De l’antisémitisme métaphysique

En collaboration avec la revue Cités[1], Avishag Zafrani nous propose une réflexion sur l’ « antisémitisme métaphysique ». L’expression est de Bernard Lazare pour désigner l’antisémitisme sophistiqué des intellectuels et philosophes, puis elle est reprise par Gershom Scholem et Hans Jonas pour circonscrire l’antisémitisme de Heidegger. Cet antisémitisme a ceci de spécifique qu’il désigne, directement ou indirectement, les juifs comme les responsables d’un processus général d’aliénation au monde.

 

Panneaux de propagande allemande posés au bord de la route, entre Fontainebleau et Nemours.

 

« Cependant, ils sont quand même différents, et souvent d’une manière indéfinissable[2] ». Sigmund Freud

« On a fait de moi la fable des nations, dit Job[3] ». Bernard Lazare

 

L’antisémitisme non seulement contient des éléments primitifs qui résistent à sa déconstruction, mais il est en mesure de puiser dans ses critiques pour renaître sous une nouvelle forme – ainsi en est-il par exemple des usages de la mémoire de la Shoah que l’on retourne contre les Juifs eux-mêmes. La polymorphie de cette haine particulière capable de convoquer des motifs de détestation contradictoires envers le même sujet – il est possible de haïr la figure du Juif victime, ou bien du Juif conquérant, du Juif instigateur du socialisme, ou du capitalisme, et parfois toutes ces figures à la fois – cette polymorphie donc, est le signe d’une indétermination originelle dans laquelle s’est logée en puissance la pluralité de ces fantasmes et projections. La difficulté tient par conséquent à la circonscription d’une absence de définition, dont nous pouvons capter les effets et en inférer les causes. De sorte que l’antisémitisme est pleinement un problème philosophique, de Marx à Badiou en passant par Sartre. La réflexion sur l’universel et le particulier depuis la modernité politique en passe par la question juive, pivotant alors aussi autour de la tentative de définir le Juif, en fonction de ce qu’il devrait être ou cesser d’être.

Mais nous pourrions d’emblée reprocher un excès théorisant, une sophistication intellectuelle à cette approche, incapable de recouper une dimension plus viscérale d’une haine qui a été persécutrice, puis exterminatrice, qui ponctuellement, mais régulièrement, s’exprime encore dans le meurtre de Juifs en France depuis les années 2000, que l’on qualifie de « nouvel antisémitisme », lié notamment à l’importation du conflit israélo-palestinien, et à l’émergence du terrorisme islamiste. À nouveau, la haine se déplace. Certes les livres et les diagnostics sur l’antisémitisme et la judéophobie abondent. Reste l’énigme de la longévité de cette haine, qui ne s’est pas épuisée dans les camps, et qui hante même les lieux d’où les Juifs ont disparu. La théorie du bouc émissaire en particulier, même si elle saisit des mécanismes d’expiation et de purification sociales intéressants suppose néanmoins que la pratique sacrificielle tend à résoudre un déséquilibre social. Or les actes antisémites apparaissent plutôt comme annonciateurs d’un plus grand déséquilibre social à venir.

Symptomatique d’une crise en cours ou à venir, la manifestation de l’antisémitisme exprime la volonté d’attribuer une culpabilité incarnée dans le Juif, ou le peuple Juif, susceptibles de justifier la présence de maux aussi différents que la peste, une crise économique, le sentiment d’une décadence morale. La contingence de ces maux ouvre une béance cognitive dans laquelle s’insinue une « causalité diabolique » selon l’expression de l’historien de l’antisémitisme Léon Poliakov[4]. Cette causalité, et même la satisfaction qui accompagne l’actualisation de cette haine, est, selon le mot d’Adorno et Horkheimer « l’ombre de la connaissance »[5]. Elle pointe vers un élément de régression antique dans la corrélation ontologique Juif-culpabilité, mais aussi Juif-diable qui trouve des moyens de ressurgir à certains carrefours ou période de l’histoire, lors de l’Inquisition, de l’affaire Dreyfus, de la seconde guerre mondiale, de la recrudescence du conspirationnisme. La théologique d’un peuple déicide, ou bien la culpabilité psychanalytique freudienne d’un peuple ayant tué le père et qui en prend la responsabilité en l’érigeant en souveraineté invisible, sont des éléments peut-être suffisamment connus. La corrélation Juif-diable semble en revanche contenir un mécanisme de renversement (d’un peuple théophore à un peuple soumis au diable), que Hans Jonas assimile plus simplement à un processus de dévalorisation du judaïsme et des Juifs. Encore faut-il comprendre la fonction de cette dévalorisation. Ceci implique d’approfondir la notion d’antisémitisme métaphysique qui remonte à l’antiquité tardive, peu étudié – Bernard Lazare y consacre cependant un chapitre, dédié en réalité à l’antisémitisme intellectuel[6].

