Revenant sur la situation politique qui enflamme Israël, Bruno Karsenti rend compte des multiples fractures qui divisent en profondeur les populations qui vivent dans la région. Tous les sous-groupes en ébullition – sionistes religieux, citoyens israéliens manifestant pour la défense d’un État moderne démocratique aujourd’hui en danger, Palestiniens d’Israël et des territoires occupés – sont ramenés à une même question, qui touche au sentiment d’appartenance diversement éprouvé. Car s’il est d’égale intensité, il n’a pas le même contenu ni le même sens selon les perspectives en présence. Appartenir ou posséder ? Sari Nusseibeh revient dans le numéro de K. de cette semaine sur la tension entre ces deux mots. Le texte de Bruno Karsenti se lit comme une introduction à la contribution du philosophe palestinien.
>>> Lire, « appartenance et possession », par Sari Nusseibeh.
En Israël, la crise s’aggrave chaque jour un peu plus. Les atteintes que le gouvernement réactionnaire et les partis religieux portent à l’État de droit, les attentats meurtriers d’un côté, la répression de l’autre, et désormais les émeutes meurtrières de colons juifs contre les Palestiniens en Cisjordanie donnent un tour inédit à la période que nous vivons. Il semble que la situation puisse à tout moment basculer dans une nouvelle ère que l’on peine à imaginer. C’est ce qui motive la protestation d’ampleur sans précédent qui traverse le pays, bien au-delà des clivages entre la droite et la gauche et entre les différentes couches sociales. Ce qui cimente cette mobilisation dans son opposition massive au gouvernement est quelque chose de très général et de largement partagé : rien d’autre qu’un attachement viscéral au sionisme historique pris dans la diversité de ses tendances, au fait qu’il renvoie à la fondation d’un État moderne, démocratique et libéral, où aucune minorité ne doit être menacée à la faveur d’une disposition légale, et où les pouvoirs publics se conforment rigoureusement au respect des droits civiques et politiques de tous les citoyens. Face à cela, les images des émeutiers de Hawara se présentent comme un contre-portrait révoltant. Elles ont fait franchir un cran dans l’ordre des faits comme dans l’ordre des représentations. Ce qu’on y voit, mis en acte, c’est précisément ce à quoi peut bien ressembler une tout autre politique – c’est-à-dire un tout autre État, qui ne serait justement plus Israël.
Des questions essentielles se posent sans contournement possible, comme si la faille qui s’ouvrait obligeait tout à coup à regarder les fondations de l’édifice. Que veut donc dire appartenir à cet Etat ? Et qu’est-ce exactement qui appartient à ses membres quand ils lui appartiennent ? Surtout, à quelles conditions y appartenir a vraiment du sens ? Question qui a ici son revers, que les événements mettent bien en évidence. Dans quelles conditions ce sens peut-il en venir à se perdre ? Étant donné que ce à quoi l’on appartient est aussi ce à quoi l’on tient – ce à quoi l’on est attaché en raison de la valeur qu’on lui accorde – et que ce à quoi l’on tient peut très bien se transformer substantiellement, se défigurer et ne plus être le même, il se peut en effet qu’y appartenir s’en trouve ipso facto privé de sens. A moins de fermer les yeux ou de s’enfoncer dans l’illusion, il n’y a pas d’appartenance à tout prix.
Parmi tous les genres d’États qui existent, Israël a une caractéristique remarquable qui fait toute sa complexité. Une double caractéristique, en fait, qu’on peut décrire ainsi.
D’un côté, le réseau de questions qu’on vient de poser – à quoi appartient-on, qu’est-ce qui nous appartient et à quoi tient-on affectivement ? – se condense en une question juive. Ce qu’on veut dire par là, c’est que l’interrogation à plusieurs dimensions naît de cet événement décisif de l’histoire des Juifs qu’est la création d’un État juif, et que c’est une question, ou un ensemble de questions, que les Juifs se posent à eux-mêmes à partir du moment où ils ont choisi de réinvestir cette terre politiquement, de peupler ce pays, de le faire leur et d’y vivre. On dira que cela ne vaut que pour les Juifs israéliens, sabras ou nouveaux arrivants. Ce n’est pas le cas, car la question a sa déclinaison chez tous les Juifs, partout ailleurs où ils vivent, c’est-à-dire en diaspora. Elle prend alors, en tant que question juive, une tournure différente, mais corrélée à celle des Juifs israéliens. Pour les Juifs de la diaspora, elle imprègne à un certain niveau les esprits, non parce qu’ils appartiennent à l’État juif, mais parce que cet État, en quelque manière, leur appartient à eux-aussi, mais cette fois sur le mode optionnel ou potentiel de l’État ouvert à leur accueil. Pour eux-aussi, il a du sens, c’est-à-dire qu’ils y tiennent.
