Comment je suis devenu un Judéo-Espagnol

Enfant, Alain de Tolédo croyait qu’« Espagnol » voulait dire « Juif ». Et puis il s’est aperçu que l’espagnol qu’il parlait chez lui n’était pas le même que celui qu’on lui enseignait à l’école… Dans son témoignage pour K., à travers l’évocation du destin de sa famille et de la prise de conscience progressive de l’histoire à laquelle il appartient, il raconte ce qui fait la singularité d’une langue et du groupe de ceux qui l’ont portée jusqu’à aujourd’hui.

 

Famille judéo-espagnole dans l’Empire ottoman, début du 20° siècle.

 

Dans ma jeunesse, il y avait une activité que les jeunes d’aujourd’hui ne peuvent pas connaître : nos grands-mères, nos mères, nos tantes s’adonnaient au tricot. Très souvent, la pelote de laine s’emmêlait et il fallait passer de longs moments pour trouver le début du fil et la démêler. Il m’a fallu des années et des années pour démêler la pelote de laine qui était dans ma tête.

Une enfance particulière

Je suis né après-guerre dans une famille qui, à mes yeux d’enfant, et même d’adolescent, comportait quelques particularités, pour ne pas dire bizarreries. Première particularité : il existait deux langues à la maison. Celle des parents et la mienne. Les parents parlaient espagnol entre eux – en tout cas c’est ainsi qu’ils nommaient leur langue. Mais avec moi, ils parlaient français. Je pense qu’ils voulaient que je devienne un « bon petit français ». Ils m’avaient fait naturaliser à la naissance (je l’ai appris beaucoup plus tard) alors qu’eux-mêmes avaient gardé la nationalité espagnole ; ce que je trouverai plus tard curieux puisque le décret d’expulsion des Juifs d’Espagne n’avait pas encore été aboli (il le sera en 1967). Il était très curieux également que cette volonté de faire de moi un bon petit français s’accompagnât d’un « méfie-toi des Français » quand ils parlaient des amis de mon adolescence. Je comprenais cette injonction comme la recommandation de cacher que j’étais juif : dans leur langue, ils distinguaient celui qui était « espagnol » – ce qui voulait dire être juif – de celui qui était « français », c’est-à-dire catholique. Mon oncle qui, lui, avait la nationalité turque était aussi considéré comme « espagnol »…

Mazalto et Abraham Saporta, mes arrière-arrière-grands-parents, en tenue traditionnelle (Document Alain de Tolédo).

Cette particularité de la langue, je la ressentais par exemple très concrètement quand nous allions au restaurant. Nous étions nombreux, nous parlions fort et en « espagnol » ; de quoi se faire remarquer. De plus chacun mangeait dans les plats des autres : la honte absolue. J’aurais voulu me cacher sous la table.

On peut dire, dans un sens, que le projet de mes parents de faire de moi un « bon petit français » a parfaitement abouti. Ainsi, quand la télévision est arrivée à la maison et qu’elle a retransmis des matchs internationaux, je me suis, chaque fois, mis au garde-à-vous pour chanter la Marseillaise à tue-tête. Mais cette attitude avait toutefois ses limites. Par exemple, quand mes petits camarades de classe me disaient qu’ils allaient chez leurs grands-parents pour les vacances, dans telle et telle région de France, et qu’ils me demandaient « Et toi, tes grands-parents, ils sont d’où ? », il m’était impossible de dire que les uns venaient de Salonique et les autres d’Edirne (Andrinople). Aussi, je restais dans le flou, du genre à répondre que nous étions parisiens depuis plusieurs générations.

Je dois évoquer une autre particularité. La Haggadah de Pessah parle de quatre enfants. Moi, parmi eux, j’étais celui qui ne savait pas poser de questions. Je me souviens de ma classe de quatrième. J’y commençais l’apprentissage scolaire de l’espagnol en me disant : voilà une matière où j’aurai un avantage ! Mais dès mes premiers mots, le professeur m’a regardé comme si j’étais un martien. Il y avait manifestement deux Espagnols : celui de la maison et celui du professeur. Je n’ai pas su poser les bonnes questions. À ma décharge, il y avait beaucoup de choses difficiles à comprendre pour moi. Ainsi, nous étions Juifs, manifestement, et pourtant Noël, avec son lot de cadeaux, était une des grandes fêtes de l’année et mes parents s’entêtaient à vouloir me faire croire au père Noël. J’avais repéré leur petit jeu consistant à cacher les cadeaux pour qu’ils apparaissent miraculeusement le lendemain et j’en ai très vite déduit que les parents ne disent pas toujours la vérité.

