« Juifs d’Orient » : un autre déni arabe ?

L’identité des Juifs originaires des pays arabes fait l’objet d’un conflit de légitimité entre l’État d’Israël et les partisans de la cause palestinienne. Suite à la polémique qui a éclaté fin 2021 autour de l’exposition de l’Institut du Monde Arabe « Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire » — et sur laquelle Denis Charbit était déjà intervenu dans K. —, Elie Beressi et Noémie Issan-Benchimol proposent une remise en contexte et une réflexion autour de cette notion de « Juifs arabes » et de ses usages politiques contemporains.

 

Isidor Kaufmann, Portrait d’un juif sépharade, vers 1900, Wikimédia commons

 

« Juifs arabes » : le vocable autant que le sujet reviennent actuellement sur le devant de la scène.  Le coup d’envoi de cette mise en vedette des Juifs arabes fut donné par l’exposition de l’Institut du Monde Arabe (I.M.A.) « Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire », qui s’est tenue de novembre 2021 à mars 2022, et a suscité le débat en raison des usages supposément politiques de l’histoire et de la culture des Juifs des pays d’Islam, en particulier des anciennes communautés juives des pays arabes. Le 6 décembre 2021, une lettre ouverte d’intellectuels et artistes du monde arabe est publiée, critiquant vertement l’I.M.A et « les prises de position de son festival « Arabofolies » et de son exposition « Juifs d’Orient » qui donnent des signes explicites de normalisation, cette tentative de présenter Israël et son régime de colonialisme de peuplement et d’apartheid comme un État normal (…) Israël, avec l’aide du mouvement sioniste mondial (…) s’est aussi approprié la composante juive de la culture arabe, en la présentant comme sioniste, puis israélienne, avant de l’arracher à ses véritables racines pour l’employer au service de son projet colonial dans la région. Pourtant la culture des Juifs arabes fait partie intégrante de la culture arabe et la couper de ses racines est la négation d’une partie de la mémoire et de l’histoire arabes. »

Pour les signataires de cette lettre, au premier rang desquels Elias Khoury, les Juifs des pays arabes seraient des populations arabes de confession juive, leur culture une variante confessionnelle subalterne de la culture arabe, et cette judaicité[1] arabe aurait été usurpée par l’État d’Israël, usurpation qui procéderait du même mouvement que celle du territoire palestinien. En dépit de l’usurpation sioniste, les Juifs arabes seraient avant tout des Arabes judaïsant, au mieux victimes du sionisme, au pire traitres à la nation arabe. On notera ce que cette intégration a posteriori des Juifs à la nation arabe a de retors, puisque cette rhétorique permet précisément de les désigner comme traîtres. L’espion israélien Eli Cohen a par exemple été jugé en Syrie pour traîtrise à la nation arabe et pas simplement pour espionnage[2]. Pour le monde juif en revanche, l’opinion dominante, y compris chez les communautés juives des pays arabes, est que les Juifs formaient au sein du monde arabe une communauté ethnique et religieuse distincte de la majorité de la population et liée par des liens historiques et culturels à la minorité ethnique et religieuse juive d’Europe, formant avec elle et quelques autres un ensemble appelé ‘am Israël ou ‘am yehudi (Peuple d’Israël ou Peuple juif). La question se pose alors de savoir comment caractériser et désigner les Juifs des pays arabes ?

Qui sont les Juifs des pays arabes ?

L’exposition de l’I.M.A a opté pour le vocable « Juifs d’Orient », un abus de langage commode pour désigner toutes les communautés juives qui ne sont pas ashkénazes. En cela l’exposition peut se voir reprocher de reproduire paradoxalement les clichés orientalistes de l’élite ashkénaze au pouvoir pendant les trente premières années d’indépendance de l’État d’Israël. En Israël, on parle en effet volontiers d’edot hamizrah (littéralement, « communautés orientales ») pour désigner pêle-mêle les judaïcités du Monde musulman. Néanmoins le débat se concentre généralement sur les judaicités du monde arabe, démographiquement et culturellement prééminentes parmi les judaïcités non-ashkénazes, et ce d’autant plus que ces communautés se sont retrouvées coincées entre deux catégories identitaires, la Juive et l’Arabe, se construisant de manière de plus en plus exclusive l’une l’autre à l’ère des nationalismes et du conflit israélo-arabe. L’on pourrait alors parler de Juifs des pays arabes, ou de Juifs arabes si l’on veut mettre en exergue la situation paradoxale de ce groupe. L’expression n’est pas toujours usée de façon innocente et si le signifiant fait de la part juive le nom et de la part arabe l’adjectif, le signifié inverse quant à lui la relation faisant de la judéité un adjectif de l’arabité.