Or ce n’est là que l’une des faces du problème. Car d’un autre côté, ce qu’il faut aussi admettre, c’est que la question de l’appartenance, prise dans toutes ses dimensions, n’est pas uniquement une question juive, en Israël même. Dès l’origine, dans la conscience de tous les protagonistes vraiment conséquents, elle est aussi une question palestinienne. « Il y a un peuple sans terre, mais il n’y a pas de terre sans peuple », prévenait le sioniste Robert Weltsh, proche de Martin Buber, au XIVème congrès sioniste en 1925. Et en disant cela, aussi étrange que cela paraisse, il ne se distinguait pas, à l’autre pôle de l’échiquier politique, de Zeev Jabotinsky, père spirituel du Likoud, lorsque celui-ci soulignait quelques années auparavant : « Les Arabes sont d’aussi bons sionistes que nous ». C’est que, dans le sionisme historique, il ne fait de doute pour personne que les Arabes Palestiniens appartiennent à cette terre et y tiennent, c’est-à-dire sont fondés à y appartenir et à y tenir. Dès lors, dans cet esprit et quoi qu’il en soit des oppositions idéologiques, Israël, en tant qu’État singulier établi dans ses frontières – ce qui ne vaut évidemment pas pour les territoires occupés -, n’a pas d’autre solution pour exister que de trouver la formule de composition de ces appartenances croisées, irréductibles entre elles, mais vouées à s’agencer.
S’engager à chercher cette formule, c’est se donner un socle commun, ce que fit Israël dès sa création sur un mode résolument démocratique, c’est-à-dire en accordant à chaque individu résidant dans les frontières de l’État une seule et unique citoyenneté, tout en reconnaissant aux sous-groupes « nationaux », donc aux Arabes israéliens, des droits collectifs étendus. C’est dans ce cadre que les appartenances, différentes en termes d’affects, d’identités, de sentiments de possession et de dépossession éprouvées, étaient amenées à se composer. Cela n’allait évidemment pas sans conflits récurrents, de dureté variable au cours du temps. Un seuil a été franchi en 1967. Le problème s’est accentué considérablement avec la défaite arabe et la colonisation qui l’a suivie, puisque ce sont deux populations palestiniennes qui se distinguent depuis lors du point de vue de l’État d’Israël, l’une interne, composée de citoyens israéliens, et l’autre externe, placée sous administration militaire. Et cette distinction, évidemment, ne recoupe aucunement celles que font les Palestiniens eux-mêmes, où qu’ils soient, conscients qu’ils sont d’appartenir à un seul peuple, et ne pouvant procéder à un recouvrement entre terre et État comme le font les Juifs. Des voix comme celle de Buber (mort en 1965), lorsqu’elles cherchaient à résoudre l’équation « une terre, deux peuples », évaluaient certes déjà les dangers que faisait courir le fait de penser l’appartenance de la terre et au peuple sur le mode de la possession étatique. Mais elles n’étaient pas aux prises comme nous le sommes avec un problème ainsi redoublé, du fait de l’occupation et de la colonisation. Quant aux nationalistes d’aujourd’hui, des deux bords d’ailleurs, ils se signalent par le fait qu’ils rompent avec cette problématique générale. Au fond, ils ne sont jamais que les plus prompts à déclarer savoir comment la trancher, sans s’embarrasser de l’arbitraire qui préside à leur coup de scalpel.
Il est clair que le plus grand danger serait maintenant de les croire, et d’arrêter le travail de composition qui a accompagné sans relâche le développement du sionisme historique. Dans l’histoire d’Israël, les aléas de cette recherche ont creusé les options politiques et leurs affrontements jusqu’à présent – c’est-à-dire jusqu’au seuil exact où nous nous trouvons maintenant. A chaque fois et dans chaque option, on ne se racontait pas d’histoires sur la nature de la difficulté : c’est que, si ouvert à l’autre que l’on soit, tabler sur une symétrie des positions relève de l’illusion. Il faut être clair sur ce point : tout se déroule, du point de vue sioniste, à l’aune du dernier grand événement de l’histoire des Juifs, à savoir le projet, réalisé en 1948, de créer un lieu où les Juifs sont majoritaires, et qui les représente politiquement en tant que peuple aux yeux du monde. Buber a bien pu s’évertuer à neutraliser l’argument de la majorité, il n’est pas douteux qu’il savait qu’il rencontrait-là une butée, qui tenait à la nature du projet lui-même et aux coordonnées réelles du problème à résoudre. Or ce projet comporte, en son cœur et non pas à sa marge, un défi d’intégration des Palestiniens, en tant que leur appartenance y trouve son lieu et sa justification, de leur point de vue comme du point de vue du corps politique israélien en totalité. Si le mot intégration a un sens dans une société multiculturelle comme l’est la société israélienne, généalogiquement rattachée à une décomposition d’Empire en même temps qu’à une dynamique singulière de nationalisation, ce ne peut être que celui-ci. Le point de vue palestinien sur le tout de la société politique doit, en quelque manière, s’aménager son espace propre dans l’État d’Israël, cet État fait pour les Juifs, cet État à majorité juive.
