaine.
Il s’agirait là d’un nouveau sionisme de diaspora qui se réclamerait de la déclaration d’indépendance israélienne et de la Constitution américaine, des valeurs démocratiques véhiculées par ces deux documents, plus que du soutien automatique des juifs américains au gouvernement israélien. On peut envisager que l’extrémisme actuel des gouvernements israélien et américain favorise une nouvelle relation plus mature et plus équilibrée, ainsi que de nouvelles coopérations entre communautés qui passeraient au-dessus des relations entre gouvernements, en une nouvelle incarnation de « Am Israel » (peuple juif), réunie par les valeurs démocratiques.
L’ouragan Trump
Cette nouvelle alliance pourrait être le meilleur antidote à l’éloignement d’Israël qui a cours chez les jeunes juifs américains. Elle est aujourd’hui d’autant plus urgente et pertinente que la lutte contre Netanyahu et la dérive illibérale d’Israël, commune aux Israéliens et Américains libéraux, se voit presque éclipsée par une autre urgence, existentielle pour les juifs américains, qui se manifeste sous les traits de Donald Trump.
Pour un juif américain, Trump est à bien des égards le cauchemar absolu, une figure d’homme fort, ignorant, brutal, prêt à piétiner toutes les règles démocratiques qui ont permis aux juifs américains de prospérer et de vivre pleinement leur judéité. Comme pour ce qui concerne l’ensemble de cet article, rappelons qu’il ne s’agit, certes, pas de tous les juifs américains, mais que 70-75% d’entre eux ont voté contre lui aux dernières élections, avec un étayage assez proche des élections présidentielles des 50 dernières années.

Ce cauchemar Trump n’a rien à voir avec le fait qu’il soit républicain, mais est dû au fait qu’il incarne une Amérique qui n’est pas celle rêvée ou vécue par les juifs américains, une Amérique conservatrice, nativiste, fermée sur le monde et même hostile à celui-ci. La crainte existe de voir le trumpisme comme le début d’une nouvelle ère, avec à la suite de Trump de véritables idéologues qui essaieront de transformer les États-Unis en une nation blanche, chrétienne et conservatrice. L’Amérique de la série Handsmaid Tale (La Servante écarlate) était fictionnelle, mais elle devient aujourd’hui une probabilité réelle, certes faible, mais plus totalement impossible, et que craignent la majorité des juifs américains.
Si l’antisémitisme de Trump n’est pas avéré, malgré les nombreux stéréotypes qu’il relaie sur les juifs, comme leur talent de négociateur ou leur sens du business, il est en revanche raciste, prenant acte des droits civiques, mais ne les célébrant pas et essayant même de les détricoter, écornant par la même une fois de plus son image auprès des juifs pour qui la bataille pour les droits civiques est constitutive de leur identité. Son soutien à Israël n’est pas guidé par un attachement de principe à ce pays, contrairement à Clinton ou Biden, mais par des intérêts purement électoraux avec les évangéliques, et son alliance avec Netanyahu est celle entre deux dirigeants exécrés par les juifs américains, sur des valeurs aux antipodes des leurs.
Mû par une approche purement transactionnelle, il voue une rancune tenace aux juifs américains qui se refusent à le rejoindre malgré ses gestes envers Israël (et souvent plutôt envers la droite israélienne) lors de son premier mandat, comme le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, le soutien à l’annexion du Golan ou sa mansuétude envers la colonisation des territoires palestiniens.
Enfin, Trump n’a de cesse d’instrumentaliser le thème de l’antisémitisme, et de se présenter comme le seul vrai rempart contre ce fléau, contre des démocrates perçus comme complices et faibles, et il attribue à une déficience mentale le fait que les juifs américains ingrats leur demeurent fidèles…
Pour la majorité des juifs américains, Trump apparait bien comme un leader autoritaire et inculte, opposé à leurs valeurs, tenant d’un illibéralisme qui le rapproche d’un gouvernement israélien honni, relayant et instrumentalisant un antisémitisme que les juifs américains ont longtemps vu comme un phénomène européen, mais qui revient en force dans leur pays, et cela avant même le 7 octobre.
Résurgence de l’antisémitisme, bien avant le 7 octobre – et instrumentalisation de l’antisémitisme
Ma propre expérience de juif français ayant vécu la hausse spectaculaire des actes antisémites au début des années 2000 en France m’a rendu particulièrement sensible à la hausse de l’antisémitisme aux USA, qui avait précédé le 7 octobre, mais qui a explosé après. J’avais d’ailleurs évoqué le sujet sur Radio J en février 2023, pour parler du fait que la tranquillité absolue des juifs américains était révolue, avec des faits particulièrement graves comme l’attaque de la synagogue de Pittsburgh en 2018 ou celle de Poway en Californie en 2019, faisant respectivement 11 et 5 morts.
