Le Juif, cet éternel colon… Un point de vue canadien

Au Canada, une nouvelle page de l’antijudaïsme est en train de s’écrire pour Ben Wexler, étudiant en dernière année à l’université McGill de Montréal, qui observe avec inquiétude les manifestations anti-israéliennes secouant sa ville natale. Ces manifestations ont souvent basculé dans un « antisémitisme manifeste » : en novembre dernier, une synagogue située dans la banlieue de la ville a ainsi été la cible d’une bombe incendiaire. Pour Ben Wexler les 300 000 Juifs du Canada — qui forment une des communautés les plus importantes de la diaspora — subissent un curieux enchevêtrement d’antisionisme et d’antisémitisme. Ils y sont assimilés à des « colons »…

 

‘Le Juif éternel errant’. Gravure sur bois colorée de S.C. Dumont, 1852 (d’après Gustave Doré). Affiche de propagande nazie, Wikipedia Commons

 

« Pour vous, la décolonisation, c’est quoi ? », peut-on lire dans un tweet hyperviral qui a circulé après le 7 octobre.

Alors que la violence antisémite a éclaté au Canada, je ne résiste pas à l’envie de me demander si c’est là aussi « ce que la décolonisation signifie ». Lorsqu’une école juive est la cible de tirs, s’agit-il de décolonisation ? Rappelons que cinq attaques à l’arme à feu ont été perpétrées contre des écoles juives canadiennes depuis octobre 2023. Et lorsqu’une synagogue est la cible d’une bombe incendiaire ? Après tout, je ne vois pas en quoi un juif au Canada est moins un colon qu’un juif à l’intérieur des frontières d’Israël de 1948. Et il faut admettre que la plupart des institutions juives canadiennes sont sionistes, de sorte que si le « sionisme » est le seuil justifiant le meurtre, alors la vie de leurs membres est également menacée.

Phoebe Maltz-Bovy, rédactrice au Canadian Jewish News, a déjà posé la question : « Où, sur la planète Terre, un juif ne serait-il pas considéré comme un colon ? »[1]. Les personnes qui attaquent les synagogues de Montréal considèrent les Juifs de cette ville comme un élément étranger, tout comme le Hamas considère les Juifs du Moyen-Orient comme un élément étranger. De fait, une bonne partie de l’histoire juive consiste en la persistance des Juifs dans des endroits où la population locale les méprise, une vérité qui coexiste mal avec la division manichéenne entre colons et indigènes. L’installation des Juifs en Europe au cours du Moyen-Âge relevait de la volonté du souverain. Dans les périodes de rébellion des paysans, des nobles ou des bourgeois, la présence juive devenait elle-même une manifestation de l’oppression du souverain. Les références aux Juifs en tant que colons sont bien antérieures au sionisme. Pendant la Révolution française, des rumeurs ont circulé selon lesquelles l’octroi de l’égalité aux Juifs signifierait la transformation de l’Alsace en une « colonie des Juifs ». Pour Lorenzo Veracini, éminent spécialiste des études coloniales, « les histoires de vampires sont intrinsèquement des histoires coloniales… les vampires, après tout, sont des êtres pâles et exotiques qui vident la terre et sont obsédés par l’idée de la posséder [sic] »[2]. Ce n’est pas un hasard si le vampire — impie, avaricieux, immortel, atavique, parasite, mystique, buveur de sang, lubrique, « pâle et exotique » — coche toutes les cases de la typologie antisémite. Il en va de même pour la perception commune d’Israël comme société fondamentalement artificielle, appropriative plutôt que productive, internationale plutôt qu’enracinée, un vampire parmi les nations.

Il n’est pas surprenant, étant donné l’instabilité de ces catégories, que certains universitaires parlent maintenant des Juifs canadiens comme d’une classe spécifique de colons. À l’université Concordia, les étudiants pro-palestiniens ont scandé « colonisateurs ! » à l’adresse des étudiants pro-israéliens (dont la plupart sont nés et ont grandi à Montréal). À McGill, les contre-manifestants pro-israéliens ont été accueillis par le chant « Colons, colons, retournez chez vous ». Où est cette maison ? Pas en Israël, mais pas non plus à Montréal, apparemment. Un militant étudiant connu pour ses prises de position a publié en ligne, depuis le campement installé dans la bibliothèque de McGill, un message ainsi rédigé : « Je voudrais simplement rappeler que la majorité de la communauté juive au Québec est anglophone ». Ce commentaire semble faire écho à l’idée répandue dans certains milieux nationalistes québécois que la communauté juive serait un vecteur de l’influence anglophone dans la province[3]Yanise Arab, enseignante à l’Université de Montréal, s’est donc crue tenue de préciser : « Retournez en Pologne ! ».