Cela a une conséquence. Ou plutôt deux conséquences, puisque la situation post-1967 se présente sous de nouvelles contraintes.
Respectivement, mais pas symétriquement au regard des Juifs, s’impose aux Palestiniens vivant en Israël un défi qui leur est propre : expliciter leur propre mode d’appartenance, c’est-à-dire énoncer de leur point de vue de minorité non-juive d’un État juif ce que signifie que de tenir à ce pays et à sa terre comme constitutive de leur propre identité de peuple. Nulle égalisation de principe ne préside à ce travail de co-construction. Qui plus est, nul équilibrage et nulle intégration ne peuvent se faire sur le dos de l’appartenance des Palestiniens d’Israël à leur peuple – entendons à leur peuple tout entier, ce qui englobe notamment, depuis 1967, les Palestiniens des territoires, qui ont quant à eux une perspective différente, marquée par la domination militaire d’un État étranger, qui se trouve être l’État même où se poursuit l’intégration de l’autre partie du peuple.
C’est là que le problème se ramifie une nouvelle fois. Dans le cas des Palestiniens des territoires, la question n’est pas de savoir comment ajuster la problématique de l’appartenance au fait de s’assumer comme une minorité non-juive au sein d’un État juif. Mais elle est de se constituer en corps politique d’une nouvelle entité censément engagée dans un mouvement d’étatisation, une entité proto-étatique en somme. Comme dans toute entité de ce type, s’impose la tâche de définir une politique interne et une politique externe. Pour ce qui est de la politique interne, il est clair que le maintien et le renforcement de la colonisation sont des entraves à son libre déploiement. Pour ce qui est de la politique externe, cela signifie que l’on assume de coexister dans un même espace géopolitique – un espace où l’appartenance de la terre et à la terre est surdéterminée par la découpe des États reconnus dans leurs frontières – avec l’État d’Israël, c’est-à-dire avec un État à majorité juive et à minorité palestinienne. Nulle volonté de destruction n’a sa place ici. Bref, la question qui émerge, c’est celle de l’État palestinien tel qu’il se projette dans l’esprit des Palestiniens eux-mêmes, dans un contexte géopolitique bien déterminé, dont il s’agit de prendre acte. Surtout, c’est la façon dont cette volonté d’État, avec ses deux faces interne et externe, se comprend du point de vue palestinien même, comme une forme politique effectivement désirée, correspondant réellement à ce à quoi l’on tient, à ce que l’on pense posséder et à quoi l’on s’estime appartenir.
Dans une telle configuration d’ensemble, on le voit, les perspectives ne se recoupent jamais que partiellement. Impossible d’espérer que les tensions puissent s’éteindre d’un coup. C’est pourquoi l’équilibrage que l’on vise – et il ne fait pas de doute que le sionisme historique, dans ses réussites comme dans ses échecs, n’a jamais cessé de le viser – ne peut être prédit a priori, énoncé depuis des dispositions institutionnelles ou légales qui n’auraient qu’à s’appliquer aux différentes catégories de population et à leurs relations supposées. Tout au contraire, on doit s’en remettre à la pratique politique concrète, à l’analyse des faits et de leurs évolutions, pour en tirer des conséquences quant à l’action pertinente à mener. Surtout, l’équilibrage ne peut être approché que si l’on comprend que, pour quelque perspective que ce soit, la terre n’est pas l’État, et le peuple n’est pas la communauté nationale. Entre ces plans ou ces niveaux, il n’y a pas superposition, mais articulation. Articulation nécessaire, cependant, puisqu’il n’y a pas de communauté nationale sans peuple(s), éventuellement au pluriel, ni d’État sans terre ou territoire, forcément au singulier. A tout prendre, c’est ce qui donne à la formule consacrée, tant de fois reprise, « une terre, deux peuples », un tour moins déprimant qu’il n’y paraît. Mais c’est aussi ce qui fixe à la pratique politique concrète ses contraintes irrépressibles.