Albert Memmi a fait un sort à l’expression « Juifs arabes[3] ». Il en use, et la récuse. Il en use comme il parle de « Juifs européens ». L’adjectif « arabe » vient ici préciser une situation géographique, et aussi culturelle, comme le fait l’adjectif « européen ». Pour Albert Memmi, les Juifs arabes sont arabes comme les Juifs européens sont européens ; les Juifs, en diaspora, sont aliénés. Leur judéité, leur judaïsme est aliéné à un environnement qui leur est à la fois hostile et auquel ils sont néanmoins profondément acculturés. Les Juifs y sont ainsi à la fois profondément intégrés, et irrémédiablement étrangers. Ils sont profondément imprégnés de la culture dans laquelle ils évoluent, mais sont statutairement et idéologiquement ségrégés.

Parler de Juifs arabes, ou de Juifs des pays arabes a du sens d’un point de vue historiographique et ethnographique : sans nier la diversité interne à la judaïcité arabe, celle-ci constitue bien une unité en ce qu’elle regroupe des communautés juives diverses (Kabyle, Sépharades, Arabisées) au sein d’un ensemble caractérisé par une unité linguistique (arabe) et théologico-politique (la théorie islamique du droit et de l’État), héritée du califat omeyyade. La conquête arabo-musulmane du septième siècle avait en effet réuni dans un cadre commun le monde juif jusqu’alors divisé entre un ensemble Eretz-Israélien et sa diaspora méditerranéenne sous domination romaine et un ensemble diasporique oriental sous domination perse. Si la conquête omeyyade brise l’unité méditerranéenne, elle rassemble la judaïcité mondiale dans un seul ensemble géopolitique, à l’exception de quelques isolats européens à l’origine du judaïsme ashkénaze. Démographiquement et culturellement, le monde juif est essentiellement localisé dans l’ensemble arabe du septième jusqu’au seizième siècle, à partir duquel le poids démographique et culturel bascule vers le monde ashkénaze alors que l’ensemble du monde islamique entre dans une phase de récession démographique et économique.

Albert Memmi, Wikimédia commons

Dans le monde arabe prémoderne, les Juifs constituaient une population tributaire d’où pouvait être extraite une élite instrumentale au service des conquérants : fermiers des impôts, médecins, traducteurs, marchands diplomates, mais dont les acquis sociaux étaient dépendant de la tolérance du pouvoir musulman. L’imaginaire social des pays arabes les dépeint donc comme une propriété du pouvoir. Si un concept comme la limpieza de sangre[4] n’a jamais eu cours dans les États musulmans, la conversion à l’Islam n’était pourtant pas suffisante pour abolir l’héritage infamant de la condition juive, et c’est à des convertis d’origine juive que sont attribués schismes et hérésies dans l’Islam, voire la mort du prophète Muhammad[5]. Cette rhétorique du complot et de l’activité corruptrice des Juifs n’est pas un article d’importation du colonialisme européen, mais se retrouve déjà élaborée dans l’historiographie abbasside. Les Juifs, de leur côté, continuent de se penser selon leurs propres catégories traditionnelles, à la fois communauté de loi et généalogie. Ils projettent ces catégories sur l’Islam et les arabes désignés comme Malkhut Yishma’el, royaume d’Ismaël, y compris quand le califat passe aux Berbères à l’Ouest et aux Turcs à l’Est.

A partir de la Nahda, la renaissance arabe du dix-neuvième siècle, et sous l’impulsion de l’importation des idées nationalistes européennes dans l’ancien Empire ottoman, l’identité arabe va se construire comme catégorie nationale, incluant les chrétiens, mais excluant les Juifs, malgré l’importante contribution de ceux-ci aux intelligentsias et appareils d’État, notamment en Irak, en Égypte, au Maroc[6].

