# 78 / Edito

Qu’est-ce que l’antisémitisme ? Voilà une question qui ne cesse de surgir. Chaque génération se la pose à nouveau. Qu’une description ou une prise de position soit considérée comme telle est toujours affaire de contexte, ce que nous rappelle Philippe Zard à propos de la réédition d’Au pied du Sinaï (1898) de Georges Clémenceau aux éditions de l’Antilope, dont il signe une préface dont nous publions cette semaine la version longue. En cette fin du XIXe siècle, on pouvait embrasser avec fougue la cause du capitaine Dreyfus tout en nourrissant de solides préjugés antisémites dès lors qu’il en allait des Juifs de l’est de l’Europe. Cette sidérante ambivalence tient à la difficile gestion des contradictions propres à la modernité politique. Le motif antisémite pouvait venir à l’appui d’un plaidoyer pour l’émancipation des Juifs ou venir interroger la persistance des Juifs, dès lors que plus rien ne semblait justifier leur maintien.

Le grand historien américain David Nirenberg, dont le travail a renouvelé l’approche de l’antijudaïsme, hésita, lui aussi, soutenant d’abord que les formes d’hostilité à l’égard des juifs variaient en fonction des lieux, des époques et des circonstances, prenant à chaque fois un visage singulier. Puis, il changea de perspective. Dans son maître ouvrage Anti-Judaism, The Western Tradition (2003), sur lequel l’interroge cette semaine David Haziza, Nirenberg soutient que l’antijudaïsme structure la pensée de l’Occident chrétien, de sorte que ses infinies variations sont des manifestations d’un seul et même phénomène, autant de répliques d’un même schème. 

Si l’antijudaïsme occupe cette fonction structurante, on conjecture que la question de savoir ce qu’est l’antisémitisme est immanquablement condamnée à ressurgir, de génération à génération. Sauf peut-être pour les Juifs du cosmos, mais cette exception est une fiction ; une fiction d’André Benhaïm qui clôt notre numéro de cette semaine.

Georges Clemenceau occupe une place d’honneur dans l’étroit panthéon des combattants français de l’antisémitisme au tournant du XXe siècle. Ardent dreyfusard, ami du sulfureux Cornelius Herz, patron politique de Georges Mandel, il fut plus d’une fois attaqué par les antisémites comme l’obligé du « syndicat juif ». Pourtant, c’est le même Clemenceau qui, quelques mois plus tôt, au plus fort de l’Affaire Dreyfus, faisait paraître six petits textes, entre nouvelles, contes et récits de voyage, en un petit volume titré Au pied du Sinaï (1898) que republient aujourd’hui les Éditions de L’Antilope. Que beaucoup des préjugés antisémites de l’époque se retrouvent dans ce volume interroge le lecteur d’aujourd’hui. Philippe Zard revient sur cet imaginaire dérangeant et évoque, avec raison, « un temps où la ligne de partage entre l’antisémitisme et ses adversaires n’exclut pas un riche répertoire de représentations partagées ».

‘Anti-Judaism – The Western Tradition’ de David Nirenberg marque un tournant dans le domaine des études juives. Son objet n’est pas tant l’étude des Juifs eux-mêmes, ou même de l’antisémitisme, que celle d’une structure qui, à travers les siècles, utilise le judaïsme comme une sorte de repoussoir. Le monde est vu sous la menace du « judaïsme », c’est-à-dire d’une « manière de penser, d’interpréter le réel fausse, corrompue, et même mortifère ». En ce sens, n’importe qui peut être « juif » et l’antijudaïsme ne nécessite pas la présence réelle de Juifs. Pour Nirenberg, c’est toute la pensée occidentale qui est ainsi structurée. Si les Juifs ne sont pas si nombreux (ni si puissants), l’antijudaïsme, lui, est bien partout : il est au cœur de la tradition occidentale et islamique.

« Le docteur que Picard était venu voir pour passer des examens en vue d’être rétabli aux commandes d’un vaisseau de Starfleet, ce vieil ami qu’il avait rencontré plus d’un demi-siècle auparavant à bord du Stargazer, s’appelait Moritz Benayoun. « Benayoun ?! », s’écria Hayon. Son étonnement était double. D’abord, Star Trek laissait envisager que, dans moins de quatre siècles, les Juifs du futur compteraient parmi eux des sépharades de l’espace. Mais surtout, il était stupéfait que ce docteur Benayoun portât le même nom que lui. Ou plutôt le nom que, à peu de choses près, il aurait pu porter. »

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