Les chiffres sont implacables : de 1000 actes antisémites par an jusqu’en 2015 on est passé à 2000 entre 2016 et 2019 (libération de la parole sous Trump) puis à 4000 entre 2020 et 2022 (complotisme lié au COVID) avant de grimper à 8000 en 2023 puis 10000 en 2024 (répliques du 7 octobre). Si on s’en tient aux actes antisémites rapportés à la population, on est passé d’un ratio de 1 à 7 par rapport à la France en 2015-2016 à 1 à 2 en 2023.
Cette nouvelle réalité est violente et dure à admettre pour les juifs américains, comme elle l’avait été pour les juifs de France à partir des années 2000. Si les situations sont différentes, si on ne risque pas de voir un phénomène similaire à l’alya intérieure ou au phénomène décrit dans l’ouvrage collectif Les territoires perdus de la république dirigé par Georges Bensoussan, il existe aux États-Unis la même prise de conscience qu’en France à l’époque qu’un âge d’or est sans doute en train de se terminer.
En hausse régulière depuis 2015 et l’irruption de Trump dans la vie publique américaine, l’antisémitisme a véritablement explosé depuis fin 2023, de manière similaire a ce qui s’est passé en Europe. Intimidations, vandalisme, agressions physiques, l’éventail est large – jusqu’à l’assassinat de deux employés de l’ambassade d’Israël aux États-Unis devant le musée juif de Washington au cri de « Free Palestine » le 22 mai dernier – et conduit aujourd’hui à des scènes inimaginables il y a 10 ans, comme la présence de voitures de police devant les synagogues ou l’apparition de portiques de sécurité dans celles-ci.
Expérience personnelle, liée à la parade pro-Israël déjà évoquée. J’avais écrit à ma famille en France que j’appréciais le fait non pas seulement de pouvoir défiler sur la 5e avenue, mais peut-être plus encore de pouvoir m’y rendre en métro avec un drapeau israélien visible, sans crainte. Et ma femme, israélienne, pouvait lire en public des livres en hébreu sans jamais craindre pour sa sécurité, au contraire de ce qu’elle ressentait lorsque nous vivions à Paris.
Depuis le 7 octobre, cette sérénité a disparu, et un lieu symbolise mieux que tout cette nouvelle réalité : les campus des grandes universités. L’antisémitisme bien réel y coexiste avec une instrumentalisation non moins réelle de ce dernier par la droite, si bien qu’admettre la réalité du phénomène devient un motif d’ambivalence pour certains. J’ai ainsi assisté à des discussions parfois homériques sur le sujet, où des étudiants juifs américains sionistes libéraux (mais pas d’extrême gauche) disaient de bonne foi qu’ils n’étaient en rien affectés et que cette situation était exagérée par les médias ou des institutions juives, en vue de l’instrumentaliser. La défense du free speech, admirable en soi, a pu conduire certains libéraux et juifs américains à ne pas vouloir voir que ce principe était utilisé pour intimider et réduire au silence des étudiants juifs, et nombre de juifs libéraux ont tellement craint d’être instrumentalisés que cela a pu les conduire à minimiser un phénomène pourtant bien réel.
Trump n’a de cesse d’instrumentaliser le thème de l’antisémitisme, et de se présenter comme le seul vrai rempart contre ce fléau, contre des Démocrates perçus comme complices et faibles.
Il s’agit là d’un phénomène plus large, admirablement exploité par la droite, et d’un piège dans lequel une partie des juifs libéraux et du Parti démocrate a plongé tête baissée. En refusant de donner le moindre point aux Républicains, le Parti démocrate a trop longtemps permis à la droite d’être la seule à se prévaloir de la lutte contre l’antisémitisme et du bon sens. La polarisation extrême du débat public a été magnifiquement exploitée par la droite, avec le concours involontaire, mais bien réel des Démocrates…
À leur corps défendant, les juifs sont devenus un enjeu majeur de l’élection présidentielle américaine. Pas parce que le vote juif aurait été disputé, mais parce que le sujet de l’antisémitisme a permis aux Républicains de montrer la faiblesse des Démocrates et de présenter le Parti républicain comme celui de la sécurité. Si cet angle d’attaque n’a pas fait pencher le vote juif en faveur de Trump, il a en revanche pu être utile politiquement pour les Républicains, au-delà des juifs américains.