Le Juif devient le colon par excellence, dans un mélange de théologie du remplacement et de jargon postcolonial ; il confisque à la fois la terre et les traditions des autres à l’échelle mondiale.

En février, des vidéos de manifestants pro-palestiniens devant l’hôpital Mount Sinai de Toronto ont fait le tour de l’internet. Des hommes politiques et des organisations de la communauté juive ont accusé les manifestants de viser cet établissement en raison de sa fondation en tant qu’hôpital juif. Les manifestants ont réfuté cette accusation, la plupart affirmant que l’hôpital n’était pas du tout visé. Katherine Blouin, professeur d’archéologie à l’université de Toronto Scarborough, a adopté un point de vue différent. « Rappelons-le : le mont Sinaï est situé en Égypte et un monastère orthodoxe grec portant mon nom [Sainte-Catherine] se trouve à ses pieds », a-t-elle écrit sur X (anciennement Twitter). « Les tentatives sionistes de transformer des espaces multiconfessionnels, multiethniques et historiquement stratifiés situés en Palestine et en Égypte en lieux “purement” juifs constituent un effacement colonial. »

Mme Blouin reprend les tropes antisionistes habituels opposant un passé chrétien/islamique idyllique à un présent d’exclusion juive. Dans ce récit, l’appropriation du judaïsme par les chrétiens et les musulmans témoigne de leur inclusivité ; peu importe que les Juifs aient été par la suite exclus et persécutés précisément parce qu’ils ne reconnaissaient pas la suprématie du christianisme ou de l’islam. La construction de Sainte-Catherine sur ordre de Justinien Ier a eu lieu à peu près au moment où l’empereur a interdit l’étude de la Mishna afin d’aligner la pratique juive sur le dogme chrétien (transformant ainsi une tradition « purement juive » en quelque chose de « multiconfessionnel, multiethnique et historiquement stratifié »)[4]. Blouin innove cependant en appliquant l’approche nostalgique impériale non seulement à la Palestine, non seulement à l’Égypte, mais aussi au Canada ! La fondation de l’hôpital Mount Sinai en 1923 s’inscrit dans un projet global d’« effacement colonial », qui englobe désormais plus ou moins l’ensemble de la tradition juive, dans la mesure où elle ne se laisse pas absorber par les cultures majoritaires environnantes. Les Premières Nations disparaissent complètement dans ce récit. En revanche, le Juif devient le colon par excellence, dans un mélange de théologie du remplacement et de jargon postcolonial ; il confisque à la fois la terre et les traditions des autres à l’échelle mondiale.

Un cheminement idéologique similaire a débouché sur un projet de consultation référendaire proposé aux étudiants de l’Université de Colombie-Britannique, avec le soutien de groupes pro-palestiniens et progressistes présents sur le campus, avant que l’indignation générale ne vienne contrecarrer son déroulement. Outre des revendications beaucoup plus pressantes en faveur du BDS, le référendum demandait à l’université de « mettre fin au bail d’Hillel BC sur les terres non cédées de la tribu Musqueam ». D’autres raisons étaient invoquées pour justifier le ciblage de la principale organisation étudiante juive du campus, mais l’accent mis sur les terres non cédées ne doit pas être négligé comme facteur de justification. D’autres sites de l’UBC ne faisaient pas l’objet d’une telle exclusion dans le cadre du même référendum. Le Nest Building est simplement le Nest Building, la banque alimentaire de l’AMS est simplement la banque alimentaire de l’AMS. Mais les Juifs squattent des terres non cédées.

À l’université Concordia, les étudiants pro-palestiniens ont scandé « colonisateurs ! » à l’adresse des étudiants pro-israéliens. À McGill, les contre-manifestants pro-israéliens ont été accueillis par le chant « Colons, colons, retournez chez vous ». Où est cette maison ? Pas en Israël, mais pas non plus à Montréal, apparemment.