Mon père et sa mère en 1943 avant leur départ en Espagne (Document Alain de Tolédo).

J’ai eu la chance durant ma scolarité de ne pas souffrir d’antisémitisme – « de Tolédo » n’était pas repéré comme un nom juif. Je suis, si je puis dire, passé entre les gouttes. Tout juste ai-je été témoin d’un incident que j’ai gardé en mémoire. En classe de terminale, un garçon du nom de Pellerin tenait un discours antisémite devant moi. Trois autres élèves l’écoutaient et l’un d’entre eux commentait : « Ils ont eu six millions de morts, il faut les laisser tranquilles ». C’était la première fois que j’entendais parler des six millions de morts !

Quand je dis que je n’ai pas souffert d’antisémitisme, il me faut toutefois rapporter un événement traumatisant dont je n’ai pris pleinement conscience que 40 ans plus tard. À l’entrée en classe de quatrième – j’avais un an d’avance et j’étais plutôt petit de taille -, Momo, un redoublant de deux ans mon aîné, plutôt grand de taille, est venu me voir : « Toi, tous les jours je te donnerai un coup de pied au cul et tu sais très bien pourquoi !  Et si j’oublie, tu viendras le demander. Et si tu ne le fais pas, ce sera deux coups de pied ! ». Ce petit jeu a duré toute l’année et, évidemment, je n’en ai parlé à personne, ni à mes professeurs, ni à mes parents. Je suis resté des années à me demander ce qu’il entendait par « Tu sais très bien pourquoi ». Un jour, je me suis souvenu que Momo se promenait souvent torse nu dans la cour de récréation, qu’il se mettait les bras en croix et hurlait en imitant les souffrances du Christ crucifié. Il m’a fallu 40 ans pour faire le lien entre son sadisme à mon égard et son délire christique.

Sépharades ou Judéo-espagnols

Plusieurs événements m’ont permis de commencer à démêler la pelote. Le premier, autre bizarrerie de ma vie personnelle, concerne un séjour dans la colonie de vacances avec le SKIF (Sotsyalistisher Kinder Farband), un mouvement de jeunesse affilié au Bund, au château de Corvol l’Orgueilleux. Là je découvre qu’il y a des Juifs qui ne sont pas espagnols, que je suis un petit sépharade et qu’il s’est passé des choses terribles pendant la guerre. On y célèbre les héros de la révolte du ghetto de Varsovie mais on ne parle pas trop de la déportation et je commence à comprendre pourquoi ma mère s’énerve quand elle entend parler allemand. Si je fais la découverte du monde ashkénaze, c’est totalement réciproque pour mes petits camarades qui se régalent de toutes les pâtisseries orientales envoyées par ma mère. J’ai toujours été frappé par cette ignorance des deux mondes ; encore récemment, un de mes cousins s’est fait interpeller par un Juif américain : « Comment ? vous êtes juif et vous ne parlez pas yiddish ! ».

En 1978 ont eu lieu deux rencontres décisives. La première, avec Haïm-Vidal Sephiha et son livre « L’agonie des Judéo-Espagnols »[1]. J’y  comprends la différence entre notre espagnol, que l’on appellera désormais le judéo-espagnol (et non le ladino) et le castillan – ou espagnol « haliz » (soit « véritable », en turc), comme l’appelait le professeur Sephiha. Je comprends alors rétrospectivement l’étonnement de mon professeur d’espagnol quand, au milieu d’une phrase, apparaissait un mot de turc. Surtout, pour la première fois, je vois un numéro tatoué sur le bras d’un ancien déporté. La seconde rencontre me lie à Serge Klarsfeld au moment de la parution de son Mémorial de la déportation des Juifs de France. Si j’étais l’enfant qui ne savait pas poser de questions, mes parents, eux, ne savaient pas parler, pris dans le grand silence qui a suivi les années de guerre. Klarsfeld comblait un peu ce silence.

Haïm-Vidal Sephiha (Document Dominique Vidal / Wikimedia Commons)

En 1979, avec Haïm-Vidal Sephiha, nous avons créé l’association Vidas Largas pour la conservation et la promotion du judéo-espagnol. Pendant dix ans, j’ai été son trésorier. Nous avons organisé de nombreuses conférences, des ateliers de conversation, des cours, des concerts… Au fil des ans, j’ai ainsi découvert qu’au-delà de ma famille et de leurs amis, il y avait une communauté judéo-espagnole, vivante, diverse et heureuse de se retrouver.