Expression employée par Gershom Scholem et Hans Jonas[7] pour circonscrire le genre d’antisémitisme de la gnose antique, l’antisémitisme métaphysique appartient donc à un courant dit hérétique, se distinguant du christianisme institutionnalisé (et révoqué par lui). Il répond à une représentation du monde singulière dominée par un sentiment profond et radical d’aliénation du monde. Le sentiment d’appartenir à un monde étranger et hostile établit une forme d’oppression cosmique. La perspective mythologique cependant attribue une intentionnalité à cette oppression et accuse en particulier une force divine, malveillante. Le monde étant mauvais, l’origine du mal doit être attribuée au créateur du monde, Ialdabaôt, Dieu des Juifs, devenu alors dans cette mythologie, démiurge. Ce renversement initial est particulièrement instructif, dans la mesure où il fabrique une culpabilité inaugurale, et occulte, car la connaissance gnostique est initiatique. Il pourrait s’agir d’un renversement des valeurs limité à des positionnements concurrentiels entre les religions et les mythologies qui se disputent une hégémonie dogmatique au début de l’ère chrétienne – ère marquée notamment par une instabilité géopolitique de reconfiguration des empires. Mais il dénote un genre d’« affabulation » qui consonne avec le mécanisme de l’antisémitisme ou de l’anti-judaïsme, si nous reprenons la phrase en exergue choisit par Bernard Lazare pour déterminer l’origine des souffrances du peuple juif.

Dans cette affabulation, nous retrouvons la projection d’une volonté de domination et d’oppression de l’ordre de la conspiration. Mais comprenons qu’elle succède à un affect de sentiment d’aliénation et d’impuissance à l’égard d’un monde perçu comme étrange. L’origine de ce sentiment, lui-même à l’origine d’une conception malheureuse du monde, est inconnue. Il peut très bien être proportionnel à la volonté de s’extraire de sa condition, de vouloir une rédemption aussi élevée que notre condition est basse. Mais à ceci, qui pourrait n’être qu’un principe d’animation de la connaissance s’ajoute l’idée d’un Dieu juif qui a contrefait ce monde. La contrefaçon, le mensonge, la manipulation deviennent alors des attributs rhétoriques de l’antijudaïsme. La fonction d’une localisation du mensonge permet aussi d’asseoir sa vérité. La littérature antisémite qui associe Juifs et mensonge est ici significative[8]. La justification de cette pratique « discursive » est, dans le cadre gnostique, mythologique : elle prétend répondre à la question de l’origine du mal. Que la gnose antique demeure attachée à un contexte historique ne signifie pas cependant que des motifs gnostiques ne puissent réapparaître, et notamment lorsque la notion d’aliénation de la condition humaine est emphatisée. C’est par ce biais que Jonas repère un antisémitisme de type métaphysique dans la pensée de l’être heideggérienne. Cette dernière, à l’instar de la gnose, suppose que l’être est jeté, abandonné, dominé par un affect d’angoisse généré par sa présence au monde. Le sentiment d’aliénation du monde dispose-t-il à l’antisémitisme ? Autrement dit, le constat d’un monde essentiellement hostile, perverti ou corrompu, engendre-t-il cette haine particulière, qui se nourrit volontiers de théories complexes ? Ou inversement, la suspicion stimulée par l’antisémitisme mène-t-elle à une vision du monde « gnostique » ?  Sans être systématique, la réciprocité existe. Le lien antisémitisme-aliénation du monde, n’est en outre, pas circonscrit à la modernité, il remonte à l’antiquité comme nous l’avons souligné, et fait des retours dans l’histoire. De sorte que la critique de la modernité politique comme ayant généré universalisme et déracinement, ou de la modernité tout court comme ayant engendré une technique destructrice, et dans lesquelles se logent de l’antisémitisme (les juifs ayant intérêt à un universalisme émancipateur, ou le judaïsme « calculateur », « matérialiste » à l’origine d’une rationalité mécanique) contiennent des éléments anciens de l’accusation des juifs. Des éléments éventuellement sécularisés, mais plus avant, des éléments psychologiques, consécutifs au sentiment d’aliénation du monde, qui suppose aussi un sentiment de dépossession. Hans Jonas montrait notamment que le sentiment de dépossession dans le contexte de la gnose antique suivait la chute des empires et l’atomisation des puissances politiques, contexte donc similaire à la fin du XIXème siècle européen.