Les efforts visant à sacraliser l’antisionisme au Canada ont pris un caractère quasi parodique en avril. Des étudiants ont établi un campement en faveur de Gaza sur le campus de McGill et les administrateurs de l’université ont rapidement menacé de le démanteler. En réponse, une lettre du Conseil traditionnel Kanienkehaka a circulé, apparemment au nom du peuple mohawk, approuvant le campement et dénonçant « le comportement des Européens au cours des 500 dernières années ». Des dizaines de professeurs canadiens ont partagé cette lettre avec enthousiasme, tout comme leurs organisations pro-palestiniennes. « C’est un texte magnifique », a écrit Blouin. « La décolonisation n’est pas une métaphore », a écrit Vincent Wong, maître assistant en droit à l’université de Windsor (faisant référence à un texte de référence pour la théorie postcoloniale, lequel insiste très vaguement sur le fait que la décolonisation devrait signifier quelque chose de plus concret). « La décapitalisation du mot Europe et des termes coloniaux et de l’affirmation d’une souveraineté légitime sont juste », a réagi Vasanthi Venkatesh, une autre professeure de droit à l’université de Windsor. Les étudiants du campement ont imprimé une grande version de cette lettre pour l’afficher à l’extérieur du site qu’ils occupent. Pour eux, la lettre n’était pas simplement attrayante d’un point de vue politique : ils semblent la percevoir comme sacrée et juridiquement contraignante.

Les organisations telles que le Conseil traditionnel Kanienkehaka sont distinctes du Conseil de bande mohawk, qui est élu pour gouverner le peuple mohawk (et évite généralement d’interférer directement dans les questions de sectarisme ethnique). La souveraineté n’est pas unifiée au sein des Premières Nations ; les Conseils de bande travaillent en collaboration avec l’État canadien, mais leur souveraineté est contestée par une pléthore de Conseils traditionnels. Bien que souvent très petits et marginaux, ces derniers n’en suscitent pas moins l’enthousiasme d’universitaires canadiens, au même titre que les groupes antisionistes juifs. Le Conseil traditionnel Kanienkehaka  est dirigé par Stuart Myiow, signataire de la lettre. Il a tenté un putsch manqué contre le conseil de bande dans les années 1990. Aujourd’hui, son « conseil traditionnel » semble être composé de spiritualistes de pacotille et d’influenceurs d’extrême droite, dont peu appartiennent au peuple mohawk.

Sur Facebook, ledit Stuart Myiow dénonce ce qu’il appelle « la corruption juive/sioniste/maçonnique/ britannico-nazie » :

« Le monde voit clairement pourquoi des mesures ont été prises collectivement contre les Juifs. Ils ont prétendu avoir subi un génocide et les pays du monde entier en ont assez de l’invasion coloniale dans laquelle la Grande-Bretagne les a entraînés pour poursuivre leur guerre sainte d’invasion du siège du diable visant à corrompre l’humanité à l’échelle de la planète ! »

Myiow synthétise ainsi le nazisme, le satanisme, le colonialisme et l’impérialisme dans une prétendue « invasion coloniale juive » du monde. Les théories antisémites de ce type n’ont rien de nouveau. Ce qui est plus étonnant, c’est la facilité avec laquelle elles semblent se transposer dans le langage universitaire postcolonial et antisioniste.

*

Il ne faudrait pas rejeter entièrement la théorie de la colonisation, ni même son application à Israël. Cependant, force est de reconnaître que le genre de raisonnement tortueux dont nous venons de voir une illustration trouve sa source dans certains des travaux initiaux de la théorie coloniale. Patrick Wolfe est généralement considéré comme le fondateur des études sur les colonies de peuplement. Ses écrits sont enseignés dans tous les cours sur le sujet. Lorsqu’il traite du sionisme, il associe une ignorance crasse de l’histoire juive à la conviction qu’Israël n’est pas seulement un État colonial de peuplement, mais le type idéal d’un tel État. Cet État colonisateur idéal, largement construit par Wolfe de manière tautologique, renforce la spécificité des études coloniales et incarne leur thème fétiche de « l’élimination de l’indigène » sous sa forme la plus raffinée.

Dans son article très influent de 2006, « Settler Colonialism and the Elimination of the Native », Wolfe présente Theodor Herzl et cite rapidement une phrase comme extraite de « Der Judenstaat », alors qu’elle figure en réalité dans « Altneuland ». Il s’agit d’une erreur de plume, mais la mauvaise manipulation d’ouvrages aussi fondamentaux n’est pas de bon augure. Plus franchement choquante est l’affirmation de Wolfe selon laquelle les sionistes ont imaginé une « zone goyim-rein (sans Gentils) », reprenant de manière fracassante la terminologie nazie[5]. Il semble considérer qu’il s’agit là d’un terme sioniste historique, bien qu’aucune source ne soit fournie à l’appui de son affirmation. Selon Wolfe, le sionisme parlait le langage du nazisme des décennies avant les nazis eux-mêmes. Quant à la Shoah, elle n’est plus qu’un simple reflet de l’idéal éliminationniste du sionisme. Recourir à un tel paradoxe anachronique revient à peu près à imaginer Marty McFly [le jeune héros de Retour vers le futur] apprenant « Johnny B. Goode » à Chuck Berry.

