Israël et USA : ruptures et continuités

En mars dernier, Jean-Claude Milner livrait dans nos colonnes un diagnostic dérangeant : la rapide mise sous tutelle américaine d’Israël, en raison de la fin de l’illusion qui faisait de l’État juif un « diamant impénétrable et solitaire », un représentant de l’Occident démocratique en terres hostiles. « Occidental », dans son texte, signifiait avant tout la reconnaissance de la suprématie américaine, des valeurs WASP et d’une doctrine où la paix est la règle et la guerre l’exception. Une alternative se dessinait alors pour les juifs : ou l’orientalisation dans un Israël vassalisé, ou la dissolution dans la nouvelle Jérusalem américaine. À l’heure où la présidence Trump semble rebattre les cartes en renouant avec une logique impériale, et où l’Europe semble toujours plus marginalisée, Milner revient sur son diagnostic. 

 

 

J’avais publié, dans la revue K., le 27 mars 2024, un article intitulé « Israël et USA, des réserves au différend ». Il a ensuite été repris, avec mon plein accord, dans un recueil conçu et dirigé par Bruno Karsenti, La fin d’une illusion. Israël et l’Occident après le 7 octobre, PUF, 2024. Même si j’énonçais des propositions générales, ma réflexion partait des décisions de Joe Biden, alors Président des États-Unis. Or, la présidence de Donald Trump adopte, à l’égard d’Israël, un ton fort différent de celui qui prévalait sous la précédente administration. 

Cependant, je maintiens l’essentiel de mon analyse passée. Et cela, sur deux points au moins : à travers l’administration Biden, je parlais d’abord du courant progressiste états-unien, qui continue d’exister, bien qu’il ait été défait. Mais je parlais surtout de la communauté juive états-unienne, conseillère écoutée des Présidents démocrates. Comme je l’indiquais en 2024, dans la distance que J. Biden marquait à l’encontre de B. Netanyahou et des Israéliens orientalisés, il fallait reconnaître une position largement répandue, non seulement parmi les Juifs états-uniens, mais aussi dans l’ensemble des Juifs d’Occident. Cette prise de distance persiste, même si elle hésite à s’exprimer.

Les événements du 7 octobre et leurs suites ont en effet imposé le silence à ceux qui, en Occident, séparent les Israéliens en deux groupes : d’un côté, les Juifs trop orientalisés, qu’on rejette, tout en les appelant à accepter une solution à deux états, qui peut-être les vouerait à disparaître ; de l’autre, les Juifs occidentalisés, qu’on invite à partir pour rejoindre l’Occident, même si celui-ci se réduit, dans les faits, aux États-Unis. Nul n’aurait supporté que de tels discours se fassent entendre en de telles circonstances. 

Sur tous les sujets politiques, sociaux ou sociétaux, le protecteur-suzerain entend imposer à chacun de ses vassaux sa propre interprétation des faits et sa propre décision, sans tenir grand compte de valeurs supposées communes aux deux parties. Le presbytère démocratique a perdu de son charme et les jardins civilisés, de leur éclat.  

De plus, de nombreux Juifs états-uniens peinent à se reconnaître dans les appuis dont Israël bénéficie au sein de l’administration Trump. Ils n’ignorent pas que les chrétiens évangélistes et les partisans d’une révolution conservatrice poursuivent, chacun, leur propre programme. Or, leur pro-israélisme vaut pour l’extérieur des États-Unis ; il n’exclut pas la judéophobie à l’intérieur des frontières. La pure et simple crainte ferme les bouches de la communauté juive, pour un temps qu’on peut espérer court, mais dont rien ne garantit qu’il le sera.

Reste que dans le silence, les différends perdurent. Dans tout l’Occident et aux États-Unis, le nom d’Israël continue de diviser, non sans réveiller l’esprit de persécution, à l’encontre des porteurs du nom juif. Cela étant admis, un grand changement s’annonce, qui pourrait véritablement mériter le nom de révolution. De cette révolution, nul ne peut prédire si elle ira ou non à son terme : les États-Unis sont traversés aujourd’hui par le souhait de s’isoler de l’Occident pour mieux le dominer. De leur système d’alliances, ils veulent faire un empire. Les lecteurs de Thucydide n’ignorent pas qu’il y eut un précédent : Athènes, comme les États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale, avait, après les guerres médiques (490-479 av. J.-C.), développé une alliance militaire : « les Athéniens reçurent ainsi l’hégémonie du plein gré de leurs alliés […] Ils fixèrent quelles villes devaient leur fournir de l’argent ou bien des vaisseaux ». Puis, vint « l’inexactitude à s’acquitter des contributions en argent ou en navires ». En rétorsion, l’alliance se transforma en empire : « les Athéniens montraient des exigences strictes » et « leur autorité ne s’exerçait plus comme avant avec l’assentiment de tous » (extraits de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, I, 96-99 ; trad. J. de Romilly). Que D. Trump ait lu Thucydide, on ne saurait l’affirmer. Qu’il en connaisse vaguement le nom, la possibilité demeure, tant la Silicon Valley, les milieux d’affaires et la classe politique se sont familiarisés avec le « piège de Thucydide », devenu un élément de langage obligé parmi les décideurs. En tout cas, le discours trumpiste retrouve, consciemment ou non, la logique athénienne. Bien entendu, la mise en œuvre diffère, modernité oblige. 