Pour l’État d’Israël, cette pratique politique se déploie à l’intérieur de ses frontières et hors d’elles, notamment dans les territoires. Entre les deux lieux, elle prend les visages opposés de l’intégration et de la domination. Soulignons-le bien : tant que les prétentions nationalistes poussant à l’annexion restent lettre morte, les territoires relèvent de la politique externe de l’État juif, et nullement de sa politique interne ; mais il faut ajouter immédiatement que cette politique interne connaît sa plus grande mise en danger dans toute dégradation de cet aspect précis de sa politique externe qu’est l’occupation. Depuis vingt ans, ces dégradations n’ont pas cessé. Il n’est pas d’autre issue, alors, que de reprendre le cheminement : avancer simultanément sur les deux lignes, où la domination de l’occupant va vers sa fin, et où l’intégration progresse à l’intérieur de l’État. Pour cela, toutes les perspectives en présence, sans en omettre aucune, doivent être remises dans le jeu. Elles le doivent, non pas simplement pour que soient entendues leurs revendications respectives d’appartenance, mais pour que ces attentes s’explicitent et s’exposent en fonction de la composition recherchée, qui est le seul but légitime.
On voit l’ampleur de la tâche. Si grande soit-elle, on peut néanmoins s’accorder sur le fait qu’aujourd’hui, rechercher, avec plus de détermination que jamais, cette formule de composition est la seule alternative au risque de basculement dans un état de fait qui n’aurait plus rien de sioniste.
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C’est dire l’importance, à la fois en soi et dans le contexte, du texte que nous publions cette semaine dans K. Il vient d’une grande voix palestinienne, originaire de surcroît de Jérusalem-Est, et donc de la zone occupée. Cette voix est celle du philosophe Sari Nusseibeh. Tiré d’une récente conférence à l’Académie israélienne des Sciences et des Lettres dans un colloque consacré à Martin Buber – référence dont on sait qu’elle reste parmi les plus prégnantes dans les efforts pour retisser coûte que coûte des relations entre Juifs et Arabes – le texte de Nusseibeh trouve toutefois son élan en lui-même, et non dans l’œuvre à laquelle il rend hommage. Il a un ressort qui lui est intérieur, et qui l’amène à rencontrer Buber sur son chemin, comme en écho à sa propre démonstration. Sa portée en est d’autant plus forte, comme une leçon à l’adresse de tous.
La conférence consiste en une analyse philosophique du verbe « appartenir » et de ses modulations. Elle mêle avec virtuosité deux méthodes, la sémantique conceptuelle et la phénoménologie, ou du moins la description des variations affectives du phénomène de l’appartenance dans ses dimensions de possession et d’adhésion subjective. De plus, si elle recroise Buber en bout de course, c’est bien en abordant le problème du point de vue des impasses du présent, celles qui qualifient notre situation actuelle. Ces impasses, que les usages différenciés et pernicieux du verbe appartenir rendent visibles, ont leur racine dans l’existence même des deux peuples – entendons, dans leurs conditions socio-historiques d’existence, et dans la condition politique qui en résulte pour chacun d’eux aujourd’hui même, au sein d’un même espace, et selon une asymétrie persistante qui ne peut être gérée que si elle est comprise dans ses deux ordres de raisons distincts, palestinien et juif.
L’écartement des sens de l’appartenance ne peut être à cet égard minimisé. Des deux côtés, montre Nusseibeh, elle se tisse à partir des trois paramètres du peuple, de la terre et de Dieu. Or en se tissant ainsi, elle prend des tournures irréductibles qui suivent non seulement l’histoire longue, mais encore et surtout de l’histoire courte du jeune pays, jusqu’à sa précipitation récente. Une histoire courte où, sur moins d’un siècle, les deux peuples se sont diversement et mutuellement découverts et construits, comme à l’épreuve l’un de l’autre. Mise à l’épreuve qui fut scandée par les premières vagues d’émigration sioniste, la déclaration d’indépendance, les guerres, la colonisation – tout cela sur un fond de violences ininterrompues. Un dilemme d’ensemble en ressort, qui sert à mieux ajuster la focale sur notre actualité. Tandis que pour les Juifs, retrouver la terre a impliqué de s’appartenir et de tenir à soi en modifiant la structure exilique du peuple, pour les Palestiniens, c’est la dépossession de la terre qui est venue reconfigurer et tendre l’identité sur un mode national qui leur était auparavant inconnu. Sur chacune de ces deux lignes, « appartenir » a alors produit son propre régime hallucinatoire, dont les pires effets s’étalent aujourd’hui sous nos yeux. On a affaire à deux vertiges différents de l’appartenance, chacun radicalisant son nationalisme dans l’ignorance toujours plus résolue de l’expérience vitale, fondée objectivement, dans laquelle puise l’identité de l’autre. Enrayer ce processus, c’est alors dégager en quelque sorte une prophylaxie. Faire que chacun réfléchisse à la dérive fétichiste et fétichisante de son être de peuple, projeté dans le rapport possessif à sa terre et à son Dieu, exclusif de ceux-là mêmes avec qui on fait actuellement monde commun.
C’est à cela que le philosophe nous exerce et nous assigne ici. Pour que, de toute urgence, la dérive s’arrête et qu’une histoire sensée se reforme pour les deux peuples aux trajectoires intriquées.