Mais passons à l’ouvrage de Wolfe de 2012 intitulé « Purchase by Other Means : The Palestine Nakba and Zionism’s Conquest of Economics », où l’auteur insiste davantage sur le caractère unique du sionisme. Il admet certains facteurs singuliers : premièrement, l’absence d’une métropole sioniste ; deuxièmement, le fait que la plupart des achats de terres par les sionistes avant 1947 se sont déroulés dans une « conformité au moins théorique » avec la loi coloniale ottomane, puis britannique. Mais n’ayez crainte ! Si le sionisme « diffère de manière frappante » du colonialisme australien ou américain, il « constitue en fait une intensification du colonialisme de peuplement, plutôt qu’une rupture avec celui-ci ». Ainsi, ce qui devrait disqualifier le sionisme par rapport au schéma colonial classique en fait en réalité le plus colonialiste des systèmes, en présentant une « logique d’élimination encore plus exclusive », tout en révélant la logique globale du colonialisme de peuplement.

Wolfe affirme que les sionistes ont imaginé une « zone goyim-rein (sans Gentils) », reprenant de manière fracassante la terminologie nazie. Il semble considérer qu’il s’agit là d’un terme sioniste historique, bien qu’aucune source ne soit fournie à l’appui de son affirmation. Selon Wolfe, le sionisme parlait le langage du nazisme des décennies avant les nazis eux-mêmes.

En ce qui concerne le premier point, à savoir l’absence de métropole du sionisme, Wolfe présente le « sionisme mondial » comme une « métropole diffuse », de par son influence sur les gouvernements coloniaux. Son internationalisme est, paradoxalement, à la fois exceptionnel et banal. Après tout, la spéculation foncière en Australie et aux États-Unis relevait elle-même d’une entreprise internationale. Le sionisme « nous permet donc de percevoir avec plus de clarté certaines des caractéristiques générales du colonialisme de peuplement ». Dans un moment de prise de conscience, Wolfe décrit la relation entre le sionisme et le colonialisme d’implantation comme analogue à la façon dont « l’antisémitisme a fourni au capitalisme un lexique pour parler de lui-même ». On peut se demander comment Wolfe comprend sa propre position par rapport à cette analogie : peut-être se voit-il en train de soutenir que l’usure juive représente simplement la manifestation la plus efficace et la plus impitoyable du capitalisme. Dans le cas des colonialistes juifs, en tout cas, il note qu’ils ont coordonné « la finance internationale et les migrants d’Europe de l’est » avec une « efficacité inégalée ».

Sur la question de l’achat des terres, l’argumentation de Wolfe est aussi tortueuse qu’un bretzel. Après tout, il a déjà établi que le sionisme est une intensification du colonialisme de peuplement. Pourtant, il admet que la politique foncière sioniste « contraste fortement avec la violence sans loi qui a caractérisé l’acquisition de territoires autochtones en Australie et aux États-Unis ». L’acquisition légale de terres doit donc évoluer téléologiquement vers une dépossession violente et anarchique : « La Nakba a simplement accéléré, de manière radicale, le processus mis en œuvre pour parvenir à ces fins, le seul dont ils disposaient alors qu’ils construisaient encore leur État colonial ». Les politiques d’achat de terres et de construction d’une économie juive sont plus brutales encore que la violence sans loi de la colonisation dans les colonies anglophones, car elles auraient mécaniquement conduit à la violence de la Nakba.

Wolfe s’enfonce encore plus dans la contradiction dans un autre article de la même année, « New Jews for Old : Settler State Formation and the Impossibility of Zionism ». Il insiste sur le fait que l’expérience des autochtones l’emporte sur l’idéologie des colons : « Le droit des Palestiniens ne dépend pas de la possibilité de démontrer que, quelque part dans l’Europe du XIXe siècle, un ou plusieurs théoriciens juifs ont imaginé d’expulser les autochtones de la terre de Sion ». Pourtant, sa conception du sionisme en tant que colonialisme d’exclusion unique se fonde entièrement sur un axiome idéologique : « Alors que les autochtones pouvaient être assimilés (bien qu’en quantités maîtrisables) par les futurs Euroaustraliens ou Euroaméricains, il n’y avait pas de place pour les Palestiniens dans le passé rénové du sionisme ashkénaze ». Encore une fois : « la structuration atavique de la nation juive du sionisme sous-tendait une forme particulièrement rigoureuse de colonialisme de peuplement excluant totalement les non-Juifs ». Goyim-rein, vous vous souvenez ? Le sionisme supplante les colonies anglophones en tant que logique d’élimination inhérente au colonialisme de peuplement.