Ajoutons aux éléments psychologiques, politiques, les éléments économiques. Tout ce qui a trait au sentiment de dépossession fait l’objet d’une interrogation sur l’origine de cette possession. Le problème réside dans la dérive fantasmagorique, démonologique, de cette recherche. Alors, un groupe est désigné comme l’agent du mal. La structure de l’antisémitisme dans les théories matérialistes, comme celles de Moishe Postone[9] repose sur ce mécanisme. Le sentiment d’aliénation économique est décuplé par l’abstraction d’une spéculation au carré, et au sein de ce capitalisme désincarné, se loge la nécessité de dénoncer une intention occulte, traditionnellement projetée sur les Juifs. Postone souligne qu’on devrait être en mesure de penser un capitalisme a-subjectif, ou une aliénation a-subjective, sans sujet, sans personnification de l’accusation. Le populisme « de gauche » se soutient de ce genre de dérive. La critique d’une aliénation économique rejoint-elle le modèle d’une aliénation métaphysique ? En tout état de cause, l’antisémitisme métaphysique repose sur une conception du monde, et l’économie et ses crises le rythme à présent.

Les Juifs sont-ils détenteurs (possesseurs) de quelque chose d’invisible, à l’instar de leur Dieu, dans lequel se logent à la fois une attraction et un rejet ? Les théories sur l’antisémitisme oscillent : faut-il s’interroger sur le Juif et le judaïsme pour comprendre les raisons de la haine, ou alors les motifs d’accusation sont-ils si variés que nous devons regarder exclusivement en direction de l’antisémite ?

Dans son livre Le sabbat des sorcières[10], Carlo Ginzburg, lie la persécution des Juifs à celle des sorcières au Moyen-Age. Le mécanisme est le même :  la peur de celui qui, à la marge de la société, est supposé possédé par le diable ou avoir conclu un pacte avec lui, doit être traqué et chassé. La marginalité est une position à la frontière de deux mondes, du visible et de l’invisible, de la vie et de la mort. La peur fondamentale projetée sur les Juifs, les sorcières, les lépreux, tient au commerce avec le monde invisible, soit le monde des morts, d’où ils puisent un pouvoir occulte sur le monde des vivants. Peur « panique », totale, elle prend des proportions métaphysiques, d’où la participation collective, ou de masse, aux persécutions. L’historien ancre l’hostilité à l’égard des juifs dans le rapport que les groupes entretiennent avec l’invisible, ce qui engage une réflexion sur les frontières entre réalité et fiction, rationalité et irrationalité.

Est-ce ici à nouveau le signe de ce renversement caractéristique de l’antisémitisme métaphysique, si comme l’a supposé Max Weber[11], l’on reproche aux Juifs un désenchantement du monde, soit une rationalisation de l’éthique ou encore l’abandon de la magie, de sorte que l’on y projetterait par compensation d’infinies fictions et sortilèges ? Hormis le genre de fable qui ont mené au mépris, ainsi que l’indiquait Lazare dans Job, demeure un élément indéfinissable de la différence juive, comme l’avançait Freud dans son Moïse. Or, cet élément de différence indéfinissable pour tous, et pour les Juifs eux-mêmes, renferme un élément de distance au sein même de sa propre identité. Cette distance différentielle situe les Juifs au carrefour risqué des appropriations de leurs intentions, régulièrement en procès inquisiteur au fil de l’histoire. Comme si cet écart appelait un désir d’emprise violente, d’accaparement de la figure du Juif et de son histoire. La morphologie déformante de l’antisémitisme nous oblige à revenir sur cette dialectique de la possession/dépossession – autre manière de cerner des rapports de pouvoir qui se déclinent dans les sphères de l’existence, sociale, économique ou politique.