C’est pourquoi il convient de s’interroger sur l’usage de l’expression « Juifs arabes » par des intellectuels et artistes arabes. Comment interpréter cette reconnaissance a posteriori de l’arabité de ces communautés juives, après leur départ des territoires arabes, après qu’elles aient cessé d’être un élément marquant des sociétés arabes ? La rhétorique générale de la lettre ouverte susmentionnée nous donne la réponse. Dans l’expression Juifs arabes, la fonction de l’adjectif est d’abolir la nature du nom Juif, de n’en faire plus qu’une dimension du sujet réel, le sujet arabe. Moins qu’une culture juive-arabe, il n’y aurait en réalité qu’une « composante juive de la culture arabe ». Les Juifs n’y figurent pas une réalité à part entière, ils forment une partie du patrimoine arabe. En conséquence, il n’est possible d’en parler qu’en termes agréés par l’intelligentsia arabe, et c’est justement ce que ne fait pas l’exposition de l’I.M.A. qui donne la parole à des Juifs des pays arabes, mais pas les « bons » selon Elias Khoury, qui met quant à lui en avant une universitaire israélienne antisioniste Ella Shohat. Née en Israël en 1959 de parents Juifs irakiens, professeur de Cultural Studies au sein de l’Université de New-York – autrice notamment de « Sephardim in Israel: Zionism from the standpoint of its Jewish victims. » Social Text (1988) – Shohat considère la catégorie “mizrahim” comme une invention sioniste consistant à déraciner les Juifs des pays arabes de leur arabité au profit d’une identité uniquement juive, pour elle artificielle, en vue de les enrégimenter dans la persécution du peuple palestinien. Pour elle la catégorie Mizrahim est construite en miroir de celle d’Ashkénazim et pétrie des archétypes négatifs liées aux représentations orientalistes.

Ces thèses de Shohat méritent sans doute d’être considérées, mais ses prétentions à définir l’identité arabe comme la seule identité authentique des Mizraḥim et l’irréductible opposition qu’elle dépeint entre cette arabité et le sionisme ainsi que la prétention des Juifs à s’autodéfinir comme un peuple distinct des Européens et des Arabes, sont très contestables.

Car les ambiguïtés de la condition nationale juive et les contours flous de l’identité nationale juive, tels qu’explorés par Jacqueline Shohet Kahanoff (1917-1979) et Albert Memmi (1920-2020) semblent davantage décrire la réalité de la condition juive en contexte arabe. Seulement voilà, Kahanoff et Memmi sont sionistes, donc malvenus dans le tableau peint par les censeurs de l’histoire des Juifs des pays arabes qui n’entendent pas voir ces Juifs se définir en dehors des termes de l’Arabité politique du vingtième siècle dont ils avaient pourtant été exclus.

Or les conditions de cette exclusion viennent justement apporter un démenti aux velléités des signataires de la lettre ouverte à l’I.M.A de dicter les termes et les partenaires acceptables pour rendre compte des conditions variables des Juifs des pays arabes et musulmans. Entre 1947 et 1972, près de 800.000 Juifs ont été évincés des États de la ligue arabe, dont 586.000 trouvèrent refuge en Israël rien qu’entre 1948 et 1951.  Cette disparition, en une génération, de cultures parfois antérieures à l’époque du second Temple, n’est pas à lire à la seule aune de l’indépendance israélienne et de l’antagonisme des nationalismes juifs et arabes en Palestine mandataire, mais s’inscrit dans le temps long de l’asymétrie des relations entre tributaires non-arabes et non-musulmans depuis les conquêtes des califats rashidoun et omeyyade.

Si en effet la Dhimma[7] était le plus souvent abolie depuis plus d’un siècle dans les États de la ligue arabe (à l’exception notable du Yémen), les structures mentales héritées de celle-ci ont perduré et participent encore beaucoup de l’inconscient collectif sous-jacent au conflit en cours. Elles nourrissent à la fois le sentiment de la société israélienne d’être assiégée et la blessure narcissique des sociétés arabes défaites. Elles se dissimulent derrières la surface agitée des controverses telles que celle de la « normalisation », dont l’I.M.A est accusée.