Comme le souligne Dmitri Shumsky dans son ouvrage « Beyond the Nation State », les formations multinationales ont prédominé dans la pensée sioniste jusqu’à la fin des années 1920. Cela suggère que, malgré l’analyse réductrice de Wolfe, il existait initialement des possibilités d’intégration et d’assimilation au sein même du mouvement sioniste. Il est vrai que des projets de « transfert » violent des Arabes ont perduré bien au-delà de 1948 et qu’ils gagnent en force aujourd’hui, encouragés par le virage fasciste de l’État et l’adoption de la Loi sur l’État-nation de 2018. Cependant, les politiques réellement menées par Israël après 1948 se rapprochent davantage des stratégies assimilationnistes typiques des colonies de peuplement anglophones. Dans un processus qu’Arnon Degani qualifie d’« intégration subordonnée », l’extension de la citoyenneté à certains Palestiniens a encouragé ces derniers à lutter contre les inégalités les affectant en empruntant aux méthodes de la démocratie libérale[6]

Wolfe semble inexorablement attiré par les spécificités du sionisme. Plutôt que d’envisager que le sionisme puisse être un colonialisme de peuplement assez particulier — ou mieux compris à travers un autre prisme — Wolfe façonne sa théorie à l’envers pour l’adapter à l’idée de l’État de peuplement ultime.

Si Israël se distingue du paradigme du colonialisme de peuplement, c’est par la possibilité persistante d’une résolution nationale permettant de répondre aux aspirations palestiniennes en Cisjordanie et à Gaza. Même Wolfe reconnaît l’importance de l’occupation de 1967 dans la transformation du statut des citoyens arabes d’Israël lesquels, après avoir été identifiés comme une minorité « contenue » avant 1967, ont été perçus ensuite comme « une menace démographique ». Cependant, admettre la réversibilité potentielle de l’occupation et la légitimité des revendications ethnonationales palestiniennes remettrait en cause le rôle central qu’occupe Israël dans le modèle théorique de Wolfe, basé sur une logique d’élimination irrévocable. Il gère ce problème en présentant l’année 1967 comme un tournant décisif qui aurait mis en lumière l’essence profonde et exclusive du sionisme : « Cette exclusivité absolue, qui continue d’inspirer la résistance israélienne à tout ce qui ressemble à une politique d’assimilation des autochtones, n’a pas été mise à l’épreuve jusqu’en 1967 ». Wolfe persiste donc à affirmer que la solution à deux États impliquerait simplement une nouvelle forme de « Nakba », à savoir l’élimination de la population palestinienne domestique, sous-entendant que l’État juif resterait intrinsèquement exclusif (Goyim-rein), quelle que soit sa configuration territoriale.

Je ne suis pas le premier à constater que la théorie de Wolfe est défaitiste[7], voire anti-politique. Les particularités d’un nationalisme palestinien n’entrent pas en ligne de compte dans ce calcul. Même s’il insiste sur le fait que « la logique d’élimination est antérieure aux caractéristiques qui distinguent les sociétés de colonisation entre elles », Wolfe semble inexorablement attiré par les spécificités du sionisme. Plutôt que d’envisager que le sionisme puisse être un colonialisme de peuplement assez particulier — ou mieux compris à travers un autre prisme — Wolfe façonne sa théorie à l’envers pour l’adapter à l’idée de l’État de peuplement ultime. Israël est érigé comme singulièrement colonial : par son internationalisme, par sa « structuration atavique », par une inversion de la Shoah, en un mot, par le judaïsme. L’universitaire australien migre vers l’abstraction, plaçant l’État juif au centre de son univers moral.

Pour Wolfe, défaire le colonialisme de peuplement suppose donc de réformer les Juifs eux-mêmes. Dans une Terre Sainte dé-sionisée, explique-t-il, « les Européens, citoyens ashkénazes d’une démocratie plurielle… gagneraient [dans le nouvel État] beaucoup d’Arabes, dont beaucoup seraient juifs par coïncidence ». Paradoxalement, cet État unifié et postcolonial exigerait une réassignation à des identités ethno-raciales prédéfinies : européenne pour les Ashkénazes, arabe pour les Mizrahis. Les « Juifs arabes » de Wolfe, nous assure-t-on, ne partagent pas « l’ethnicité, la culture ou l’histoire des Juifs européens » ; ce sont des Arabes temporairement disgraciés, amenés en Israël par la ruse des sionistes. La décolonisation devient synonyme de réassimilation : non pas l’assimilation à une identité israélo-palestinienne civique partagée, mais plutôt aux catégories antédiluviennes d’Européen ou d’Arabe.