La figure du Juif, le signifiant Juif, ne sont-ils pas en effet les lieux d’accaparements cristallisant des luttes de pouvoir et de conflits sociaux ? Mais quelle serait la fonction de cet accaparement ? Il y a un élément de détournement dans l’antisémitisme, bien connu, qui agit comme un rejet de ses fautes, de sa culpabilité. Mais le mécanisme doit être précisé à la lumière de l’actualité. Voyons dans les dernières manifestations de l’antisémitisme en France, en particulier dans les manifestations qui revendiquent un mécontentement économique, une révolte à l’égard d’un pouvoir ressenti comme trop normatif, comment l’antisémitisme a surgi. Il s’agit toujours en effet d’un surgissement surprenant : comment et pourquoi au carrefour de conflits qui se portent très bien sans les Juifs, les Juifs sont-ils convoqués sous la bannière du « Qui ? », par exemple ? Pourquoi ceux qui sont habituellement exclus, perçus comme un élément étranger à la société y sont-ils simultanément réinclus sous la forme de manipulateurs invisibles ? Le secret accolé aux Juifs les rend vulnérables à une hostilité non pas politique mais sociale, dans la mesure où le cadre de l’État-Nation suppose une rationalité politique séparée du peuple et donc de laquelle le peuple se défie – et qui lui échappe nécessairement. Autrement dit, tout ce qui relève du secret d’État, de la raison d’État, toute la dimension souterraine du pouvoir mais légitimée par une tradition de philosophie politique, est aussi l’angle mort où se loge en temps de crise le sentiment de dépossession du pouvoir. L’extériorité supposée du Juif permet alors de les associer au pouvoir qui est pourtant le pouvoir choisit par un peuple auquel on appartient. Et ce déplacement permet de ne pas s’accuser soi-même, de se préserver et de demeurer dans une irresponsabilité politique bienheureuse. La fameuse jeune femme à la pancarte dont l’image était relayée dans les médias, n’était-elle pas tout sourire, heureuse d’avoir exhumer la liste des responsables du malheur français ? Le lieu du Juif est à la frontière du politique et du social, comme la fiction d’une zone-tampon entre le pouvoir et le peuple, accaparé en fonction des circonstances par l’un ou par l’autre, témoignant des insuffisances du premier et des insatisfactions et des ressentiments de l’autre. Alors la violence contre ceux que l’on a coincé dans cet espace peut se déployer.


Avishag Zafrani

Notes

1 Cet article est la reprise prolongée de l’introduction du numéro 87 de la revue Cités : L’antisémitisme : permanence et métamorphoses, 254p., Paris, Puf ? novembre 2021.
2 In L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, Paris, 1986, p.184.
3 In Le Fumier de Job, Editions Circé, Paris, 1996, p.77
4 Voir De la causalité diabolique, Paris, Calmann-Lévy, 1980.
5 Plus précisément : « La paranoïa est l’ombre de la connaissance », In La dialectique de la raison, « Eléments de l’antisémitisme », Gallimard, Paris, 1974, p. 287.
6 Voir L’antisémitisme, son histoire et ses causes, 1894.
7 Voir notamment les articles « Le syndrome gnostique, typologie de sa pensée, de son imaginaire, et de son humeur », et « L’hymne de la perle, étude d’un symbole et discussions à propos de l’origine juive du gnosticisme », In Essais philosophiques, du credo ancien à l’homme philosophique, Ed. Damien Bazin et Oliver Depré, Paris, Vrin, 2013, p. 365.
8 Pensons au Des Juifs et de leurs mensonges (1543) de Martin Luther. Édition critique. Traduit de l’allemand par Johannes Honigmann. Introduction et notes par Pierre Savy, Paris, Honoré Champion, 2015.
9 Voir notamment Critique du fétiche capital, le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, Paris, P.U.F, 2013.
10 Le sabbat des sorcières, Gallimard, Paris, 1992.
11 Voir Le Judaïsme antique, Flammarion, Paris, 2010.

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