Affiche de l’exposition sur les « Juifs d’orient », à l’I.M.A.
Quelle culture « judéo-arabe » ?

L’accusation d’appropriation de « la composante juive de la culture arabe » que nous avons cité plus haut in extenso est historiquement erronée et politiquement douteuse. Historiquement, puisque la présence juive sur ces territoires précède la conquête arabo-musulmane, et que l’acculturation des judaicités de ces territoires aux nouveaux conquérants n’hypothèque aucunement leur autonomie. S’en dégage alors une vision unilatérale et inégalitaire de la relation judéo-arabe qui ne voit dans la culture juive qu’une variante subalterne de la culture dominante sans substance propre tout en se disant dans les termes plus acceptables des « identités à tirets » (hyphenated identities) chères à Shohat. Aussi, cette accusation ne fait-elle que reproduire les rapports de domination qui furent ceux de la période précoloniale dans la cité musulmane[8].

Or, si la culture juive des pays arabes est nourrie de son environnement, elle repose sur des fondations communes avec les autres judaicités d’Europe et d’Asie, antérieure à l’émergence de la culture arabe et a assimilé des éléments culturels postérieurs aux conquêtes arabes et extérieurs à l’horizon géographique du Dar el-Islâm. L’altérité qui n’est pas seulement religieuse vient aussi se raffermir en réaction à l’acculturation des Juifs aux conquérants arabes. L’œuvre linguistique et philosophique de Sa’adia Gaon (882-942) et les écrits des Baalei Massorah de Tibériade (vers 930) l’illustrent. Ils viennent en réaction à la consolidation idéologique et intellectuelle de l’Islam sous les Abbassides et visent à fournir au judaïsme un corpus de qualité à même d’assurer la résilience de la culture juive face à la culture dominante ; la codification juridique et dogmatique du judaïsme opérée par Maimonide obéit à une même logique dans un contexte de radicalisation des attitudes de l’Islâm envers les minoritaires sous les almohades puis les fatimides sunnites[9]. Le lien entre codification juridique, traductions de la Bible en langues vernaculaires ou stabilisation des traditions textuelles et crise politique et culturelle est intime. Que ce soit pour Maïmonide et son Mishne Torah, immense codification de la Loi, qui vise à ériger un monument textuel qui préserve les traditions juridiques de son monde andalou détruit au milieu de persécutions cruelles et de campagnes de conversions forcées, ou plus tard le Shulkhan Aroukh de Joseph Qaro post-expulsion des Juifs d’Espagne, ce sont des œuvres d’exilés qui érigent des monuments de l’esprit gardant mémoire d’un monde qui n’existe plus et qui doit pourtant être préservé par d’autres moyens afin d’assurer une continuité juridique et culturelle avec le monde juif post-crise[10].

De même, le Castillan des Juifs maghrébins et turcs, l’Araméen des Juifs du Kurdistan irakien, le Français diffusé par l’Alliance israélite universelle, les choix de se soumettre à des régimes de protections consulaires ou d’intégration civique auprès des puissances coloniales au dix-neuvième siècle, sont quelques exemples de manifestation de l’altérité juive résistante à la culture dominante. Cette altérité juive trouve aussi une expression politique spécifique, notamment à travers le proto-sionisme militant des rabbins séfarades Yehudah Hay Alkalay (1789-1878) et Yehuda Bibas (1789-1852), le messianisme des Juifs yéménites qui s’inscrit dans un contexte de déclin des sociétés musulmanes face à l’Europe et à la progression des idéaux nationalistes au sein des minorités des empires islamiques.