*

Dans une certaine mesure, ces idées rappellent des convictions nationalistes arabes et islamiques déjà anciennes. Les Juifs du monde arabe ont été suspectés d’abord d’être des alliés des puissances coloniales mondiales, puis d’être des sionistes masqués. Leur dénaturalisation et leur émigration forcée vers la France et Israël ont littéralisé leur altérité sociale, les transformant d’ennemis intérieurs en colons étrangers au Moyen-Orient. Les déconvenues de la décolonisation dans le monde arabe peuvent se dire en prenant le sionisme pour cible. Noémie Issan-Benchimol et Elie Beressi ont écrit dans K : « de même que dans la mythologie chrétienne Juda occulte Rome comme incarnation du mal, les Juifs et le sionisme incarnent, récapitulent et finalement supplantent le colonialisme européen comme figure de l’oppression dans le discours arabe contemporain »[8]. L’écrivaine franco-algérienne Houria Bouteldja est peut-être la représentante la plus enthousiaste de ces idées dans le monde universitaire occidental moderne. Dans son livre de 2016 Les Blancs, les Juifs et nous, Bouteldja déclare que le soutien de Jean-Paul Sartre à l’existence d’un État juif signifie que « Sartre mourra anticolonialiste et sioniste. Il mourra blanc ». Pour elle, le sionisme définit la ligne de démarcation entre le blanc et l’indigène. Comme l’écrit Ivan Segré dans sa critique, « il s’agit d’une nouvelle cosmologie avec Israël en son centre et rien à sa périphérie »[9]. Toute l’histoire de l’impérialisme est désormais récapitulée dans la relation avec Israël. L’impérialisme européen et le sionisme « vous [les Juifs] ont arrachés à nous, à votre terre, à votre arabo-berbérité » (notez le recours au possessif de Bouteldja). Les Juifs sont devenus des sionistes, sur le dos desquels le cours de l’histoire impérialiste depuis 1492 doit être réparé.

« L’État d’Israël sera démantelé », promet-il, « et vous serez tous des colons, cherchant un endroit où vous installer, comme lorsque vous êtes venus en Palestine ».

Les militants pro-palestiniens ont exposé la même philosophie le 5 mars devant la plus ancienne synagogue de Montréal, la Spanish and Portuguese[10]. La manifestation était organisée par le groupe antisioniste Independent Jewish Voices pour protester contre la vente d’un terrain destiné à recevoir une implantation en Cisjordanie occupée. Ce groupe a ainsi fourni une caution juive à Montreal4Palestine, dont les représentants ont commencé par proférer un torrent d’insultes antisémites diffusées en livestream à 30 000 followers sur Instagram. « Vous avez essayé d’opprimer et de coloniser [sic] l’Afrique du Sud et l’Allemagne… chaque arbre et chaque rocher que vous touchez sera bientôt libre », a annoncé un homme avec un mégaphone, passant de l’évocation d’un complot néonazi à la récitation d’un hadith sur le massacre des Juifs par les musulmans. « Chacun d’entre vous est un colon », a déclaré un autre, « aussi bien en Palestine qu’ici. La moitié d’entre vous vient de Pologne, de Roumanie, d’Allemagne, du Maroc, de Tunisie ou d’Irak. Ne pouvant même pas vous réclamer de votre propre pays d’origine, vous voulez vous réclamer de la Palestine ». Ce discours à la fois religieux et politique décrit la condition du juif après son éviction. Comme dans Saint Augustin, il est maudit pour errer sur la terre — le sioniste est un colon partout. Comme Bouteldja, comme Blouin, l’homme aime les Juifs quand ils comprennent leur place dans cet ordre théologique. Il raille les contre-manifestants pour leur laïcité et demande aux femmes de se couvrir la tête. « Ils ne se réclament pas du judaïsme et le judaïsme ne les réclame pas », dit-il. Et de poursuivre en pointant du doigt les Neturei Karta : « Les vrais Juifs se tiennent ici ».