L’expression « judéo-espagnol » mérite quelques explications. Comme on sait, dès lors qu’il s’agit des Juifs, rien n’est simple. Dans la famille, nous nous considérions comme espagnols, éventuellement comme sépharades. Haïm-Vidal Sephiha, lui, a abandonné l’usage du mot sépharade, dans le but d’éviter la confusion avec les Juifs d’Afrique du Nord qui, à part une minorité dans le nord du Maroc, ne parlaient pas le judéo-espagnol, contrairement aux Juifs qui trouvèrent refuge dans l’Empire ottoman.

Pour comprendre ce passage de l’usage du terme sépharade à celui de judéo-espagnol, il est nécessaire de faire un petit détour historique. Le décret d’expulsion de 1492 a conduit des dizaines de milliers de Juifs à quitter l’Espagne. Ils partirent dans toutes les directions. Quelques-uns au Portugal, plus tolérant, jusqu’à son unification temporaire avec l’Espagne. D’autres en direction du nord, du sud-ouest de la France et surtout des Pays-Bas. Une grande partie des exilés se retrouva en Afrique du Nord, où, en général, ils s’intégrèrent aux populations locales et perdirent leurs traditions espagnoles. Enfin, certains furent accueillis avec bienveillance dans l’Empire ottoman, où ils purent conserver la langue espagnole, ou plutôt les langues espagnoles si l’on veut être précis.

L’amalgame en France entre sépharade et judéo-espagnol est né du fait que du point de vue religieux il n’existe que deux grands rites, l’un ashkénaze et l’autre sépharade et que l’habitude s’est prise d’appeler sépharades tous ceux qui ne sont pas ashkénazes. Or, entre les Juifs d’Afrique du Nord et ceux de l’Empire ottoman, l’histoire, la culture, la cuisine, les chants… ne sont pas les mêmes. Une petite anecdote permet de comprendre cette différence. Quand il m’arrivait de dire à quelqu’un que j’étais sépharade, j’avais droit à la réplique : « Alors ta mère te faisait du couscous le vendredi soir ! ». Ma chère mère, qui cuisinait fort bien, n’a jamais fait de couscous ni le vendredi soir ni les autres jours de la semaine. Le plat « national », c’était plutôt le gratin d’aubergines, comme l’a écrit Edgar Morin dans son livre sur son père[2]. Sans oublier les traditionnels borekas dont la seule évocation tire des larmes aux yeux de tous les Judéo-Espagnols.

Sauvés par leur nationalité espagnole

Me restait à comprendre pourquoi ma mère, née en Grèce, et mon père, né en Turquie, possédaient la nationalité espagnole. Ici aussi, un détour historique est nécessaire à l’explication de cette curiosité. En 1920, un sénateur espagnol qui descendait le Danube, Angel Pulido, a rencontré des Juifs parlant espagnol. Trouvant admirable que les Juifs expulsés soient restés fidèles à la langue espagnole, Angel Pulido écrit un livre « Españoles sin patria » et milite pour la reconnaissance de ces Juifs comme sujets espagnols. C’est ainsi qu’un décret fut signé par le roi Alphonse XIII sous le gouvernement de Primo de Rivera permettant aux Sépharades qui le souhaitaient de récupérer la nationalité espagnole. Je ne sais combien ont pu bénéficier de ce décret mais l’on dit qu’en France, avant la Seconde Guerre mondiale, sur 35 à 40 000 Judéo-Espagnols, 2 000 avaient le passeport espagnol.

Attestation prouvant que mon grand-père maternel était en possession du Décret Royal (Document Alain de Tolédo).

Un nouvel événement m’a profondément marqué. En rangeant des papiers de mon père, décédé en 1964, je découvrais son Ausweis, document qui lui permit de sortir du camp de Compiègne où il avait été interné le 12 décembre 1941 lors de la rafle dite « des notables », bien qu’il fût loin d’en être un. Deux policiers français étaient venus chercher son frère Maurice, absent car au travail. Mon père, tout juste sorti de l’hôpital où il avait subi une opération, était présent, lui, et les policiers l’embarquèrent. Mais sa nationalité espagnole le sauva. Il fut libéré le 14 mars 1942, soit 13 jours avant le départ du premier convoi pour Auschwitz. Je fus intrigué par le fait que ce document allemand était contresigné par le Consul d’Espagne à Paris, Bernardo Rolland. Des recherches ultérieures m’ont permis de découvrir que ce Consul avait sauvé des dizaines de Juifs. Dès qu’on lui signalait l’arrestation de l’un d’entre eux, il se démenait pour le faire libérer, et ça malgré l’avis contraire de son Ambassadeur pronazi. Bernardo Rolland donna des papiers à des gens qui n’étaient pas en règle et quand une délégation de Judéo-Espagnols vint le trouver pour lui expliquer certaines situations, il leur répondit : « Je n’ai pas le temps de m’en occuper, prenez ce bureau, préparez les dossiers et je les signerai ». Grâce à lui, des dizaines de Juifs purent ainsi franchir la frontière espagnole, dont mes parents qui se rencontrèrent dans le train pour l’Espagne. J’ai entrepris de constituer un dossier auprès de Yad Vashem pour faire attribuer à Bernardo Rolland la médaille des Justes d’entre les Nations. J’ai appris qu’il avait perdu son poste de consul à Paris du fait de la pression de la Gestapo qui disait qu’il « était un ami des Juifs et qu’il en faisait trop pour les Juifs »[3]. Malgré mes efforts, 20 ans après le dépôt du dossier, cette médaille ne lui a toujours pas été attribuée.