Ces cultures juives orientales, ne sont donc pas seulement judéo-arabes, mais se structurent en accrétions et réinterprétations d’éléments arabes, berbères, turcs, européens, à partir du noyau hébraïque. Le rapport à l’impérialisme européen et à la culture européenne est ici un point de divergence net avec les populations majoritaires musulmanes au milieu desquelles vivent les Juifs d’Orient, comme le remarque notamment l’essayiste juive égyptienne Jacqueline Shohet-Kahanoff (1917-1979) : « Lorsqu’un peuple constate que sa propre culture ne correspond plus aux besoins présents ou à ses attentes envers le futur, que peut-il faire d’autre, ne serait-ce que pour survivre, que d’emprunter les éléments d’une culture étrangère dominante ? (…) La réaction des minorités levantines à l’influence européenne était différente de celle de la majorité musulmane. Pour ces derniers, la domination européenne fut oppressante, pour les minorités, elle fut par bien des aspects libératrice, et ils accueillirent idées et culture occidentales avec enthousiasme (…) l’échec des minorités levantine au cours du XXe siècle ne fut pas qu’elles furent superficiellement occidentalisées, mais qu’en acquérant une culture et un point de vue essentiellement européen, elles furent séparées des populations au milieu desquelles elles vivaient et qui s’en méfiaient en tant que non-musulmans (…) ces attitudes radicalement différentes envers l’Europe et envers nos idées du futur rendaient la divergence de nos chemins inévitable.[11] »

Jaqueline Shohet-Kahanoff

Ce composé, dont la structure est le fait de ses élaborateurs juifs, vaut pour lui-même, et s’il a été largement liquidé au sein des sociétés arabes, il a été intégré à la société israélienne, où la position subalterne qu’il avait au départ en tant que tard venu dans la nouvelle société sioniste est en passe d’être dépassé aujourd’hui. La position historique des Juifs des pays arabes, dans la conjonction qui fut celle des masses musulmanes, du colonialisme européen et du sionisme, constitue le drame de la population mizrahit en Israël, dont le passé s’enracine dans les vastes étendues du Dar-el-Islâm et lui est souvent antérieur, mais dont le futur se concentre aujourd’hui dans les frontières de l’État juif, et où pour la première fois, l’activité politique des Juifs ne se pense pas comme celle du compagnon de routes d’une majorité méfiante, méprisante ou hostile, mais comme une majorité populaire élaborant son propre avenir, pensant sa propre émancipation, ce qui fait dire à Shohet-Kahanoff que « la meilleure chose qui advint en Israël est que les communautés orientales ne sont plus passives mais vitalement intéressées par ce qu’elles feront de leur futur en Israël. »

Ce futur s’inscrit désormais dans une catégorie « Juive » irrémédiablement distincte de la catégorie « Arabe », autonome et sûre de sa valeur propre. Il s’exprime parfois dans un antagonisme surérogatoire qui rassemble les masses juives sous le drapeau d’un néo-sionisme militant. Mais il s’exprime aussi dans un activisme qui a généré des résultats politiques intéressants et complexes, à l’exemple du rôle joué par les militants communistes juifs d’Égypte dans les relations israélo-arabes. Les amitiés de ces militants, notamment ceux des réseaux Curiel et du groupe de Rome, avec des nationalistes Tunisiens et Algériens d’une part, et des Sionistes d’autre part, ont ainsi jeté les bases d’un embryon de paix israélo-arabe. Ainsi en 1956 l’ambassade tunisienne fournira une protection aux Juifs d’Égypte persécutés par Nasser, en dépit de sa propre politique juive domestique, et des négociations israélo-égyptiennes, puis israélo-palestiniennes, se tiendront dès les années 50 par le truchement de militants juifs égyptiens exilés en France. Cette partie complexe de la relation judéo-arabe est occultée par une mémoire arabe qui ne conçoit plus le Juif que comme un fidèle, voire servile, auxiliaire de sa propre lutte de libération nationale. Symptomatiquement, la trahison devient elle-même l’épitomé du mal dans la psychè du collectif trahi, et, de même que dans la mythologie chrétienne Juda occulte Rome comme incarnation du mal, les Juifs et le sionisme incarnent, récapitulent et finalement supplantent le colonialisme européen comme figure de l’oppression dans le discours arabe contemporain.

C’est dans ce contexte qu’il faut saisir les discours sur la « culture judéo-arabe ». L’accusation d’appropriation de la culture judéo-arabe est à considérer avec d’autant plus de circonspection, qu’à moins d’être enrôlée dans la lutte contre Israël, cette culture ne suscite guère l’intérêt des élites culturelles arabes, et qu’une part importante des mémoires et idéologies arabes contemporaines se sont construites sur la négation de l’héritage hébraïque du monde arabo-musulman, l’éviction des populations juive de ces pays, la confiscation, la destruction ou la désaffection du patrimoine juif en terre arabe. Rare exception, le Royaume du Maroc qui reconnaît et revendique un héritage hébraïque dans sa constitution de 2011, prodrome à la normalisation des relations du pays avec Israël en 2020.

