#44 / Edito

 

Une photographie qui illustre l’article de Simone Disegni sur l’attentat de la synagogue de Rome en octobre 1982 témoigne de la douleur et de la rage des Juifs le jour même de l’attaque. Il faut imaginer l’émoi, lorsque quarante ans plus tard la communauté juive italienne prend connaissance de documents inédits qui montrent que l’État italien pourrait avoir eu connaissance de l’imminence d’un attentat et qu’il n’a rigoureusement rien fait pour protéger ses Juifs. Un enfant de deux ans y perdra la vie. L’attentat de la synagogue de Rome en 1982 par un commando palestinien appartient à cette série qui comprend l’attentat de la rue Copernic en 1980, celui de la rue des Rosiers en 1982, à Paris, mais aussi les attaques contre la synagogue d’Anvers et celle de Vienne, toutes les deux en 1981. S’exprimait alors un antisémitisme brutal dirigé contre Israël à travers les Juifs d’Europe devenus des cibles dans le combat des factions palestiniennes radicales contre le sionisme.

C’est un autre type d’antisémitisme qu’évoque Avishag Zafrani dans K. cette semaine. Quand le ressentiment et la haine prennent les allures sophistiquées d’un discours qui se veut intellectuellement construit. Quand l’antisémite théorise. Bernard Lazare consacre des développements dans L’antisémitisme, son histoire et ses causes, en 1894, à ce qu’il définit comme un « antisémitisme métaphysique » : « [Wilhelm] Marr[1] mêlait à son antisémitisme ethnologique un antisémitisme métaphysique, si je puis dire, que déjà Schopenhauer avait professé, antisémitisme constant à combattre l’optimisme de la religion juive, optimisme que Schopenhauer trouvait bas et dégradant (…) Mais Schopenhauer et Marr ne représentent pas seuls l’antisémitisme philosophique. Toute la métaphysique allemande combattit l’esprit juif qu’elle considérait comme essentiellement différent de l’esprit germanique et qui figurait pour elle le passé en opposition avec les idées du présent. Tandis que l’Esprit se réalise dans l’histoire du monde, tandis qu’il marche, les Juifs restent à un stade inférieur. Telle est la pensée hégélienne, celle de Hegel et celle aussi de ses disciples de l’extrême gauche, de Feuerbach, d’Arnold Ruge et de Bruno Bauer. » Le Heidegger des Cahiers noirs s’inscrit dans cette tradition où il s’agit de philosopher sur la nature d’un monde perverti, corrompu, aliéné et aliénant – dont la vision juive du monde serait à l’origine. Avishag Zafrani, à travers un retour sur la gnose antique, donne un aperçu plus général de cet « antisémitisme métaphysique ».

Le troisième texte proposé par K. cette semaine est un témoignage – récit personnel et intime, mais qui brasse l’histoire d’une langue et de sa communauté dispersée. Qui sont les Judéo-espagnols ? Alain de Tolédo raconte comment un trouble dans son identité, qui lui apparaît d’abord comme un secret, est devenu un motif de sa vie.

Notes

1 Wilhelm Marr, le journaliste allemand qui a forgé le mot « Antisemitismus » (antisémitisme), est l’auteur en 1879 de La victoire de la judéité sur la germanité.

Le 9 octobre 1982, un commando palestinien s’est attaqué à une foule de Juifs romains à la sortie de la synagogue, blessant des dizaines de personnes et tuant un garçon de deux ans. À la veille du 40e anniversaire de cet attentat, de nouveaux documents montrent que les services secrets avaient informé les autorités italiennes du danger imminent, mais qu’aucun dispositif de sécurité n’avait été mis en place autour de la synagogue. Un livre à paraître confirme l’existence d’un accord secret entre l’État italien et les factions palestiniennes lors des Années de plomb, bien que son lien avec l’attentat de Rome reste à prouver.

Avishag Zafrani nous propose une réflexion sur l’ « antisémitisme métaphysique ». L’expression est de Bernard Lazare pour désigner l’antisémitisme sophistiqué des intellectuels et philosophes, puis elle est reprise par Gershom Scholem et Hans Jonas pour circonscrire l’antisémitisme de Heidegger. Cet antisémitisme a ceci de spécifique qu’il désigne, directement ou indirectement, les juifs comme les responsables d’un processus général d’aliénation au monde.

Enfant, Alain de Tolédo croyait qu’ « Espagnol » voulait dire « Juif ». Et puis il s’est aperçu que l’espagnol qu’il parlait chez lui n’était pas le même que celui qu’on lui enseignait à l’école… Dans son témoignage pour K., à travers l’évocation du destin de sa famille et de la prise de conscience progressive de l’histoire à laquelle il appartient, il raconte ce qui fait la singularité d’une langue et du groupe de ceux qui l’ont portée jusqu’à aujourd’hui.

Avec le soutien de :

Merci au bureau de Paris de la Fondation Heinrich Böll pour leur coopération dans la conception du site de la revue.

Merci au mahJ de nous permettre d’utiliser sa photothèque, avec le voyage visuel dans l’histoire du judaïsme qu’elle rend possible.