L’existence d’un État juif représente un contretemps eschatologique, mais elle est vite balayée comme un bref intermède avant le retour à une condition d’apatridie décrétée par Dieu. « L’État d’Israël sera démantelé », promet-il, « et vous serez tous des colons, cherchant un endroit où vous installer, comme lorsque vous êtes venus en Palestine ». L’espace d’un instant, le terme « colon » passe de la description à la prescription — une promesse de faire des Juifs des réfugiés, et donc des « colons », une fois de plus. La fusion entre « colon » et « réfugié » ne doit pas être négligée. Dans son livre « Home Rule », la sociologue Nandita Sharma plaide pour une compréhension de l’apatridie moderne dans le cadre d’un « nouvel ordre mondial postcolonial », dans lequel les autochtones-nationaux protégés par l’État résistent aux migrants-colonisateurs désignés comme n’ayant pas droit à cette protection. Les responsables bouddhistes du Myanmar et les responsables hindous de l’Inde font appel à la logique colonisateur/autochtone pour combattre les minorités musulmanes ; les colons israéliens y font appel pour déposséder les Palestiniens de Cisjordanie ; l’Azerbaïdjan y fait appel pour expulser les Arméniens du Nagorno-Karabakh. Dans le même temps, la rhétorique anti-migrante présente systématiquement les migrants comme des envahisseurs ou des colonisateurs. Renaud Camus, l’auteur français qui a contribué à populariser la théorie du grand remplacement, clame son admiration pour Fanon.

La promesse de renvoyer les Juifs à l’apatridie, en faisant d’eux à nouveau des « colons », reflète cette assimilation de l’indigénéité au pouvoir de l’État-nation. Elle modernise le suprémacisme religieux et racial historique, mais déplace également l’anxiété réelle concernant la matrice postcoloniale d’aujourd’hui. Peu de populations ont mieux connu l’apatridie au cours du siècle dernier que les Palestiniens. Expulsés de l’État juif naissant, privés d’État en raison d’une intransigeance mutuelle et du projet de colonisation israélien, privés de citoyenneté par de nombreux États arabes vers lesquels ils ont fui, déplacés par centaines de milliers par la guerre vers le Koweit, plus récemment vers la Syrie et, aujourd’hui, pour plus d’un million, par la guerre menée par Israël à l’intérieur de la bande de Gaza. Au Canada, les Arabes et les musulmans sont victimes d’un nativisme croissant de la part de la gauche comme de la droite, dans un pays qui connaît une grave crise du logement qu’aucun parti ne semble prêt à résoudre. « Si vous ne voulez pas être “kidnappés”, sortez du pays d’autrui », déclare une affiche pro-palestinienne dans le centre de Toronto. Un principe d’autant plus laid qu’il fait clairement écho à la rhétorique anti-migrante, même si son auteur semble totalement l’ignorer. Dans K, Cyril Lemieux soutient que l’antisémitisme musulman français implique une assimilation partielle de l’antisémitisme républicain[11]. Les antisémites franco-musulmans pensent que les Juifs français bénéficient d’une solidarité communautaire sanctionnée par l’État et refusée aux musulmans ; ils imputent donc leur exclusion de la collectivité nationale à une pollution de l’universalisme français par les Juifs. De même, la stabilité relative de la vie juive au Canada par rapport à l’État peut faire apparaître la communauté juive comme la force de perversion du multiculturalisme canadien.

Le bon genre de multiculturalisme, et le bon genre de colon, peuvent être distingués des mauvais par l’absence de tout rapport avec les sionistes. Israël devient l’ultime colonie de peuplement et le judaïsme mondial sa « métropole diffuse ».

Un certain antisémitisme décolonial émerge donc à l’intersection des cultures islamiste, universitaire et militante. Il offre un palliatif aux dilemmes non résolus du multiculturalisme canadien et du colonialisme de peuplement. « Au terme de ce raisonnement », écrit David Schraub, « la judéité existe en tant que noyau cristallisé et indélogeable de la blancheur »[12]. Grâce à la critique antisioniste, un Arabe musulman trouve un autre groupe à traiter d’envahisseur. Grâce à la critique antisioniste, une colonisatrice blanche transforme son nom chrétien en une incarnation du multiculturalisme. En effet, le multiculturalisme lui-même est sauvé du discrédit dans les universités canadiennes, cessant d’être une idéologie coloniale justifiant le vol de terres par le Canada tant qu’il exclut les « sionistes ». Grâce à la critique antisioniste, un syndicat étudiant de colons peut enfin prendre des décisions faisant autorité sur des terres indigènes non cédées. Le bon genre de multiculturalisme, et le bon genre de colon, peuvent être distingués des mauvais par l’absence de tout rapport avec les sionistes. Israël devient l’ultime colonie de peuplement et le judaïsme mondial sa « métropole diffuse ».