La légitimité d’Israël à l’endroit des Juifs des pays arabes

La société israélienne, que les signataires de la lettre susmentionnée semblent frapper d’impureté morale et intellectuelle, est pourtant légitime à coopérer avec l’I.M.A. sur une exposition sur l’histoire et la culture juive en terres arabo-musulmanes. On ne voit pas comment il pourrait en être autrement, dès lors que les mizrahim d’Israël héritent directement de cette histoire et de ces cultures juives des terres d’Islam. Cette légitimité à porter la mémoire des communautés juives des pays arabes n’est certes pas exclusive. Organisations diasporiques et voix contestataires ont aussi leurs éléments à apporter à la construction de la mémoire juive des pays arabes. Mais la légitimité israélienne est prééminente, nonobstant le révisionnisme de l’intelligentsia du monde arabe. Cette prééminence, Israël la tient autant du poids démographique de sa population mizrahit vis-à-vis des diasporas juives originaires de pays arabes (et désormais majoritairement délocalisées en occident) que par la mission assumée par l’appareil d’État israélien de gardien des juifs. Alors même que des pogroms se multipliaient du Maroc à Aden, l’État d’Israël fut un refuge pour une majorité de Juifs des pays arabes, organisant d’importantes opérations d’évacuations de communautés dont la situation devenait précaire, notamment « Sur les ailes des Aigles » (1949-1950), « Ezra et Nehemie » (1950-1952) et « Yakhin » (1960-1964). Les descendants de ces émigrants représentent aujourd’hui une majorité de la population juive israélienne. Même la confrontation entre la vieille garde Ashkénaze et les edot hamizrah prolétarisés, luttant contre une hégémonie culturelle qui les relègua aux positions subalternes, fait aujourd’hui partie de l’héritage mémoriel national israélien, puisqu’elle fut la toile de fond de la conquête du pouvoir par la droite israélienne en 1977 et de la formation d’un parti religieux authentiquement populaire en 1984.

« Ezra et Nehemie ». Immigrants irakiens quittant l’aéroport de Lod en direction d’une ma’abara (camp de transit), 1951. Wikimedia commons.

Depuis la « révolution » (HaMahapakh) de 1977, les edot hamizrah forment l’électorat constitué majoritaire de la cité israélienne. Dans le consociativisme embryonnaire de l’État d’Israël contemporain, ils se sont imposés comme une force politique structurante, non plus distincte mais diffuse. La radicalisation du nationalisme israélien qu’ils ont porté s’inscrit aussi dans la continuité de l’affirmation de l’altérité juive face à l’Arabité, en miroir des dynamiques adoptées par cette dernière.

C’est donc en Israël que s’est conservée et développée la culture juive des pays arabes, sinon quasi-éteinte ou liquidée dans le reste de l’aire culturelle arabe et de la diaspora d’occident. Si cette culture a souffert du déracinement et de la lutte pour sa reconnaissance, elle fait désormais partie de la culture juive israélienne, pour la première fois de son histoire en tant que participant à la vie culturelle du groupe majoritaire dominant. Neta Elkayam, que l’I.M.A. a invité au festival des Arabofolies, en est une représentante parmi d’autres. Israël ne s’approprie pas la culture juive des pays arabes, ce sont les edot hamizrah qui se sont appropriés Israël et le pays est désormais à équidistance géographique et culturelle d’Odessa et de Sana’a. Autant de réalités que les signataires de la lettre ouverte refusent de voir : la culture juive en terre arabe et ses porteurs ne sont pas leur propriété, ils sont un des éléments qu’ils ont sciemment expurgés de leurs constructions politiques postcoloniales et qui participent maintenant de l’opposition à leur agenda politique.