Le consul général d’Espagne à Paris, Bernardo Rolland (Document Guillermo Rolland).

Cette injustice a eu, malgré tout, un résultat bénéfique. En approfondissant mes recherches pour étayer son dossier, j’ai cherché à savoir combien de Judéo-Espagnols avaient été déportés. Cette recherche a été le début d’une grande aventure qui a duré dix ans. Elle a commencé par la création de l’association Muestros Dezaparesidos qui a édité le Mémorial des Judéo-Espagnols déportés de France. Chacun savait combien de déportés comptait sa famille mais il n’existait aucune vue d’ensemble. Avec des bénévoles et des historiens, nous avons pu établir la liste des 5 300 Judéo-Espagnols déportés de France et nous avons fait précéder ce travail d’une partie historique expliquant d’où venaient les Judéo-Espagnols. La constitution de la liste nous a pris beaucoup de temps. Nous avons travaillé à partir du grand Mémorial de Serge Klarseld édité en 2012, beaucoup plus complet que celui de 1978 et comportant notamment les adresses des déportés. Nous avons aussi consulté les archives du Mémorial de la Shoah, des archives départementales et des archives du Consulat d’Espagne. Surtout, nous avons réalisé plus de 80 entretiens d’anciens déportés ou d’enfants cachés. L’établissement de la liste a été particulièrement compliqué : s’il n’y avait pas beaucoup de doutes pour désigner comme judéo-espagnols des Tolédo, des Gattegno ou des Fresco, le travail fut beaucoup plus difficile avec les Cohen et les Lévy. Parmi les noms les plus fréquemment rencontrés, il y avait celui d’Eskénazi qui montre que tous les Judéo-Espagnols ne viennent pas d’Espagne mais qu’ils ont assimilé la culture judéo-espagnole. Le livre est paru en 2019 et a donné lieu à une série de conférences où nous avons pu constater l’ignorance ashkénaze concernant la déportation des Judéo-Espagnols. Combien de fois avons-nous entendu : « Ah, bon ! il y avait des Sépharades à Auschwitz !?! ». L’ignorance touchait aussi les Judéo-Espagnols vis-à-vis de leur propre histoire.

Et Salonique

Il est impossible de parler des Judéo-Espagnols sans parler de Salonique. S’ils se sont répartis dans l’ensemble de l’Empire ottoman, notamment dans ce qui correspond actuellement à la Turquie, la Grèce, la Bulgarie, l’ex-Yougoslavie et une partie de la Roumanie, Salonique occupe une place à part dans leur histoire. Avant la Première Guerre mondiale, Salonique était la seule ville d’importance de l’Empire ottoman dont la population juive représentait plus de 80 % de la population totale. À tel point que les autres communautés, turques, grecques, arméniennes, albanaises… parlaient le judéo-espagnol qui leur permettait de commercer avec les Juifs. Salonique était appelée la Jérusalem des Balkans.

Salonique, Grèce, Vers 1900 © mahJ

À la fin du XIXe siècle, les choses changèrent. Avec l’arrivée de l’Alliance Israélite Universelle, une bonne partie de l’éducation se fit en français. Le déclin économique de l’Empire ottoman, les guerres incessantes, la montée des nationalismes poussèrent de plus en plus de Juifs à émigrer vers l’Occident. En 1912, Salonique passa aux mains des Grecs. Il y eut un échange de populations : les Turcs partirent en Turquie alors que des Grecs, principalement originaires d’Anatolie, vinrent s’installer à Salonique où ils eurent la surprise de découvrir une ville où l’on parlait judéo-espagnol. Puis vint la Première Guerre mondiale. L’armée d’Orient s’installa à Salonique pour prendre les forces de l’Axe à revers et, cette fois-ci, ce furent les Français qui eurent la surprise de rencontrer une population éduquée en français. Malheureusement, en 1917, un terrible incendie ravagea la ville dont la majorité des constructions étaient en bois, ce qui poussa encore une partie de la population au départ.