Ce processus d’interprétation de l’antisémitisme n’est pas non plus unidirectionnel. La crainte d’une montée de l’antisémitisme au Canada peut paradoxalement conduire à une rhétorique nativiste et anti-arabe dans le discours public canadien, que certains politiciens, juifs ou non, exploitent à leur avantage. Les schémas dominants au sein de la communauté juive pour appréhender l’antisémitisme, au Canada comme ailleurs, oscillent souvent entre une vision victimaire anticipant une violence généralisée et une vision triomphaliste tablant sur une forme de salut providentiel. Ce dernier schéma, plus séculier, tend à associer la cause juive à celle de l’Occident et d’Israël dans une dynamique de « victoire » face à leurs ennemis communs. Cependant, ni un scénario de violence de masse ni une « victoire totale » ne semblent se profiler à court terme pour les Juifs canadiens. Il est plus probable que nous assisterons à une intensification du statu quo : davantage de mesures de sécurité autour des lieux communautaires, plus d’actes isolés de violence et de vandalisme, une expression plus ouverte de l’antisémitisme dans les écoles et universités, et une dépendance accrue envers l’État et la police. Si l’antisémitisme est un fait social et non un jugement divin, il incombe aux communautés juives de l’appréhender comme tel. Cependant, si leur sécurité dans l’espace public devait reposer sur un usage accru de la force et une identification exacerbée à l’idée d’« Occident », cela risquerait de les muer en colons. C’est un dilemme délicat, mais c’est celui auquel nous sommes confrontés.


Benjamin Wexler

Notes

1 Phoebe Maltz-Bovy, “Settle for what? Phoebe Maltz Bovy on a Jewish existential dilemma”, The Canadian Jewish News, 16 octobre 2023.
2 Lorenzo Veracini, The Settler Colonial Present, 2015.
3 À propos des langues parlées par les Juifs, Albert Memmi écrivait dans La libération du Juif : « Les juifs belges parlent un excellent français, mais s’obstinent à le parler en pays flamand, où le français est condamné ; les Juifs canadiens utilisent l’anglais au Canada français ; les Juifs de Prague parlaient allemand et les Juifs du Caire parlaient français ». Selon lui, plutôt que d’adopter la langue populaire subordonnée, les communautés juives ont tendance à s’approprier la langue associée au pouvoir politique et économique dominant dans leur région. À Montréal, l’historien David Fraser souligne dans son ouvrage « Honorary Protestant »: The Jewish Schooling Question in Montreal, 1867-1997 (paru en 2015) que les premiers immigrants juifs, exclus du système scolaire catholique francophone, se sont largement assimilés via les écoles protestantes anglophones.
4 Pour approfondir la question du régime juridique imposé aux Juifs par l’empereur Justinien (527-565) et les liens étroits qu’il a tissés entre l’Église et l’Empire byzantin, on peut se référer à l’article éclairant d’Alfredo Rabello dans l’ouvrage de référence The Cambridge History of Judaism édité par Steven T. Katz (2008).
5 Le terme a pour seule origine possible Moshe Menuhin, un antisioniste qui a publié en 1965 des mémoires sur son enfance dans le Yishouv intitulées The decadence of Judaism in our Time. Parmi les autres efforts déployés par ledit Menuhin pour nazifier le sionisme, citons la traduction improbable de moladeteinou – notre lieu de naissance – par « patrie ».
6 Arnon Degani, “Both Arab and Israeli: The Subordinate Integration of Palestinian Arabs into Israeli Society, 1948-1967”, Dissertation, 2018.
7 Voir notamment Rachel Busbridge, “Israel Palestine and the Settler Colonial ‘Turn’: From Interpretation to Decolonization”, Theory, Culture, and Society, Vol. 35, Issue 1, janvier 2017.
8 Noémie Issan-Benchimol et Elie Beressi, “ ‘Juifs d’Orient’ : un autre déni arabe ?”, La Revue K, 3 novembre 2022.
9 Ivan Segré, “A Native with a Pale Face”, Los Angeles Review of Books, 14 novembre 2018.
10 L’auteur a pu voir la vidéo de l’événement en direct. Plusieurs organismes ont ensuite partagé des séquences enregistrées, notamment MEMRI TV. Pour un point de vue militant sur cet événement, qui minimise l’antisémitisme, mais discute néanmoins franchement des échecs organisationnels qui l’ont produit, cet article de l’organisation anarchiste montréalaise Counterinfo vaut la peine d’être lu : https://mtlcounterinfo.org/babys-first-synagogue-protest-a-review/. Bien que leur événement ait été entièrement coopté par des antisémites théologiques, les Independent Jewish Voices (IJV) persistent à défendre l’événement contre toute accusation d’antisémitisme et même à prétendre que l’événement était « dirigé par des juifs ». Peut-être ne souhaitent-elles pas se voir elles-mêmes accusées d’être des « colons » ?
11 Cyril Lemieux, “Racisme et modernité politique”, La Revue K, 28 décembre 2023.
12 David Schraub, “The Baggage of Whiteness”, The Debate.

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