L’antisémitisme a ainsi servi d’angle d’attaque particulièrement efficace pour se présenter comme les pourfendeurs de l’idéologie des campus des universités d’élite américaines, qui étaient dans le viseur du Parti républicain depuis des années, et même des décennies. La droite a ainsi su capitaliser sur le discrédit qui a frappé les campus dans la foulée du 7 octobre, avec les auditions désastreuses de trois présidentes d’universités de décembre 2023 comme symbole de leur incapacité à comprendre l’ampleur du phénomène antisémite. Depuis son arrivée à la Maison-Blanche, Trump et son administration se sont servi de l’antisémitisme comme prétexte pour justifier leur offensive plus générale contre les universités, n’hésitant pas à arrêter et menacer d’expulsion des militants propalestiniens, au mépris de l’État de droit et du 1er amendement.
La crainte de beaucoup, y compris la mienne, est que la défense d’Israël devienne le paravent d’une offensive réactionnaire sur la liberté académique et d’expression, via la criminalisation de tout discours propalestinien. Les conséquences seraient désastreuses, tant pour la démocratie américaine que pour la possibilité de tenir une ligne nuancée à l’égard d’Israël. En somme, c’est le maintien de la position d’équilibre aujourd’hui dominante chez les juifs américains qui serait rendu extraordinairement difficile, voire impossible, prise entre le marteau trumpien et l’enclume d’un progressisme parfois fasciné par une idéologie décoloniale dangereusement radicale.
La remise en cause du libéralisme politique aux États-Unis sous les coups de boutoir de Trump, conjointe avec la perte d’évidence de l’alliance avec le progressisme, viennent ébranler les certitudes des juifs américains, et leur identité même.
La prise de conscience des juifs de France était un réveil sécuritaire, pas identitaire. Pour les juifs américains, qui voient leur identité profonde et leurs croyances remises en cause, au-delà même des sujets de sécurité physique, cette nouvelle réalité est peut-être encore plus traumatisante. Car le retour du tragique et des menaces les concernant vient non pas exclusivement de leurs ennemis traditionnels, mais aussi, et surtout, des milieux progressistes avec lesquels ils s’étaient alliés, avant que l’antisionisme y trouve un tel écho. Il est d’ailleurs probable que la confluence entre l’extrême droite conspirationniste et l’extrême gauche antisioniste se manifeste après la frappe américaine contre l’Iran, qui risque d’alimenter la sempiternelle accusation selon laquelle la politique américaine serait dictée par le « lobby sioniste et va-t-en-guerre ».
Au-delà de l’antisémitisme qu’ils doivent affronter, l’absence de compassion de leurs alliés progressistes a été traumatisante pour beaucoup de juifs libéraux américains. La « pureté » de la cause palestinienne a empêché nombre d’organisations de gauche de dénoncer clairement le Hamas, l’attaque du 7 octobre ou d’exprimer la moindre solidarité avec les victimes civiles ou les otages. Restent dans les mémoires les arrachages d’affiches rappelant le sort des otages, par des militants propalestiniens qui, au nom d’un progressisme dévoyé, niaient jusqu’à la souffrance des Israéliens pour exprimer leur soutien aux Palestiniens.
Cette attitude a vu le jour non pas en réaction à la riposte de Tsahal et aux nombreuses victimes civiles, mais dès le 8 octobre, comme l’a noté très justement Eva Illouz dans son tract Le 8 octobre – Généalogie d’une haine vertueuse. La solidarité avec la Palestine devient alors, pour ces progressistes-là, non plus une cause politique, mais métapolitique et même existentielle, dans un simplisme et un manichéisme absolu.

L’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme par les Républicains doit être dénoncée, et il faut rappeler que le progressisme et la gauche en général ne sont pas réductibles aux nombreuses expressions antisémites qui se sont manifestées au nom de la solidarité avec les Palestiniens. Mais ces dernières n’en sont pas moins indiscutables, soit dans la virulence des propos ou des actes, soit dans l’absence d’empathie de certains milieux progressistes avec leurs compagnons d’armes juifs dans de nombreux autres combats « libéraux ». Cette indifférence restera une tache indélébile pour de nombreux juifs américains, et pourrait conduire certains d’entre eux à opérer un réalignement politique.
Vers un réalignement politique ?