Le nouvel empire se fonde sur la multiplication de relations binaires entre vassal et souverain. L’empereur se veut tout à la fois protecteur et suzerain. Il se plaît à jouer sur les deux faces de son rôle : à l’un, il retire sa protection, pour mieux affirmer sa suzeraineté quand il la juge contestée ; à l’autre, sa suzeraineté ayant été reconnue, il confirme sa protection. Sur tous les sujets politiques, sociaux ou sociétaux, le protecteur-suzerain entend imposer à chacun de ses vassaux sa propre interprétation des faits et sa propre décision, sans tenir grand compte de valeurs supposées communes aux deux parties. Le presbytère démocratique a perdu de son charme et les jardins civilisés, de leur éclat. 

Sans écarter les annexions territoriales, le nouvel empire a fait revivre l’ancien statut de ce qu’on appelait les marches. Je cite, en abrégé, le dictionnaire de l’Académie : « MARCHE. Territoire situé aux frontières de l’Empire carolingien Par ext. A désigné toute province frontière exposée par sa situation à des incursions ou à des attaques, armée pour repousser une invasion éventuelle ». L’Europe occidentale et la Grande-Bretagne, s’arc-boutant sur leur propre passé impérial, rechignent à accepter une telle position. Voisins de l’Empire russe, les États d’Europe centrale se divisent : les uns se considèrent déjà comme des marches de l’empire états-unien et souhaitent le demeurer ; les autres se préfèrent marches de l’empire russe, comme ils l’étaient par le passé et ont brièvement cessé de l’être. Quant à l’Ukraine, son cas fait paradoxe : alors qu’elle réclame ouvertement de rejoindre les marches de l’empire états-unien, ce dernier la renvoie, peut-être provisoirement, peut-être définitivement, vers la Russie. Retournement particulier, qui s’inscrit dans une révolution d’ensemble.

Qu’il soit orientalisé ou occidentalisé, peu importe, aussi longtemps que l’Israélien se range parmi les vassaux les plus fidèles du nouvel empire.

Quant à Israël, son destin ne fait aucun doute. Il a vocation à devenir une marche des États-Unis, après avoir été une marche de l’Occident tout entier. Mais l’Occident, dans les faits, n’a plus qu’une existence ténue ; qui plus est, sa protection et son soutien s’étiolent. À cet égard, le nouvel empire se charge de tout. Il envisage même de confier à Israël deux missions : dès à présent, surveiller tous les États arabes limitrophes et, en particulier, la bande de Gaza. À moyen terme, s’assurer de la bonne exécution du programme prévu pour la transformation de la bande de Gaza et prendre sa juste part des éventuels profits. Telle était la fonction des marches de l’empire carolingien : tenir en respect les ennemis extérieurs et en tirer avantage. Mais ces marques de confiance s’accompagnent d’une exigence de moins en moins discrète : qu’il soit orientalisé ou occidentalisé, peu importe, aussi longtemps que l’Israélien se range parmi les vassaux les plus fidèles du nouvel empire. Une fois cette allégeance confirmée, une fois que les Israéliens se seront continûment battus comme le protecteur-suzerain le leur demandera et se seront arrêtés quand le protecteur-suzerain le leur demandera, alors seulement on en viendra à reprendre le dessein antérieur.

Car les empires n’oublient jamais leur passé national, même et peut-être surtout quand ils rompent avec lui. Athènes, devenue un empire, continuait de parler de démocratie et d’égalité. En témoignent les discours que Thucydide prête à Périclès. L’Empire romain, modèle de tous les empires à venir, se réclamait de la République qui l’avait précédé et qu’il avait définitivement renversée. Napoléon, dans ses conquêtes, mettait en œuvre, à l’égard des Juifs, la politique de la Constituante. Une fois établies la position et la permanence d’Israël dans sa région, l’empire se souviendra de ce qui animait l’administration Biden et la communauté juive progressiste. Révolution au sens astronomique du terme, diront certains, puisqu’on se retrouve au point de départ. 

Alors le temps sera venu d’examiner, parmi les Israéliens vassaux, la part d’Orient qui se sera insinuée chez certains d’entre eux, qu’ils soient sépharades ou ashkénazes. Les contaminés resteront, arme au pied, outils de travail à la main, dans leur marche méditerranéenne ; les sujets sains trouveront de l’intérêt à rejoindre, entre océans Atlantique et Pacifique, leur véritable métropole, toujours plus blanche, toujours plus protestante, toujours plus anglo-saxonne. 

Nul ne peut assurer que, sous le coup de la nécessité, la communauté juive états-unienne résiste beaucoup. Après tout, n’avait-elle pas élaboré, en termes plus amènes, un programme partiellement analogue ? Quant à l’Europe continentale, son bilan, passé, présent et à venir, lui interdit et lui interdira d’intervenir en la matière. Sera-t-elle, au demeurant, parvenue à éviter sa propre vassalisation ?


Jean-Claude Milner

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