La participation d’Israël et la position de l’I.M.A

Israël a coopéré à l’élaboration de l’exposition « Juifs d’Orient », à la fois à travers le prêt de pièces de collections provenant de musées et de fondations privées israéliennes, à travers la participation de Denis Charbit, universitaire franco-israélien, au comité scientifique de l’exposition, et à travers l’invitation d’artistes israéliens. Le degré d’implication des pouvoirs publics et de personnes privées israéliennes importe peu ici pour les signataires de la lettre ouverte qui s’attaquent principalement aux déclarations du Professeur Charbit présentant l’exposition comme l’un des premiers fruits des accords d’Abraham. L’I.M.A a démenti tout lien entre l’exposition et les récents développements diplomatiques, rappelant que cette exposition était prévue de longue date comme la conclusion d’un triptyque sur les trois religions monothéistes dans le monde arabe. Il n’en reste pas moins que si le principe de l’exposition était acté de longue date, sa réalisation doit beaucoup aux accords d’Abraham, comme le rappelle le Professeur Benjamin Stora, le commissaire de l’exposition, dans un entretien donné à Akadem fin 2021[12].  Car l’I.M.A. est une fondation de droit privé, théoriquement contrôlée à parité par la France et les États de la Ligue Arabe. Le financement de l’institut échoit théoriquement à 40% aux 22 États de la ligue qui n’en fournissent effectivement que 10%, avec parfois des apports plus conséquents, telle l’Arabie saoudite qui fit en 2017 un don de cinq millions d’euros en complément des douze millions annuels alloués à l’I.M.A. par le Ministère français des Affaires étrangères.

L’I.M.A n’est donc pas une institution indépendante, sa liberté d’action s’inscrit dans l’étroite marge de manœuvre laissée par les intérêts diplomatiques de Paris et des capitales arabes. S’ils ne règlent pas toujours les factures, les États arabes conservent la main sur ce qui se dit d’eux au sein de l’institution. Aussi est-ce pourquoi l’exposition sur le Canal de Suez de 2018 se terminait par des panneaux à la gloire des travaux d’élargissement de l’œuvre de Lesseps par le président al-Sissi, en flattant ouvertement l’actuel régime égyptien. Il fallait donc que l’I.M.A. soit courageux pour inscrire cette exposition dans la continuité de celles consacrées au pèlerinage à La Mecque et aux Chrétiens d’Orient, pour évoquer la présence plurimillénaire de ces Juifs autochtones d’Afrique du nord et du Moyen-Orient, leur histoire, leurs cultures, les conditions de leur douloureux exode et de leur intégration en Israël. En s’engageant dans cette voie, l’I.M.A. a fait le choix de rompre avec la politique du déni des institutions et cercles culturels arabes, bien qu’elle dût composer avec les réticences et les intérêts politiques du Quai d’Orsay et des États de la ligue arabe.

Sans la normalisation entre Israël, le Maroc, Bahreïn et les Émirats, il n’est pas certain que l’exposition aurait pu se tenir dans d’aussi bonnes conditions. Reste qu’Israël n’a pas eu d’influence déterminante sur le récit présenté par l’exposition et qui n’est pas franchement à son honneur : concernant l’exode des Juifs des pays arabes, l’exposition évoque pudiquement les campagnes d’exactions antisémites et s’étend longuement sur le rôle d’Israël dans ce départ, les fausses promesses et le mauvais accueil qui aurait été fait aux Juifs « orientaux » par les élites ashkénazes. Un récit qui, s’il écorne le mythe de la jeune nation israélienne toute pétrie de solidarité et d’héroïsme, reste d’une pusillanimité évidente envers les mythes politiques arabes. Et c’est pourtant un progrès. De l’avis quasi-unanime des milieux juifs et israéliens, le simple fait de choisir d’évoquer l’histoire et la culture de ces communautés juives des pays arabes, de leurs origines antéislamiques et de leur apport à la civilisation arabo-musulmane était louable.