Le 7 octobre a été un traumatisme pour les Israéliens et l’ensemble des juifs du monde. Pour les juifs américains, ce traumatisme s’est toutefois accompagné d’un réveil douloureux sur le plan politique et idéologique, qui les a obligés à reconsidérer le sens de leurs alliances. Cela ne les a pas rendus conservateurs dans leur majorité : rappelons encore le score stable de Harris auprès des juifs américains par rapport à celui de Biden, Clinton ou Obama. Sans doute sont-ils cependant devenus plus méfiants et précautionneux dans le choix de leurs alliances de demain. Il est possible que le 7 octobre soit à l’origine d’une certaine évolution du positionnement politique juif, qui pourrait se répercuter dans les élections des prochaines décennies. D’une certaine façon, le fait que l’alternative ait été incarnée par Trump a peut-être empêché un passage plus massif vers les Républicains, qui n’a existé que marginalement en 2024.
Si le score 71-26 chez les juifs américains pour Harris est traditionnel, les chiffres de l’institut CBAO montrent également que chez les jeunes de moins de 30 ans le chiffre est de 64-29, avec un double mouvement : un score plus haut pour Trump et, dans le même temps, un score pour « ni Trump ni Harris » de 7 points contre 3% au niveau national. Le signal est encore faible, mais il parait préfigurer l’écartèlement déja évoqué entre le marteau trumpien et l’enclume antisioniste. La remise en cause du libéralisme politique aux États-Unis sous les coups de boutoir de Trump, conjointe avec la perte d’évidence de l’alliance avec le progressisme, viennent ébranler les certitudes des juifs américains, et leur identité même.
L’évolution du Parti démocrate dans son positionnement par rapport à Israël sera essentielle dans les années à venir, alors que l’image d’Israël ne cesse de se dégrader aux États-Unis, en particulier auprès de l’électorat démocrate (mais aussi chez les Républicains de moins de 30 ans…). Ainsi, Israël est vu aujourd’hui défavorablement par 53% des Américains, et ce chiffre est de 69% parmi les Démocrates (+16 points par rapport à 2022), et de 37% chez les Républicains (mais 50% parmi les Républicains entre 18 et 49 ans (+15 points vs 2022).
La crainte de beaucoup, y compris la mienne, est que la défense d’Israël devienne le paravent d’une offensive réactionnaire sur la liberté académique et d’expression.
Si Israël continue à s’éloigner des normes démocratiques libérales, la ligne de crête deviendra très étroite pour le Parti démocrate, maison traditionnelle des juifs américains. Parviendra-t-il à maintenir un soutien à Israël tout en critiquant la politique de son gouvernement, à contrer la dérive progressiste incarnée par l’idéologie des campus tout en maintenant un discours sans concession sur les libertés publiques et les droits civiques ? Ou tombera-t-il dans le piège de laisser au trumpisme le monopole de la lutte contre l’antisémitisme, alors qu’elle n’est pour ce dernier qu’un prétexte pour remettre en cause les droits civiques et l’État de droit ?
Le cauchemar est total pour les juifs américains. Le ferment de leur identité politique est remis en cause au nom de la défense des juifs. Le paradoxe serait savoureux s’il n’était pas tragique, augurant d’un avenir difficile pour les juifs américains.
La question se pose aujourd’hui, et le simple fait qu’elle se pose est d’ores et déjà un événement en soi. L’évolution d’Israël en a éloigné beaucoup de juifs américains, malgré leur attachement profond à l’idée d’un État juif et l’importance que cet État a dans la définition de leur judéité. Au même moment, la transformation des États-Unis sous Trump en régime autocratique remet en cause leur rapport avec leur propre pays. Elle va obliger ces juifs à se battre, une nouvelle fois, comme dans les années 60, pour que leur judéité demeure cohérente avec leur américanité sur le plan des valeurs, tout en affrontant un antisémitisme aussi brutal qu’instrumentalisé dans la sphère publique et politique.
À titre personnel, je compte participer, à mon niveau, à cette lutte pour une certaine idée de l’Amérique qui a bercé mon imaginaire et mes espoirs, car cette bataille est celle de la permanence des États-Unis comme terre promise non seulement des juifs, mais des amoureux de la liberté et de la démocratie.
Sébastien Levi
Sébastien Levi est Vice President de J Street (section de New York) en charge des relations avec les Membres du Congres. Les propos dans l’article n’engagent que son auteur.
Notes
1 | J Street est une organisation américaine fondée en 2008, qui se présente comme pro-israélienne et pro-paix. Elle milite pour une solution à deux États et pour un engagement diplomatique actif des États-Unis au Moyen-Orient. |