Mais, la grande catastrophe fut évidemment l’arrivée de l’armée allemande en 1941. La communauté, comprenant environ 60 000 personnes, fut détruite à 98 % et les rares survivants ne purent que constater le désastre[4]. Parmi eux se trouvait un immense érudit, Joseph Nehama, ancien directeur de l’école de l’Alliance Israélite Universelle de Salonique. Il fut déporté à Bergen Belsen, camp de concentration et non pas d’extermination, en raison de sa nationalité espagnole et de la protection du Consul d’Espagne à Athènes, Sebastian de Romero Radigales, lequel comme le Consul Rolland à Paris se battit pour protéger les Juifs qui étaient sujets espagnols. À son retour de déportation, Joseph Nehama se consacra à sauver ce qui pouvait encore l’être. Il avait entrepris une magistrale Histoire des Israélites de Salonique dont cinq tomes parurent avant-guerre et qu’il compléta après-guerre par deux nouveaux tomes[5], un in Memoriam[6] sur la déportation. Surtout, il rédigea un gigantesque dictionnaire du judéo-espagnol, véritable encyclopédie où non seulement on trouve la traduction des mots judéo-espagnols mais également de nombreuses expressions, des descriptions des fêtes, des proverbes[7]… Maigre réparation car en plus d’assassiner des milliers de Judéo-Espagnols, les nazis ont voulu effacer toutes les traces de la présence juive à Salonique. Ainsi ont-ils détruit le cimetière et ses tombes datant du XVIe siècle, où ils ont installé une piscine, avant que l’Université de Salonique ne soit bâtie sur le même emplacement. Une anecdote rapportée témoigne de la réussite de cette politique : un jeune Salonicien emmené par une amie à l’Inalco a éclaté de rire en voyant une affiche où il était écrit « L’espagnol tel qu’on le parlait à Salonique ». « Qu’est-ce que c’est cette plaisanterie, on n’a jamais parlé espagnol à Salonique ! » ; il s’est effondré en apprenant la vérité.

Rassemblement des Juifs de Salonique (juillet 1942), Archives fédérales allemandes.

Pour lutter contre cette forme d’anéantissement culturel, le travail de Joseph Nehama a été essentiel. Toutefois, son dictionnaire paru en 1977, après sa mort en 1977, comportait un manque : il n’y avait que le sens de traduction du judéo-espagnol vers le français. Or pour ma génération élevée en français, il était utile de connaître l’équivalent d’un mot français en judéo-espagnol. C’est ainsi qu’avec l’aide de ma mère, Nora, née Saporta, et de ma tante, Daisy Saporta, j’ai entrepris de mettre le Nehama à l’envers ou al reverso, comme disait le professeur Sephiha. En 2021, l’association Muestros Dezaparesidos a édité le Vocabulaire français/judéo-espagnol, el Nehama al reverso venant compléter le grand dictionnaire du judéo-espagnol de Joseph Nehama[8]. Après ce long trajet, la pelote de laine était démêlée. Je peux dire que je suis devenu un Judéo-Espagnol.


Alain de Tolédo

Alain de Tolédo est Président de l’association « Muestros Dezaparesidos »

Notes

1 Haïm-Vidal Sephiha, L’agonie des Judéo-Espagnols, Éditions Entente, Paris, 1977.
2 Edgar Morin, Vidal et les siens, Éditions du Seuil, Paris, 1989.
3 Source : archives de la police politique espagnole faisant état de discussions avec la Gestapo
4 Aure Récanati, Mémorial de la déportation des Juifs de Grèce, Jérusalem, Éditions A. Cohen, 2005.
5 Joseph Nehama, Histoire des Israélites de Salonique, Salonique-Paris, Librairie Molho, A. Durlacher, 1935-1936, 7t.
6 Joseph Nehama et Michaël Molho, In Memoriam, Thessalonique, 1948. Édition revue et augmentée en 1973.
7 Joseph Nehama, Dictionnaire du judéo-espagnol, Madrid, éditions du CSIC, 1977.
8 JLe Mémorial des Judéo-Espagnols déportés de France et le Vocabulaire français/judéo-espagnol, El Nehama al reverso sont disponibles sur le site de l’association Muestros Dezaparesidos.

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