Bien entendu, il eût été présomptueux de demander à transformer cette exposition en tribunal des politiques d’homogénéisation nationaliste menées par les régimes arabes au XXe siècle, surtout quand ces régimes figurent encore au nombre des financiers de l’institution. La plupart des acteurs engagés dans le travail de mémoire relatif à l’exode des Juifs des pays arabes l’ont compris. Mais pas les signataires de la lettre ouverte du collectif des intellectuels et artistes du monde arabe pour la Palestine rendue publique le 6 décembre, pour qui seule compte la lutte à outrance contre le seul refuge vivace de cette culture qu’ils prétendent protéger de l’instrumentalisation. Car au fond, ce qu’ils refoulent derrière la phraséologie à la mode des luttes d’émancipation, c’est leur réaction de dominant déchu qui ne peut concevoir l’autre qu’en soumis ou en ennemi.


Elie Beressi et Noémie Issan-Benchimol

 

Elie Beressi est analyste politique.

Noémie Issan-Benchimol est philosophe et doctorante en sciences religieuses.

Notes

1 C’est-à-dire la population juive. Le terme, tiré de l’œuvre d’Albert Memmi, vient pour lui remplacer le mot vieilli juiverie, frappé de connotations antisémites depuis le premier vingtième siècle. Il désigne une communauté juive d’un pays donné et se distingue et s’articule avec les concepts de Judaïsme (qui désigne l’ensemble des traditions) et avec celui de Judéité (qui désigne identité juive individuelle).
2 Eli Ben Hanan, Our Man in Damascus: Elie Cohn, Steimatzky House, 1969.
3 Albert Memmi, Juifs et Arabes, 1974, Gallimard.
4 Statuts de “pureté de sang” visant à exclure les descendants de Juifs et de Maures, s’imposant dans les législation du monde chrétien ibérique à partir de 1449 et préfigurant les législations racistes européennes ultérieures.
5 Hela Ouardi, Les Derniers Jours de Muhammad, 2016, Albin Michel.
6 Sur cette question, voir notamment les témoignages rapportés dans les œuvres suivantes  : Bensoussan, Georges. Juifs en pays arabes : Le grand déracinement, 1850-1975, Tallandier, 2012 (réédition en format de poche, 2020) ; Memmi, Albert. Juifs et Arabes, Gallimard, 1974 ; Weinstock, Nathan. Une si longue présence : Comment le monde arabe a perdu ses juifs, 1947-1967, Plon, 2008.
7 Litt. “pacte” ou “obligation”, désigne l’ensemble de règlements statutaires encadrant la vie des non-Musulmans au sein des sociétés islamiques et les confinant à une position de subordination vis-à-vis des musulmans.
8 Pour reprendre les mots d’Alexandre Journo : « tout ce qui touche un Juif le transforme (un sang étranger, une idée étrangère). Tout ce que touche le Juif reste authentiquement ce qu’il était auparavant, il ne gagne que l’adjectif « judaïsant ». […] il est impropre de parler de judaïsme ou de juif tout court, selon lui. C’est le drame de l’authenticité : tout apport externe, culturel ou de population, au judaïsme, en fait quelque chose de judéo-persan, judéo-punique, judéo-phénicien, judéo-arabe, dans le meilleur des cas, mais jamais vraiment pleinement et authentiquement juif. » (in « Berbères juifs : une falsification » Institut de recherches et d’études sur les radicalités,  30 juillet 2020.)
9 Voir Sarah Stroumsa, « Philosophes almohades ? Averroès, Maimonide et l’idéologie almohade », dans Los almohades: problemas y perspectivas / Patrice Cressier (aut.), Luis Molina (aut.), María Isabel Fierro Bello (aut.), Vol. 2, 2005, p. 1137-1162 et sa monographie Maimonides in His World: Portrait of a Mediterranean Thinker, Princeton University Press, 2011.
10 Sur le lien entre codification et crise, voir Moshe Halbertal, Maimonides: Life and Thought, Princeton University Press, 2015
11 Jaqueline Shohet-Kahanoff, “What about Levantinization” (1972) Journal of Levantine Studies, Summer 2011, No. 1, pp. 13-22.
12 Tahar Ben-Jelloun , Nathalie Cohen, Benjamin Stora,  “2000 ans d’histoire évacués : Séfarades, l’héritage exhumé” Akadem, novembre 2021 : https://akadem.org/magazine/magazine-culturel-2021-2022/les-sepharades-sont-les-heritiers-d-une-grande-histoire/45906.php

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